Tunisie. “Nous ne sommes pas contre la religion”

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Ahmed Néjib Chabbi, président de la Haute instance du Parti Al Joumhouri et figure incontournable du camp moderniste, a consacré sa vie au combat pour les libertés. TelQuel l’a rencontré.

 

Quel est l’avenir des modernistes en Tunisie ?

Les résultats des élections à la Constituante (ANC) montrent que la moitié des Tunisiens n’ont pas voté, qu’un tiers de ceux qui ont voté n’ont pas été représentés, qu’un 2ème tiers a choisi Ennahda et le 3ème tiers les démocrates. En gros, Ennahda n’a eu que 18 % des voix de l’électorat et 38 % des suffrages exprimés, il n’a pu gouverner qu’en scellant une alliance avec des démocrates, le Congrès pour la république (CPR) et Ettakatol. Il reste donc beaucoup de place pour les modernistes.

 

Les démocrates n’ont pas fait une campagne convaincante. La vôtre, par exemple, s’est faite sur le mode “tout sauf les islamistes”…

Nous avons commis deux grandes erreurs : la première tient au fait que nous n’avions pas d’expérience démocratique. Je suis entré en campagne avec une conception européenne et de gauche, considérant que la démocratie était naturelle. Or elle était nouvelle et étrangère au pays. Certes, nous avons mené notre campagne contre Ennahda, mais les Tunisiens n’ont pas cette culture de conflit gauche/droite, opposition/gouvernement. La deuxième erreur est que nous nous sommes adressés au cerveau des Tunisiens et non pas à leur cœur. Nous leur avons dit que les problèmes étaient devant nous, qu’il fallait réconcilier le pays, réhabiliter la police… Tout cela était trop rationnel pour une population traumatisée par plusieurs décennies de dictature.

 

Au lendemain du 14 janvier, vous êtes entré au gouvernement d’union nationale et avez insisté pour une élection présidentielle aux termes de 60 jours, tel que prévu par la Constitution de 1959. Puis vous avez démissionné le 1er mars 2011. Pourquoi ?

Le chaos et la répression étaient deux choses que je voulais éviter à tout prix. Donc, que fallait-il lorsque tout s’est précipité et que Ben Ali a pris la fuite ? Laisser la révolte détruire les structures de l’Etat ou constituer un gouvernement de salut public et de transition ? C’est l’option que j’ai choisie car la politique c’est l’art du possible. J’ai donc accepté le compromis avec l’aile technocratique de l’ancien régime. Puis la feuille de route a changé : on devait s’acheminer vers des élections présidentielles. Le nouveau président élu aurait appelé à l’élection d’une assemblée législative dont la tâche prioritaire aurait été de doter le pays d’une nouvelle constitution. Mais sous la pression de la rue, on est allés directement à une constituante. Par ailleurs, le nouveau Chef du gouvernement, M. Caïd Essebsi, nous avait mis face à un choix : rester au gouvernement ou participer aux élections. J’ai choisi les élections.

 

Où en êtes-vous du rassemblement avec Nidaa Tounès et Al Massar ?

Nous avons tiré les leçons de notre défaite électorale et, en avril dernier, nous avons entrepris une refonte de notre parti via une fusion avec neuf autres formations, dont les plus importantes sont Afek Tounès de Yassine Brahim et le Parti républicain de Youssef Chahed. Une dizaine d’anciens ministres indépendants du gouvernement de transition de Béji Caïd Essebsi nous ont rejoints ainsi que des élus indépendants, et nous avons créé le nouveau Parti Al Joumhouri. Pour équilibrer le paysage politique, il fallait que l’ensemble du camp démocratique soit rassemblé. Entre-temps, M. Béji Caïd Essebsi a fondé le mouvement Nidaa Tounès et, fort de son charisme, de sa longue expérience et de son succès gouvernemental, il a suscité un engouement important. Il est aujourd’hui à la tête d’un parti qui a un rayonnement national. Pour nous, l’enjeu c’est de maintenir le projet social tunisien ancré dans la modernité. Ennahda est en conflit avec ce choix, en affirmant le rôle de la religion dans la vie publique et en réorientant son ancrage géostratégique vers le sud et vers l’est au détriment du partenariat avec l’Europe. Nous ne sommes pas contre la religion, mais pour une démocratie libérale.

 

Vous dites : “Nous ne sommes pas contre la religion”… Pourtant, Béji Caïd Essebsi commence toutes ses interventions par un verset du Coran. Pour construire une Tunisie libre et démocratique, l’essentiel n’est-il pas de séparer le politique du religieux ?

Il y a deux principes intangibles : la liberté de culte et de conscience et la non-discrimination du citoyen sur la base de la conscience et de la foi. Ceci est déjà inscrit dans la Constitution de 1959 dans les articles 5 et 6. C’est un acquis qui doit être consacré dans la prochaine constitution.

 

Au début de votre engagement, vous étiez d’extrême gauche. Aujourd’hui, vous vous dites libéral et vous vous êtes même rapproché de Nidaa Tounès, de Béji Caïd Essebsi, où l’on retrouve des figures de l’ex-RCD de Ben Ali. Cela ne vous pose-t-il pas problème ?

Non. Bien avant la révolution, je savais que ce qui m’opposait aux membres du Parti destourien, ce n’était pas leur projet de société, mais la nature même du régime politique : le pouvoir personnel, absolu et corrompu, l’inféodation de toutes les institutions de l’Etat à une volonté unique, et son corollaire, la répression de toutes les libertés. Et ce qui nous a rapprochés des islamistes en 2005, c’était le combat pour les libertés fondamentales : les Tunisiens devaient tous, au-delà de leurs positions politiques, jouir de la liberté de pensée, d’expression, d’association et de participation à la vie politique.

 

Les jeunes d’Al Joumhouri viennent de tenir leur premier congrès. Ils n’ont pas rempli la salle du Colisée… Quel est votre message à la jeunesse ?

Aux jeunes, je dirais : “Vous avez fait la révolution et abattu ce régime, mais vous n’étiez ni préparés, ni encadrés pour assurer la relève. La nature ayant horreur du vide, ce sont les vieilles élites qui ont occupé ce vide et le peuple tunisien a fait le choix du conservatisme. Au terme de cette première année d’expérience, vous constatez que ce qui est proposé ne constitue pas un programme. Aujourd’hui, il faut vous impliquer dans la vie politique pour imposer votre point de vue. Vous devez participer au choix d’un gouvernement compétent qui soit conscient des priorités du pays, à savoir l’emploi et le développement des régions. C’est un gouvernement qui devra être moderniste et ne pas se sentir étranger à l’administration tunisienne, à la police et à l’armée, contrairement aux élites islamistes aujourd’hui.”

 

Quand pensez-vous que la Constitution sera finalisée ?

C’est une question de volonté politique. Il faudrait un dialogue avec l’ensemble des forces démocratiques pour offrir au pays une feuille de route déterminant la date des élections, installer une commission électorale indépendante et opter pour une loi électorale fondée sur la proportionnelle.

 

La date du 23 juin avancée par la Troïka pour les prochaines élections est-elle acceptable ?

Non. Les étudiants et les écoliers passent leurs examens, c’est la moisson, c’est la saison touristique et quasiment le début du ramadan. Le peuple tunisien n’aura pas la tête à des élections. Avril ou mai 2013 seraient plus appropriés. Je rejoins là le Premier ministre Hamadi Jebali lorsqu’il dit que la Tunisie ne supporterait pas un nouveau report des élections.

 

Je suppose que vous serez candidat à la présidentielle. Mais imaginons que le rassemblement de la famille démocrate –Nidaa Tounès, Al Massar, Parti Al Joumhouri– désigne quelqu’un d’autre, maintiendrez-vous votre candidature ?

Je ne suis pas encore candidat. Mais pour moi le choix d’un candidat unique par les démocrates est la condition sine qua non du succès de notre famille politique. S’il y en a plus d’un, il faudra procéder à une primaire.

 

Éclairage. Les modernistes contre-attaquent

Deux fronts se sont constitués pour contrer Ennahda aux prochaines élections. Le premier est un agrégat de partis de centre-droit et centre-gauche, composé de Nidaa Tounès de Béji Caïd Essebsi (86 ans), d’Al Joumhouri d’Ahmed Néjib Chabbi (68 ans) et du parti Ettajdid d’Ahmed Brahim (66 ans), ainsi que de personnalités de l’ancien régime. Le second, le Front populaire, rassemble des partis de gauche et d’extrême-gauche autour de Hamma Hammami (60 ans), secrétaire général du Parti des travailleurs tunisiens. Ces deux familles politiques, qui ont en commun les valeurs universelles de la démocratie, plaident pour un gouvernement civil (dawla madaniya), en opposition à l’Etat théocratique dont rêve, selon eux, Ennahda. Elles se présenteront à l’élection présidentielle, qui aura vraisemblablement lieu en juin 2013. Mais tous les leaders s’accordent déjà pour reporter leurs voix sur le candidat moderniste qui subsistera au second tour. S’il est acquis que Hamma Hammami sera investi candidat par le Front populaire, rien n’est scellé au sein du centre-droit, où Ahmed Néjib Chabbi fait figure de présidentiable.

 

 

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