Orphelins. Au royaume des enfants perdus

Interdire la Kafala aux étrangers, voici la dernière trouvaille du ministre de la Justice, Mustafa Ramid. Cette décision, qui condamne l’avenir de milliers de yatama marocains, est décriée à l’unanimité par le milieu associatif.

 

Le 1er octobre 2012, le ministre pjdiste de la Justice et des Libertés signe une circulaire qui est tout sauf ordinaire. Son objet : limiter l’adoption des orphelins marocains aux seuls Marocains résidant sur le territoire national. Exit donc les Kafils étrangers, même musulmans, et ce, “afin de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant abandonné”, selon les termes de la circulaire. Dans le milieu des associations de protection des enfants, cette décision révolte. Le collectif “Kafala au Maroc”, qui compte six associations, fait déjà circuler une pétition contre la circulaire ministérielle. Habiba Alaoui, dirigeante de l’association Al Ihsane (présidée par la princesse Lalla Hasna) qualifie la décision d’absurde : “D’après mon expérience, ces musulmans de l’étranger qui prennent en charge un orphelin marocain s’en occupent très bien. Ils font d’excellents parents adoptifs. Contrairement à quelques nationaux, ils ne choisissent pas l’enfant d’après des critères de santé ou physiques et ne nous le rendent pas après quelques jours de prise en charge, sous prétexte qu’il ne correspondait pas à leur attente”, s’indigne la militante. Ramid, lui, ne veut rien savoir. Pour lui, interdire la Kafala aux étrangers, c’est garantir que les enfants abandonnés soient élevés dans les préceptes de l’islam. L’argument est religieux. Mais est inacceptable d’un point de vue humain. Il n’y a qu’à voir le quotidien de ces yatama pour le comprendre.

 

Pupilles de la nation

Depuis novembre 2006, date à laquelle la loi 14-05 relative aux conditions d’ouverture et de gestion des établissements de protection sociale est entrée en vigueur, on ne parle plus d’orphelinats mais d’EPS (Etablissement de protection sociale) englobant tous les centres sociaux. A ce jour, le royaume en compte 1486, dont 45 pour enfants en situation difficile, 58 “Dar Atfal” (maison de l’enfant) et 49 pour enfants abandonnés. Mais seuls 648 de ces établissements sont conformes au cahier des charges exigé par la loi 14-05, qui définit les normes techniques et humaines des centres sociaux. Selon l’Entraide nationale, ces centres bénéficient à 120 000 personnes dont 10% d’orphelins et 9% d’enfants issus de divorces, de père ou de mère inconnu(e) ou en prison. Quant au volet subvention, l’Etat, à travers l’Entraide nationale, consacre un coût moyen de 5,5 dirhams par bénéficiaire et par jour. Plus qu’insuffisant d’après les responsables de ces orphelinats pour qui, sans les dons privés, leurs centres n’existeraient plus. Pour comprendre leur fonctionnement, il faut savoir que ces orphelinats sont généralement scindés en deux. D’un côté, les centres pour enfants en bas âge, c’est-à-dire de 0 à 6 ans, et de l’autre, les centres pour enfants de 6 à 18 ans, voire plus. Selon les responsables de l’Entraide nationale, “ces institutions connaissent des difficultés au niveau de l’organisation, de la gestion, de la qualité des services, de l’encadrement, de la communication, de suivi, d’évaluation et de la définition des responsabilités”.

 

Innocence of yatama

En règle générale, les “0-6 ans” est la tranche d’âge qui présente le moins de difficultés. Les enfants qui sont admis dans ces orphelinats sont souvent déposés par leur mère ou simplement abandonnés dans la rue, récupérés par la police et ensuite remis à ces établissements. Le principal défi à relever par les associations est celui de la santé car, comme nous le confie Kaouchi Samira, responsable et psychologue au sein de Dar Atfal Lalla Hasna, “la plupart des enfants qui arrivent chez nous sont très fragilisés physiquement et mentalement. Figurez-vous qu’on les retrouve parfois dans des sacs poubelles ou étranglés volontairement par leur propre cordon ombilical. Ceci explique, par exemple, le nombre élevé d’autistes dans les orphelinats”. Côté chiffres, si l’on se réfère aux statistiques des principaux orphelinats du pays, 60% des enfants sont confiés à des parents adoptifs, sous le régime de la Kafala, 10% sont repris, un jour ou l’autre, par leurs parents biologiques, et plus de 6,5% décèdent durant leur séjour, soit deux fois plus que la moyenne nationale. Par ailleurs, les orphelins n’ont pas tous la chance d’être confiés à des Kafils (parents adoptifs). Plus un enfant est âgé, plus la probabilité qu’il se fasse adopter diminue, car la plupart des Kafils nationaux préfèrent les enfants de 3 mois à 2 ans. Mais attention, l’âge n’est pas le seul critère important aux yeux des parents adoptifs. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la couleur de peau est un élément clé. Ainsi, un enfant blanc a bien plus de chance qu’un bébé basané ou noir d’être adopté. Pire, dans certains établissements, un enfant sur cinq adoptés par des Kafils marocains est rendu à l’orphelinat après quelques jours. Ce comportement n’est toutefois pas observé chez les Kafils étrangers.

 

Triste jeunesse

A 6 ans, les petits orphelins sont transférés aux centres pour grands enfants. Le cordon qui les lie à leur petite enfance est donc coupé net, aucun suivi de la part de leur orphelinat d’origine n’est effectué, et c’est là où les ennuis commencent. Maltraitance, sévices sexuels, délinquance…beaucoup d’entre eux fuguent pour vivre dans la rue ou deviennent candidats à l’immigration illégale (lire encdaré). En juin dernier, le corps de Ihsane Nassif, un orphelin de 17 qui a fui l’orphelinat de Hay Hassani, est repêché suite à une tentative de “hrig”. Pour ceux qui restent, la scolarisation s’avère difficile, car d’après la loi 14-05, ces enfants fréquentent des écoles en dehors de leur orphelinat, d’où une difficulté d’adaptation. Comme nous l’avoue Adil, orphelin de 12 ans, “on a du mal à s’intégrer avec les enfants ‘normaux’, on nous traite de bâtards ou d’enfants de la décharge. Quand on est entre nous, on est tous égaux”. Par ailleurs, dans la plupart des centres, les enfants qui ont atteint 18 ans sont priés de quitter les lieux sans diplôme, sans formation et sans famille où atterrir, pour une grande majorité d’entre eux. D’où le refus de beaucoup de quitter leur refuge. A l’orphelinat de Aïn Chock, et suite au long bras de fer qui a opposé les pensionnaires à l’administration, on a fini par leur proposer 30 000 DH chacun pour déguerpir. 30 000 dirhams pour se construire une vie. Quant à la carrière qui les attend, ils ne vont pas chercher loin : ils préfèrent intégrer les Forces auxiliaires, la gendarmerie ou la fonction publique (le plus souvent moqaddems). Pourquoi ? D’après Hakim, un orphelin âgé aujourd’hui de 37 ans : “Ce n’est pas bon de mettre l’adresse de l’orphelinat sur un CV s’il est adressé à une société privée, à coup sûr on ne sera pas pris”.

 

Abus sexuels. Enfance violée

Dans le plus beau pays du monde, les sévices sexuels contre les orphelins sont monnaie courante. Le dernier cas en date, dont le procès est en cours, fait état de 4 enfants à l’orphelinat musulman de Meknès. “Il s’agit d’un responsable et de 4 femmes qui emmenaient 4 petits orphelins à un salon d’esthétique qui appartenait au mari de l’une d’entre elles. Ensuite, ils les obligeaient à se prostituer avec de riches citoyens moyennant des sommes d’argent”, révèle Me Mohamed Kabous Adib, en charge du dossier. “Les orphelins n’ont pas de famille ou de parents pour les défendre, il est donc plus facile d’abuser d’eux”, explique Najia Adib, directrice de l’association “Touche pas à mon enfant”. Des violences qui ne sont pas près de cesser, tant que la justice marocaine reste clémente envers les criminels sexuels et les coupables d’abus sur les enfants, comme le souligne le dernier rapport de l’Unesco sur la situation de l’enfance au Maroc.

 

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