Annoncé le 22 novembre et abandonné deux semaines plus tard, le décret présidentiel qui octroyait des pouvoirs élargis au président Mohamed Morsi a déclenché la crise politique la plus grave depuis son élection et révélé la polarisation aiguë de la société égyptienne. Décryptage.
Ce n’est pas l’Egypte, cette semaine, qui s’est insurgée contre un pouvoir autocratique et honni, mais deux Egypte qui se sont soulevées l’une contre l’autre. Celle sortie dans la rue pour défendre la légitimité du président qu’elle a élu. Et celle qui a vu, dans le décret du président Morsi et dans l’accélération burlesque du processus constitutionnel, une pratique insolente du pouvoir. Tout a commencé par une déclaration télévisée du président le 22 novembre. Surfant sur sa popularité acquise grâce à sa résolution efficace de la crise de Gaza, Mohamed Morsi a annoncé un décret par lequel il s’octroyait des pouvoirs constitutionnels et juridiques élargis.
De maladresses en déceptions
Timing maladroit, la déclaration faite un jeudi soir a laissé le champ libre à l’opposition pour rebondir et appeler à un large rassemblement sur Tahrir dès le lendemain. Dans la nuit, les leaders des mouvements de gauche, libéraux et révolutionnaires ont signé un texte s’opposant au contenu du décret présidentiel. Vingt-deux groupes en tout se sont rassemblés en un “Front de salut national”. Une telle unité ne s’était pas vue depuis janvier 2011. Le vendredi, la marche qui partait depuis la mosquée Moustapha Mahmoud dans le quartier de Mohandessine, les têtes de file de l’opposition ont avancé main dans la main. Hamdeen Sabbahi, le nassériste, troisième homme des élections présidentielles, Amr Hamzaoui, le libéral, Khaled Ali, plus jeune candidat à la présidentielle et droitdelhommiste connu pour son engagement auprès des syndicats. Mais aussi Amr Moussa, le “feloul” de la bande, ancien président de la Ligue Arabe et, surtout, ancien ministre des Affaires Etrangères sous Moubarak.
Depuis, la rotonde la plus célèbre du monde arabe, la place Tahrir, a retrouvé ses couleurs. Sur sa pelouse, refleurissent les tentes de militants. Les marchands ambulants ressortent leurs roulottes emplies de patates douces et de sucreries. De longues marches venues de toute l’agglomération cairote viennent en gonfler les rangs : dès le premier vendredi, puis le mardi suivant, et encore le vendredi d’après. Parmi les manifestants, les révolutionnaires de la veille, mais aussi une flopée de nouveaux venus, qui n’avaient jamais protesté de leur vie. Des chrétiens, des femmes au foyer, des écœurés de la situation économique du pays et aussi une tranche aisée de la population égyptienne, plus ou moins activement favorable à l’ancien régime et ouvertement hostile aux Frères Musulmans.
De son côté, le parti majoritaire a hésité à venir titiller les révolutionnaires sur leur propre terrain. La menace plana sur le pays pendant plusieurs jours, laissant augurer d’affrontements violents. Mais à chaque fois, le porte-parole du premier parti d’Egypte a annoncé in extremis le report de la manifestation, rassurant provisoirement le camp des anti-Morsi sur l’attitude de la présidence quant à une potentielle escalade de la violence.
Guerre civile ?
C’est à côté de l’Université du Caire, sur la rive du Nil opposée à Tahrir, que les supporters de la majorité présidentielle se sont rassemblés pour la première fois depuis le décret, le samedi 1er décembre. Les organes de communication de la confrérie ont assuré que deux, puis trois millions étaient venus, contredisant de façon grossière les observateurs, qui estimèrent leur nombre à 100 000 au plus haut de la vague. Ce jour-là, il devint clair que l’Egypte était scindée en deux camps, et la polarisation de la société ne fit que grossir les jours d’après. Le mardi suivant, l’opposition a délaissé Tahrir au profit du palais présidentiel, engageant une nouvelle dynamique de mobilisation. Venus à pied depuis le point de départ habituel des marches, sans se laisser rebuter par la quinzaine de kilomètres à parcourir, les révolutionnaires ont eu la surprise de voir se joindre à eux nombre d’habitants du quartier. Jeunes filles en cheveux et jeans moulants, hommes en chemises rayées repassées de frais, aux pulls négligemment jetés sur leurs épaules… Descendus en famille pour participer à la manifestation qui, pour une fois, avait lieu en bas de chez eux, cette population donnait à la foule des anti-Morsi une couleur particulière, qui n’est pas sans rappeler les manifestants conservateurs chiliens protestant contre le président Allende en 1973.
Mais l’analogie s’arrête là. Le 5 décembre, partisans des Frères Musulmans et salafistes marchèrent au palais présidentiel avec l’intention de disperser les manifestants réunis là pour le deuxième soir consécutif. Ce soir-là, pro et anti-Morsi, équipés d’armes blanches, de gaz lacrymogène et même d’armes à feu, s’affrontent pour la première fois. Dans des locaux à proximité du palais présidentiel, des manifestants anti-Morsi sont passés à tabac en présence d’officiers de police et d’une quinzaine de Frères Musulmans. Les témoignages rapportés par la presse sont bouleversants : bras et jambes cassées, boursouflures sur le visage, traces de couteau et de verre dans le dos… En tout, six personnes ont perdu la vie, dont un Frère Musulman et un médecin bénévole. Ce qui devait servir d’exemple pour dissuader le camp des anti-Morsi à poursuivre la mobilisation n’a fait que cliver un peu plus les deux courants. L’opposition commença à prononcer les mots de “guerre civile”. Guerre civile que le président Mohamed Morsi veut à tout prix éviter.
Constitution à tout prix
En accélérant le processus de rédaction du projet de constitution, il a tenté le bond en avant. 230 articles ont été approuvés en vingt-et-une heures par une Assemblée Constituante à la légitimité contestée. Peu importe, le référendum démocratique est maintenu au 15 décembre, et à en croire l’appel au boycott fait par l’opposition, il est très probable que le oui l’emporte. Pour assurer l’ordre jusqu’à samedi prochain, jour du vote, une loi martiale à durée déterminée est passée à la dernière minute, autorisant l’armée à arrêter qui bon lui semble. Pour toucher le prêt du FMI, dont son pays ne peut se permettre de se passer, Morsi force le processus constitutionnel : il lui faut une constitution et un parlement au plus vite. Pour apaiser l’opposition, Morsi a accepté samedi d’annuler le décret qui a initialement déclenché la vague de mobilisation. Pour montrer ses bonnes intentions au reste de la population égyptienne, celle qui ne descend pas dans la rue, Morsi revient dans la nuit du 9 décembre sur la série de taxes annoncées par la présidence plus tôt dans la soirée. Le président égyptien ignore-t-il que, dans la vie comme en politique, plaire à tout le monde est perdu d’avance ?
Zoom. Au commencement était Morsi Cette fois-ci, l’étincelle aura été une “déclaration constitutionnelle” du président Morsi. Le président a voulu rassurer : il ne s’agissait pas d’un coup d’Etat soft, mais de protéger les institutions, en particulier l’Assemblée Constituante. Le décret la rendait imperméable à la dissolution, donc inaccessible aux juges de la Haute cour constitutionnelle. En bref, le président a voulu couper court à l’affrontement qui se joue depuis plusieurs mois autour de la composition de l’Assemblée Constituante, à majorité islamiste, et refusée par les libéraux. Alors que la rue se soulevait, cette déclaration présidentielle aura permis à Morsi de hâter le vote des 234 articles du projet de constitution fin novembre. Résultat, si la déclaration constitutionnelle a été abrogée, les Egyptiens auront toujours à s’exprimer sur un projet de loi fondamentale qu’ils contestent, du fait de la place qu’elle donne à la Charia dans le processus législatif et aux pouvoirs étendus qu’elle confère au président de la république. |
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