Disparition. La Jamaâ sans lui

Al Adl Wal Ihsane a donc survécu à son fondateur et guide suprême. L’organisation se prépare sereinement à la désignation de son nouvel homme fort. Retour sur l’histoire et la philosophie du plus grand mouvement islamiste marocain.

 

Abdeslam Yassine est parti en silence. Le décès du guide suprême d’Al Adl Wal Ihsane n’a finalement pas provoqué le séisme politique que prédisaient plusieurs observateurs et analystes. “On craint un tel séisme quand la structure ne tient qu’à la personne qui la dirige. Ce qui n’est pas le cas d’Al Adl, explique le politologue Mohamed Darif. Yassine a laissé derrière lui une Jamaâ solide, bien structurée et qui fonctionne très bien, avec ou sans lui”. Cela s’est d’ailleurs vérifié à l’occasion des obsèques du vieux cheikh. Des dizaines de milliers de militants ont accompagné, en silence, leur guide jusqu’à sa dernière demeure. Le trajet, long de plusieurs kilomètres, n’a enregistré aucun dérapage ni aucune fausse note. Dans leur gestion du décès de Yassine, les cadres de la Jamaâ ne semblaient pas être pris de court. Le décès de leur guide n’est pas une surprise, mais un évènement auquel les différents organes d’Al Adl se sont bien préparés. “Lors de ses différentes sorties médiatiques ou dans ses prêches, Yassine évoquait souvent le sujet de la mort et de la succession du guide. Ce n’est donc pas un tabou chez Al Adl”, commente Darif.

Dernier élément et non des moindres : les funérailles de Yassine ont également montré que l’association créée au début des années 1980 est loin d’être une confrérie mystique isolée ou, pire, une vulgaire “association non autorisée” comme se plaisent à répéter les médias publics. Certes, aucun responsable gouvernemental ou officiel (à l’exception de Mustafa Ramid, ministre de la Justice et des Libertés) n’a participé aux funérailles, mais plus­ieurs personnalités politiques et de nombreux militants associatifs ont tenu à être présents et à dire, devant les caméras d’Al Adl, tout le bien qu’ils pensent de l’œuvre de Abdeslam Yassine. Celle de bâtir, en moins de trente ans, une organisation tentaculaire et influente qu’il a façonnée à son image et selon sa propre lecture de l’histoire et des enjeux du pays.

 

Soussi boutchichi

Le chercheur Mohamed Layadi n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que “Abdeslam Yassine représente le profil type du nouveau clerc tel qu’il se dégage chez des personnalités comme Hassan El Banna ou Sayed Qotb”. Tout comme eux en effet, Yassine n’est pas le produit d’une grande institution religieuse comme Al Qaraouiyine ou Al Azhar. C’est plutôt un autodidacte qui a longtemps cherché sa voie et qui est arrivé à la théologie par des voies peu classiques pour s’imposer, au final, comme une figure incontournable de l’islam politique dans le monde.

Originaire de Haha dans le Souss, Abdeslam Yassine (ou Abdeslam El Hahi) voit le jour en 1928. Il est d’abord scolarisé dans une école nationaliste fondée par Mokhtar Soussi, avant de rejoindre l’école Youssef Ben Tachfine à Marrakech. A la fin des années 1940, le jeune Abdeslam, à peine âgé de 19 ans, intègre l’école des instituteurs à Rabat. Un an plus tard, il est affecté en tant que professeur d’arabe au sein de l’école des notables d’El Jadida. C’est alors un jeune cadre, plutôt bon vivant et promu à un bel avenir. L’homme a le goût des belles voitures, il écoute de la musique et vit en harmonie avec son temps. Doucement mais sûrement, il monte dans la hiérarchie administrative et devient même directeur du centre de formation des instituteurs de Casablanca. Mais à l’approche de la quarantaine, le respectable instituteur cherche autre chose. Il découvre le soufisme, à travers la Tariqa boutchichia et se lie d’un amour quasi divin avec son maître Sidi Abbas qui lui transmet plusieurs de ses secrets mystiques. A ce stade, on pourrait donc être tenté de penser que Yassine a enfin trouvé sa voie. Pas si sûr. Assez vite et à l’approche de la mort de son maître, le jeune disciple se montre critique vis-à-vis des déviances de la Tariqa et de sa docilité face au pouvoir qui, déjà à cette époque, ne cache pas ses envies de réguler le champ religieux à travers la domestication des zaouïas et des principales confréries. Yassine charge violemment les ouléma du sérail qui veillent à “empêcher les gens de prendre conscience de leurs droits”. A la mort de Sidi Abbas, le jeune Soussi découvre que ce dernier a désigné son fils comme successeur naturel. Le coup est dur. Il n’hésite pas à claquer la porte de la Tariqa. Des années plus tard, il expliquera que la vie mystique, recluse et basée sur l’endurance individuelle, n’était pas faite pour lui. Yassine rêve plutôt d’un mouvement religieux agissant et préoccupé par la vie des gens. Il se plonge alors dans ses livres d’histoire et s’intéresse aux trajectoires des confréries militantes, comme celles fondées par Mae El Aïnine au Sahara ou l’émir Abdelkader en Algérie. Il ne cède pas sur le mysticisme confrérique où le guide est omniprésent, mais il insiste sur la nécessité pour ce dernier d’être au courant de ce qui l’entoure, ouvert sur les sciences et sur la chose publique (Al âlim al ârif).

A partir du début des années 1970, Yassine se lance donc dans ce qui sera l’aventure de sa vie. Il prêche dans les mosquées et rédige ses tout premiers ouvrages. En 1973, il adresse une lettre, restée mémorable, à Hassan II : “L’islam ou le déluge”. Il n’y conteste pas la légitimité du monarque mais lui prodigue ses conseils (annassiha) et lui recommande de dissoudre les partis, de se repentir et de revenir sur le chemin d’Allah. La réaction du monarque ne se fait pas attendre : Yassine passera 42 mois d’internement dans un asile psychiatrique.

 

L’acte fondateur

“L’islam ou le déluge” sort, évidemment, Yassine de l’anonymat. Des imams, des théologiens et plusieurs chômeurs, étudiants et artisans ne tardent pas à le rejoindre. A partir du début des années 1980, Yassine pose les fondements de son mouvement. D’un côté, il produit une littérature abondante, mais de qualité inégale, qui constitue, à ce jour, la référence suprême de son mouvement. De l’autre, il s’attache à créer une organisation de terrain qui mise sur la proximité et l’éducation. L’association change plusieurs fois de nom : Ousrat Al Jamaâ, Al Jamaâ Al Khayria puis Al Adl Wal Ihsane depuis 1987. “Dès le départ, Yassine a eu la clairvoyance de choisir la voie de l’action pacifique à un moment où l’islam politique était plutôt violent. Il a également choisi de bâtir un mouvement 100% local, sans aucune attache avec les autres organisations islamistes à l’international. C’est ce qui a fait la force d’Al Adl”, explique Mustafa Ramid. Le mouvement grandit à vue d’œil. Yassine produit ses premières théories organisationnelles. Il mise, plus que tout, sur la formation d’une avant-garde islamiste à l’école ou à l’université. Il insiste également sur le travail politique de masse ou ce qu’il appelle “le prolongement activiste” (Al Imtidad Al Haraki), censé ancrer Al Adl dans son environnement. A l’arrivée de Mohammed VI, Al Adl Wal Ihssane est déjà une organisation solide et prospère, active aussi bien au Maroc qu’à l’étranger. Elle passe même à la vitesse supérieure et annonce publiquement la création de son cercle politique. Une instance spécialement dédiée à “l’expression des opinions et les positions du mouvement concernant les domaines politique, économique et social”. La boucle est bouclée. Le cercle politique se dote d’une aile syndicale, jeune, féminine et agit comme un véritable parti politique.

 

Et maintenant ?

Une question revient, du coup, avec insistance aujourd’hui : l’édifice survivra-t-il à son architecte ? Tout porte à le croire. Depuis plus de deux ans en effet, la Jamaâ est gérée d’une manière collégiale par ses principaux cadres. La maladie de Yassine n’a pas empêché les différents organes de l’association d’accomplir normalement leur travail et de gérer les imprévus de la conjoncture politique du pays. Mieux encore, “Al Adl est aujourd’hui plus libre que jamais. La maladie de son guide l’avait plongée dans une sorte d’attentisme qui commençait à devenir pesant”, analyse Darif. Selon des sources proches de la Jamaâ, tous les scénarios de succession ont été étudiés. Une charte pour la désignation et la destitution du guide suprême a même été validée par Abdeslam Yassine en personne, il y a moins de deux mois. Que stipule-t-elle ? Mystère. Elle dessinerait, selon plusieurs observateurs, le profil type du nouveau guide suprême de la Jamaâ. Ce dernier serait issu du conseil d’orientation d’Al Adl mais n’exercerait aucune fonction au sein du cercle politique. “Remarquez que, depuis plusieurs années, Yassine refuse de donner des interviews à la presse ou de commenter l’actualité. C’est une manière pour lui d’installer une tradition selon laquelle le guide suprême doit rester au-dessus de ce genre de considérations”, analyse Darif.  Selon toute vraisemblance également, la désignation du successeur de Yassine se fera à travers une élection dont les modalités ne sont pas encore connues. “Le conseil d’orientation pourrait choisir des candidats et ce sera au conseil de la Choura, composé des principaux responsables de sections d’Al Adl, de trancher”, croit savoir un observateur. Une chose reste sûre en tout cas : loin de l’affaiblir, la mort de Yassine semble donner un nouvel élan à Al Adl Wal Ihsane. Cela poussera-t-il le mouvement à changer d’orientation, de privilégier l’action politique aux dépens de la prédication par exemple ? “Al Adl est d’abord un mouvement religieux. Son évolution dépendra de plusieurs facteurs internes mais également externes, comme la réaction du Palais, des autres partis politiques, etc. C’est, surtout, une organisation solide qui saura faire les choix qui s’imposent le moment venu, mais qui ne s’éloignera jamais de l’idéal fixé par Yassine”, croit savoir Darif.

 

Succession. Deux sérieux prétendants

 

Mohamed Abbadi

L’ombre de Yassine

L’homme a été désigné comme le successeur par défaut de Yassine, au moins pour une durée de 60 jours. Faux, répond-il dans une interview accordée à la chaîne Al Arabiya. “Je suis un homme simple et je n’ai pas les qualités d’un leader”, a-t-il notamment précisé. Fausse modestie ? Possible. L’homme part en tous cas grand favori pour la succession officielle du guide disparu. C’est d’abord le plus âgé parmi les membres du conseil d’orientation, en plus d’être l’un des fondateurs du mouvement. Ses préoccupations sont prioritairement d’ordre religieux et mystiques, ce qui cadre parfaitement avec le profil type de numéro 1 du mouvement islamiste.

 

Fathallah Arsalane

La voix d’Al Adl

­C’est l’une des figures les plus connues d’Al Adl Wal Ihsane. Membre éminent du conseil d’orientation, Arsalane est aussi, et surtout porte-parole du mouvement. Durant plusieurs années, il a été parmi les principaux interlocuteurs des différents émissaires du ministère de l’Intérieur ou des autres services qui suivent de très près l’action de l’association. Aujourd’hui âgé de 57 ans, il compte parmi les piliers du mouvement. Son caractère réservé et ses grandes connaissances politiques pourraient faire pencher les votes en sa faveur.

 

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