Dans son projet de décret n°2-12-325, le Conseil de gouvernement fait la part belle à la numérisation des salles obscures. Le point sur un chantier technologique de taille.
Le temps des bobines est révolu. Adieu argentique, pellicules et projecteurs 35 mm : l’heure est au DCP (Digital Cinema Package), ensemble de fichiers informatiques incluant lecteur, disque dur et projecteur numérique. Le passage au numérique, d’ores et déjà effectué aux Etats-Unis et dans bon nombre de pays européens, fait son entrée, lentement mais sûrement, au Maroc. À en croire les professionnels, cette nouvelle donne n’est pas une option, mais une obligation afin de pouvoir survivre et suivre l’évolution de l’industrie cinématographique. Pour Hassan Belkady, exploitant et propriétaire de l’ABC, du Rif et du Ritz, salles casablancaises mythiques, “la bobine a encore, au mieux, un an et demi devant elle. Seuls les vieux films comme les Charlie Chaplin ou les films d’art et d’essai continueront à tourner dans les salles équipées en projecteurs 35mm”. Aujourd’hui, seuls les multiplexes du Mégarama et le cinéma Colisée, à Marrakech, disposent de projecteurs numériques.
Mission impossible ?
De 250 il y a quelques années, les salles au Maroc sont aujourd’hui passées à 47, avec un total de 70 écrans pour tout le royaume. Afin de procéder à la sélection des salles pouvant bénéficier d’un fonds d’aide à la numérisation, la création d’une commission nationale, composée de professionnels de la culture et de représentants de l’administration, est prévue afin de décider, une fois par an, des salles à numériser. “Parmi les critères d’éligibilité, les salles devront obligatoirement avoir un minimum de confort pour le spectateur”, précise Mustapha Stitou, secrétaire général du Centre cinématographique marocain (CCM). “Nous ne pouvons pas investir dans un cinéma défectueux. Il faut en principe au moins avoir une salle propre, des fauteuils accueillants, une cabine correcte, une acoustique qui tient la route, etc.” À l’idée de devoir mettre à niveau leurs infrastructures, certains exploitants grimacent : “Les propriétaires de salles, qui sont pour la plupart à genoux, sont censés débourser deux ou trois millions de dirhams en rénovation et en installation afin de pouvoir bénéficier d’un million de dirhams pour le numérique. C’est tout bonnement impossible”. Pour le secrétaire général du CCM, ces chiffres sont à nuancer : “Eu égard aux difficultés financières des petites salles, les contraintes sont réduites à la climatisation de la cabine de projection, afin d’être aux normes. C’est un minimum”. Une commission du CCM aurait déjà fait le déplacement dans toutes les salles du pays afin de constater l’état des lieux et de faire des fiches à soumettre à la commission à venir afin de prioriser les investissements.
Chronique d’une mort annoncée
Si certaines salles n’ont pas besoin d’être refaites de fond en comble, d’autres risquent, fatalement, de fermer. “Les cinémas qui ne pourront pas s’équiper ne pourront pas survivre, la distribution de films devenant numérique par défaut”, se désole Hassan Belkady. Dentiste de profession et exploitant par passion, l’homme ne vit pas de cinéma et injecte ses fonds propres dans ses salles, coûte que coûte. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde. “Les exploitants sont déjà endettés jusqu’au cou et incapables, depuis plusieurs années, de rembourser ce qu’ils doivent au CCM. La TVA est passée à 20%, alors que nous sommes à peine capables de supporter un taux à 5%”, s’exclame-t-il. “Pour que l’on puisse respirer et rembourser, il faudrait échelonner nos dettes et même supprimer nos pénalités de retard et de majoration”. Pour Mustapha Stitou, ces opérations ne peuvent être annulées. “Le CCM avait proposé un taux à 5, puis à 10%, mais le ministère des Finances a fixé la TVA à 20%. Tout ce que l’on peut faire, c’est l’accepter et demander une réduction après instauration”. Quant à l’échelonnement des dettes, le secrétaire général du CCM affirme que c’est une politique déjà en place pour aider les salles à se relever. Alors “oui, certaines salles sont vouées à mourir, annonce-t-il, pragmatique. Il faut se rendre à l’évidence : ce sont les multiplexes, et non les salles à un seul écran, qui vont sauver le cinéma au Maroc”.
“La numérisation va tout changer”, résume le distributeur Najib Benkirane. “Ce n’est pas visible pour le moment, mais le passage au numérique est non seulement une révolution technologique, mais aussi une économie d’argent considérable”. C’est que les films en copies numériques coûtent dix fois moins cher que les pellicules, dont le prix d’achat se situe entre 15 et 25 000 dirhams. Une baisse des frais donc, du tournage du film jusqu’à son exploitation, et surtout, la possibilité de programmer une sortie mondiale instantanée, avec un accès limité et contrôlé. “Cela va aussi permettre d’enrayer quelque peu le piratage”, explique Najib Benkirane, l’utilisation de copies de films étant un peu plus réglementée qu’avec des œuvres sur bobines. Les économies escomptées grâce au numérique sont néanmoins à relativiser : au Maroc, le nombre de salles et de sociétés de distribution n’est pas assez important pour permettre d’épargner des millions, comme partout ailleurs.
La règle du jeu
À Marrakech, Mohamed El Ayadi n’a pas attendu une subvention de l’Etat pour numériser sa salle. “J’ai pris un crédit bancaire et installé le numérique au Colisée en mars, raconte-t-il. Sauf que je souffre de ne plus avoir de films”. L’exploitant s’est plié aux règles du jeu imposées par Mégarama, distributeur principal, qui ne fournit plus de copies en 35 mm, dans l’espoir d’obtenir des films et de les sortir à temps. “Je reçois les films une ou deux semaines après leur sortie, quand je les reçois…”, s’indigne-t-il. Lassé qu’on lui réponde que le commerce est libre, l’exploitant a déposé une plainte au Conseil de la concurrence. “Evidemment qu’il faut numériser les salles pour survivre, et je l’ai fait. Mais pour qu’elles ne ferment pas, il faut mettre fin à la désorganisation que l’on dénonce depuis dix ans, et que l’Etat établisse des règles quant à la distribution et l’accès aux films. S’il n’y en a pas, je n’ai aucune chance de survivre”. Pour Mustapha Stitou, “la distribution est liée à l’exploitation : dans le passé, il y avait une cinquantaine de sociétés de distribution autorisées. Aujourd’hui, les salles ferment et les distributeurs sont de moins en moins nombreux”. Le Mégarama, à la fois distributeur et exploitant, a réussi à imposer ses règles sur le marché et à devenir le premier distributeur au Maroc. “On ne peut pas obliger un distributeur à donner ses films. Lorsque nous aurons numérisé les cinémas, nous pourrons alors nous attaquer aux problèmes de classification des salles”. Chaque chose en son temps, en somme.
Budget. Prends 10 millions et numérise-toi !
Pour se mettre au diapason de la révolution technologique de l’industrie cinématographique mondiale, le Maroc a prévu un budget annuel de 10 millions de dirhams (7 millions octroyés par l’Etat et 3 autres prélevés du budget d’investissement du Centre cinématographique marocain) afin d’équiper les salles de cinéma en installations numériques. “Cette enveloppe permettra de numériser une dizaine de salles par an, l’équipement d’une seule salle s’élevant à un million de dirhams”, nous explique Mustapha Stitou, secrétaire général du CCM. “Lorsque les salles à numériser seront choisies, deux choix s’offrent à nous : le premier est de donner le million de dirhams à l’exploitant, qui s’occupera lui-même de l’acquisition de son matériel”, poursuit-il. La salle ferait elle-même ses démarches pour acheter les équipements nécessaires, sans passer par de lourdes procédures administratives. “Ou alors, le CCM se chargera de lancer un appel d’offres pour obtenir un lot de projecteurs à un tarif préférentiel”, conclut le secrétaire général du CCM. La décision reviendra à la commission en charge. |
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