Budget. Alors, on taxe ?

Pour financer le fonds de solidarité qui profite aux populations pauvres, le gouvernement Benkirane propose de surtaxer les hauts revenus et les bénéfices des grandes entreprises. Une zakat qui ne dit pas encore son nom.

 

Taxer les hauts revenus. Voici la principale nouveauté de ce projet de loi de finances pour l’année 2013, le premier vrai budget de l’équipe Benkirane. Qualifiée de “populiste”, de “haineuse”, de “choix de facilité”, cette mesure a pourtant un fondement logique. En clair, le gouvernement propose d’appliquer une nouvelle taxe de 3% à toute personne physique qui gagne en net entre 25 et 50 000 DH le mois. Pour les revenus qui dépassent les 50 000 DH, la taxe passe à 5%. Et tout le monde est concerné : salariés du privé, fonctionnaires, ministres, parlementaires, médecins, avocats, boursicoteurs, propriétaires immobiliers… Les hommes d’affaires ne sont pas en reste. Comme en 2012, les entreprises passeront encore à la caisse en 2013. Les firmes qui réalisent un résultat net entre 20 et 50 millions de dirhams devront payer au Trésor public 0,5% de leurs bénéfices. Le taux passe à 1% pour celles qui empochent entre 50 et 100 MDH, et à 1,5% pour les entreprises dont le bénéfice dépasse les 100 millions.

 

Où va cet argent ?

L’argent collecté n’ira pas au paiement des fonctionnaires, ni à la compensation des matières de base, mais au fonds d’appui à la cohésion sociale (appelé aussi fonds de solidarité). Un mécanisme de redistribution de richesse créé en 2012 déjà, et qui sera doté encore une fois d’une enveloppe de 2 milliards de dirhams.

Le pactole servira à l’élargissement du programme Ramed, ce fameux régime d’assistance médicale aux démunis, qui cible pas moins de 8,5 millions de personnes. Cet argent servira aussi à la généralisation du programme Tayssir, un mécanisme d’aide aux familles pauvres, qui accorde une dotation mensuelle de 100 DH par enfant, à condition qu’il soit maintenu sur les bancs de l’école. Lancé sous El Fassi, ce programme de lutte contre l’abandon scolaire a profité jusque-là à 600 000 enfants dans les zones rurales, chiffre appelé à doubler sur les deux prochaines années. Les handicapés et autres personnes aux “besoins spécifiques” sont également ciblés. Et ici, l’intervention de l’Etat prend plusieurs formes : on finance les acquisitions d’équipements ou d’appareillages (chaises roulantes, appareils auditifs…). Le fonds finance aussi la construction et l’équipement d’écoles pour les enfants à besoins spécifiques, et participe à la promotion de petits projets pour ceux qui veulent se lancer dans le “business”… Bref, dans un pays où la pauvreté est endémique, et où les disparités sociales se creusent de jour en jour, la mise en place d’un tel fonds est une bonne initiative. Cela, personne ne le conteste. Demander aux “riches” de payer pour les pauvres, ça aussi personne ne le conteste. Pourtant, il y a des “contre”. Et ils ont aussi leurs arguments.

 

Pauv’ riches…

Patron du cabinet RH Manpower, et président de la commission “emploi” à la CGEM, Jamal Belahrach a été le premier à monter au front pour dénoncer ces nouvelles taxes de “solidarité”. “Je ne doute pas de la bonne foi du gouvernement, mais je dis que l’Exécutif se trompe de cible. A chaque fois qu’il y a crise, on met l’entreprise dans le collimateur. Cela doit cesser”. Belahrach a raison. Car en plus de la taxe sur les bénéfices (que Horani avait validée au nom de tous les patrons début 2012), notre homme estime que la taxe sur les hauts revenus sera payée aussi par les patrons, et non par les salariés. “Au Maroc, les cadres négocient leurs salaires en net. Cette nouvelle taxe, c’est donc nous employeurs qui devrons la payer. Ce qui risque d’altérer la compétitivité de l’entreprise marocaine à l’international”. Une double peine somme toute.

A l’opposition, la mesure est aussi fortement décriée : l’Usfpéiste Ahmed Reda Chami ou le duo du RNI, Rachid Talbi Alami et Anis Birrou, se sont largement exprimés à ce sujet. Pour eux, cette mesure est “populiste”, car “elle confronte une partie de la population à une autre”, et devrait “obérer sensiblement le pouvoir d’achat de la classe moyenne”, principal moteur de la croissance économique du pays. Un argumentaire solide, mais que l’économiste et militant du PSU, Najib Akesbi, balaie d’un revers de main : “Comptabiliser quelqu’un qui touche plus de 25 000 DH dans la classe moyenne, c’est mal connaître la réalité du Maroc. Il est temps que les gens aisés, ou qui vivent au-dessus de la moyenne, participent à l’effort de solidarité de l’Etat”, répond-il. Le même argument développé par le ministre des Finances, Nizar Baraka, qui pense aussi que c’est une manière de corriger les aberrations de l’ancien argentier du royaume, le Rniste Salaheddine Mezouar.

 

Retour vers le futur

Dès son investiture en 2007, le ministre des Finances du gouvernement El Fassi avait en effet accordé un joli cadeau aux cadres et aux chefs d’entreprises. La tranche supérieure de l’Impôt sur le revenu qui frappait les hauts salaires était de 42%. Elle est passée sous Mezouar à 38%. L’Impôt sur les sociétés, fixé longtemps à 35%, est passé d’un coup à 30%. Des concessions très appréciées dans le temps par la communauté des affaires, mais qui ont causé pour les caisses de l’Etat un manque à gagner de plus de 30 milliards de dirhams. Soit pratiquement l’équivalent du déficit budgétaire actuel !  Surtaxer aujourd’hui les bénéfices des entreprises et les revenus des hauts cadres, en cette période de crise des finances publiques, serait donc une manière de récupérer un petit chouiya des (généreuses) carottes concédées en période faste. C’est aussi une manière de répondre à la grande aberration nommée “compensation”. Censée bénéficier aux pauvres et à une partie de la classe moyenne, la Caisse de compensation profite aujourd’hui principalement aux riches.

Payer 3% sur son revenu, ou 1% sur ses bénéfices, est aussi une manière de rendre d’une main ce qu’on obtient de l’autre, via les subventions au sucre, à la farine, au gaz, et aux hydrocarbures. Des subventions qui ont totalisé en 2011 pas moins de 60 milliards de dirhams, et plus de 50 milliards sur les dix premiers mois de 2012… Rien à voir avec les 2 milliards que le gouvernement demande aujourd’hui qu’on lui reverse.

 

Assiette fiscale. L’autre débat

Si la taxation des hauts revenus a créé une vive polémique chez les politiques, la mesure divise aussi les purs techniciens de la finance. Si certains estiment, comme le ministre Nizar Baraka, que la nouvelle taxe de la solidarité doit frapper tout le salaire, d’autres pensent que seule la fraction qui dépasse le plancher fixé par l’Etat doit être taxée. Exemple d’un salarié qui touche 26 000 DH nets par mois : Pour les techniciens du gouvernement, celui-ci doit payer 3% sur son revenu entier, soit 780 DH par mois. L’expert comptable et prof universitaire Youssef Oubouali estime que c’est “absurde” et “injuste”. Pour lui seuls les 1000 DH qui dépassent le plancher des 25 000 DH doivent être taxés. Car cette personne a déjà contribué au titre de l’IR à hauteur de 38%. Pis encore, si la mesure telle que proposée aujourd’hui par le gouvernement passe, cela créera indiscutablement beaucoup d’injustice. Car un salarié qui touche 24 990 DH échappera de facto à l’impôt, alors que son collègue payé à 25 000 devra passer à la caisse… pour 10 dirhams de différence. “Cela poussera beaucoup de personnes à passer au noir ou à sous-déclarer leur revenu pour ne pas être touché par la taxe supplémentaire”, avance notre expert.

 

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