Les magistrats, mécontents, multiplient sit-in et sorties médiatiques. Pour comprendre leurs revendications et connaître leur quotidien, TelQuel a invité l’un d’eux à nous livrer son journal intime.
“Je m’appelle Mourad*. Je suis né à Rabat, j’ai 34 ans et je suis juge depuis 5 ans dans un tribunal de première instance. J’ai intégré l’Institut supérieur de la magistrature (ISM) après mon diplôme d’études supérieures approfondies en droit car je n’avais pas tellement le choix : c’était soit la magistrature, soit le barreau. J’ai opté pour la première, pour devenir le premier juge dans ma famille. Une source de fierté. Mais c’est un choix à double tranchant. Les gens, mes proches en tête, ont toujours associé la profession de juge à richesse et pouvoir. La réalité est toute autre. Très rapidement, j’ai compris que malgré notre rôle crucial, nous ne sommes que des fonctionnaires, comme les autres, qui luttent pour survivre avec, en prime, aucun droit à l’erreur.
Messieurs, la cour !
Je me souviens très bien de la première audience que j’ai présidée. Il s’agissait d’une rixe entre voisins. Je n’ai pas eu le trac puisque ma formation m’a préparé à la situation. A l’ISM, le stage de deux ans se fait à 50% dans les tribunaux. Je n’ai pas donc été surpris, non plus, par l’état des infrastructures du tribunal. Sachez que les juges n’ont pas de bureaux personnels, ils se relaient dans de petits locaux pour travailler. Pourtant notre job ne se limite pas aux seules audiences. Celles-ci nous prennent, chaque jour, entre une heure et demie et six heures, selon la nature des dossiers sans compter le temps des délibérations. Mais je consacre aussi entre 3 et 8 heures par jour à la rédaction des jugements, une activité prenante puisqu’il faut être précis et n’omettre aucun détail dans le document final qui sera remis aux justiciables.
Nous n’avons pas encore atteint le stade de spécialisation. Il m’arrive de traiter le même jour des affaires de nature différente : du trafic de drogue aux bagarres, en passant par les litiges familiaux ou les vols à l’arraché. Pour chaque dossier, il faut procéder à un travail de recherche et adapter son verdict aux textes de loi. L’essentiel étant de rendre justice, une lourde responsabilité. Il se peut que je me trompe parfois, mais le plus important est de ne jamais le faire intentionnellement. En moyenne, je traite quelque 1500 affaires par an. A la longue, c’est un travail abrutissant et, pour garder la main, il faut trouver le temps de lire pour évoluer.
Les incorruptibles
Il y a un adage qui dit qu’un juge juste et honnête est haï par la moitié de la société. Que dire alors de l’image de fonctionnaires corrompus jusqu’à la moelle qui nous colle à la peau ? Mais n’oublions pas que les juges sont le reflet de toute la société marocaine : nous faisons les frais des magouilles de certains magistrats sans scrupules. Personnellement, jamais personne n’a essayé de me corrompre, de quelque façon que ce soit. Ce n’est pas sorcier. Quand vous avez une réputation de juge droit et intègre, personne n’essaye de vous acheter, à moins que ce soit un “bleu”, qui n’est pas au courant des usages en vigueur. Car, généralement, pour ce qui est de ce que j’appellerai “la corruption organisée”, ce sont les “rabatteurs” -dont certains avocats, des intermédiaires, et toute une faune qui hante l’entourage des tribunaux- qui se chargent de négocier et d’arranger les marchés. Pour moi, un juge qui se laisse corrompre une première fois, ne peut plus faire marche arrière. Difficile de décrocher une fois qu’on a goûté à l’argent facile. Mais pour endiguer le phénomène de la corruption, l’approche répressive ne sera jamais une solution suffisante. Nous avons besoin, comme pour d’autres corps de métier, d’un grand travail de sensibilisation. Et il ne faut surtout pas oublier que l’une des solutions est d’améliorer notre situation matérielle pour nous mettre à l’abri des tentations.
M. le juge et Mme Naïma
Justement ma situation matérielle m’empêche de me marier. Je touche un salaire de 9300 dirhams nets par mois. Après avoir payé le loyer (2600 DH) et le crédit de ma voiture (1700 DH), il ne me reste plus grand-chose. En plus, je me déplace au moins un week-end sur deux pour rendre visite à mes parents. Et un juge ne rentre pas chez sa famille les mains vides. Heureusement que les miens ne sont pas dans le besoin, sinon cela aurait été l’enfer. Quand mon père a su combien je gagnais, il m’a même proposé de l’aide. Le comble ! Heureusement, j’ai la chance de ne pas fumer, ni boire. Et par souci d’économie, je me suis mis à la cuisine, je ne mange plus au restaurant. Je m’arrange pour tout faire moi-même, car je n’ai pas les moyens d’engager une femme de ménage. Comme le disait un vieux confrère à propos des jeunes magistrats célibataires : “M. le juge le jour, Naïma la nuit !” Pour améliorer mon salaire, je dois encore travailler cinq ans pour être classé dans la deuxième catégorie et gagner 11 600 DH. Cinq autres années pour la première catégorie et atteindre 17 000 DH par mois. Quant au grade exceptionnel et à sa cagnotte de 30 000 DH, je n’ose même pas y penser. Sincèrement, notre situation est intenable et nous espérons que l’Etat va prendre des mesures pour l’améliorer.
Keep your distance
Surtout qu’être juge implique de grosses dépenses pour l’entretien personnel. Un juge se doit de soigner son aspect vestimentaire. On ne se présente pas vêtu n’importe comment au tribunal, le respect qu’ont les gens pour nous peut en prendre un coup. De toutes les manières, cela fait partie des critères sur la base desquels nous sommes notés dans le cadre de l’évaluation judiciaire. Et c’est laissé à la discrétion des supérieurs hiérarchiques : tel président pourrait fermer l’œil et passer outre le fait que vous ne portez pas de cravate, mais un autre pourrait en faire un point d’honneur et vous faire perdre de précieux points pour votre avancement. En plus, un juge se doit de prendre ses distances, même lors de ses déplacements. D’où la nécessité de disposer d’une voiture personnelle. Un jour, un de mes collègues s’est retrouvé dans le même grand taxi que la personne qu’il venait de juger et qui s’est mise à le railler. Imaginez un moment que cet individu ait eu l’idée de se venger du juge ! Moi, je me fais même un devoir de ne jamais sourire pendant les audiences. C’est dans ma nature de ne pas trop le faire et cela m’aide à garder une certaine distance avec les gens. ça fait partie du prix à payer pour faire partie de ceux qui rendent la justice au nom du roi et de la loi”.
*Certains détails ont été changés pour protéger l’anonymat du témoin.
Air du temps. Le Printemps des magistrats
“Le Club des magistrats du Maroc (CMM) a été créé en août 2011 dans le sillage du Printemps arabe. J’en ai fait partie dès sa création parce que c’est une nouvelle organisation qui a contribué à délier nos langues. J’ai été avec mes 2000 collègues au sit-in du 6 octobre devant la Cour de cassation à Rabat. Nos revendications ne sont pas uniquement d’ordre matériel. Nous demandons d’abord des garanties lors de l’exercice de notre mission. Il est temps qu’on ait droit aux mêmes égards que les juges des pays démocratiques. Mustafa Ramid ? J’avais beaucoup de respect pour lui en tant qu’avocat et défenseur des droits de l’homme. Mais les choses ont changé depuis qu’il est ministre. Je pense qu’il essaie plutôt de mettre le département de la Justice au service de son propre parti, et nous ne saurons cautionner une telle mise au pas. C’est ce que nous exprimons quand nous demandons l’indépendance de la justice. L’action du CMM ne vise personne en particulier, mais nous ne serons jamais une copie de l’Amicale Hassania des Magistrats. Nous ne serons jamais aux ordres.” |
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