Conso. Sacrée koumira !

Vendue en boulangerie à 1,20 DH, la baguette de pain revient à 1,60 DH. Le différentiel est pris en charge par l’Etat à coups de milliards. Parce que la paix sociale n’a pas de prix.

Khoubz, baguette, koumira, parisienne, aghroum… dans le plus beau pays du monde, il y a mille et une façons de dire “pain”. Mais partout où vous allez, son prix est le même : 1,20 DH. Un prix fixé en 2004, et qui n’a pas bougé depuis. Pourtant, entre 2004 et aujourd’hui, tout a augmenté ou presque : les fruits, les légumes, l’huile, le sucre, le carburant et même le SMIG… Tout sauf lkhoubz. Parce qu’au Maroc, le pain n’est pas un simple aliment, mais un vrai instrument de gouvernance. Toucher au koumir, c’est jouer avec le feu. L’Etat, à son plus haut niveau, le sait très bien. Souvenez-vous de 1981 et de Chouhadaa koumira. Rappelez-vous aussi des émeutes de Sefrou en 2007. A chaque tentative de révision du prix du pain, c’est tout le pays qui s’embrase… pour quelques centimes de plus. Pour éviter le pire, l’Etat use donc de tous les moyens en sa possession pour que le 1,20 DH reste le même, intact. Il est intouchable, même dans les pires conjonctures comme celles d’aujourd’hui…

 

Sale temps

Début 2012. Au moment où le gouvernement Benkirane s’installe, la pluie se fait toujours attendre. C’est la catastrophe. Même Lyautey le savait : “Au Maroc, gouverner, c’est pleuvoir”. Le roi, Amir Al Mouminine, ordonne des prières rogatoires. Mais rien n’y fait. Le ciel ne se montre pas clément, pas cette année. Et c’est toute la campagne agricole qui est compromise. La récolte céréalière, principal indicateur de la bonne tenue de l’économie marocaine, est à son plus bas niveau depuis des années. A peine 1,5 million de tonnes de blé tendre (écrasé, il devient farine, principal intrant pour la préparation du pain) sont récoltés, alors que les besoins du pays se chiffrent à plus de 4,8 millions de tonnes. Le déficit est énorme. Et le différentiel sera de toute évidence importé, auprès de pays amis, comme la France ou les Etats-Unis, liés par des accords de libre échange avec le royaume. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, les USA, premier producteur de céréales au monde, sont eux aussi frappés par la sécheresse. La Russie, le Canada et l’Australie, autres faiseurs du marché du blé, sont également touchés par la vague de chaleur. C’est la panique sur le marché mondial des matières premières : le blé, qui se négociait à moins de 230 dollars la tonne il y a tout juste un an, plafonne désormais à 360 dollars. Les spéculateurs et autres fonds de pension internationaux, qui ont misé sur “la hausse”, se frottent les mains. Au Maroc, c’est tout sauf une bonne nouvelle. Mis à mal par une facture énergétique salée, le stock de devises du pays couvre à peine 4 mois d’importations et la Caisse de compensation, instrument de subvention des denrées de base, est déjà à sec. Pour alimenter le pays en blé, il va falloir miser gros, et en devises. Et pour maintenir la baguette à 1,20 DH, il faudra allonger encore des milliards, en dirhams. Pour Maroc SA, la mission, bien que difficile, n’est pas impossible. Un casse-tête de trop. 

 

Opération sauvetage

La stabilité du prix du pain tient en deux équations assez simples : le prix de la farine achetée par les boulangeries ne doit pas dépasser les 3,50 DH le kilo. Pour cela, les fournisseurs de farine, les minotiers, doivent se procurer le blé à 2,60 DH le kilo au plus. Sauf que le blé importé coûte dans les ports du pays pas moins de 3,30 DH, selon Bouchaïb Haddach, directeur exécutif de la Fédération nationale des négociants en céréalicultures et légumineuses, groupement qui représente les intérêts des importateurs de céréales du pays. Le gap entre le prix réel du blé et son prix de référence est énorme. Pour amortir le choc, le gouvernement sort l’artillerie lourde : il supprime les 17% de droits de douane sur les importations de blé, à partir du 1er octobre. Mais pas suffisant pour absorber toute la différence. Pour que les importateurs fournissent aux minotiers le kilo de blé à 2,60 DH, l’Etat s’est engagé à leur reverser la différence à hauteur de 85%. Montant à allonger :

1 milliard de dirhams. Ce qui porte la subvention globale servie à la farine au titre de l’année 2012 à près de 4 milliards de dirhams. Ce n’est rien comparé aux 35 milliards de dirhams dépensés dans la subvention au gasoil, essence et autres hydrocarbures, mais c’est quand même beaucoup d’argent. Les deux décisions de l’équipe Benkirane rassurent l’opinion publique, sans éliminer pour autant le risque d’augmentation du prix de la baguette. Car si les importateurs ont été (relativement) satisfaits par ce milliard d’appoint, les boulangers, eux, veulent aussi leur part du gâteau.

 

Makhbazate, ce lobby qui monte

“La farine est bien sûr la principale matière dans notre process, mais il n’y a pas que ça. Il y aussi la levure, le sel, l’eau, l’électricité, le gasoil… Des matières qui ont connu des hausses significatives depuis 2004. Pourtant, le prix du pain n’a pas bougé depuis. Pour chaque baguette vendue à 1,20 DH, nous accusons une perte de 40 centimes. Et nous ne touchons aucune subvention de la part de l’Etat”. Ces paroles sont celles de Lhoucine Azaz, président de la Fédération de la boulangerie et pâtisserie du Maroc. Oui, oui, les makhbazate ont aussi leur fédé. Et elle est pour le moins puissante. En 2007, elle avait décidé, sans aucune concertation avec l’Etat d’augmenter de 30% le prix de la baguette. Une décision qui leur revient de plein droit puisque les prix du pain sont officiellement libres depuis un bon moment, mais qui a mis une ville comme Sefrou à feu et à sang. Il a fallu que Chakib Benmoussa, alors ministre de l’Intérieur, intervienne directement pour que les makhbazate reviennent sur leur décision. Surfant sur le Printemps arabe et son pendant marocain le M20, le lobby des boulangeries est revenu à la charge, en menaçant d’augmenter les prix, si le gouvernement ne leur donne pas ce qu’ils veulent. Les négociations avec l’équipe El Fassi ont abouti à un précieux accord : l’Etat ne donnera pas de subventions directes aux boulangers, mais leur concèdera une baisse importante sur le prix de l’électricité et de l’eau. Avec, en bonus, un tarif préférentiel pour le gasoil. El Fassi les a intégrés aussi dans les plans Rawaj et Imtiyaz, deux programmes de soutien aux petits commerces et à la petite entreprise, dont nos makhbazate étaient jusque-là exclues. Abbas ira même jusqu’à leur promettre la construction d’une école flambant neuve de pâtisserie moderne, histoire de booster les compétences du secteur. A condition de ne pas toucher au pain jusqu’en 2014. Un pacte que vient de renouveler Abdelilah Benkirane pour prévenir toute tentative de rébellion des boulangers contre son gouvernement. Tout cela pour une poignée de centimes…

 

Histoire. Remember 1981

Pour le Marocain moyen, le pain c’est la vie. On travaille, comme le dit l’adage, pour gagner tarf dial lkhoubz. Toucher au prix du pain, c’est aller au clash. Le Maroc en a fait l’expérience en 1981. En plein programme d’ajustement structurel, le pays est sommé par le FMI de réduire ses dépenses : gel des salaires, réduction du budget de l’investissement, et réduction des subventions aux produits de base sont imposés au royaume de Hassan II, alors en banqueroute. Une augmentation de 30% du prix du pain est décidée. Conséquence, les syndicats décrètent une grève générale, qui trouve un écho favorable auprès de la population. Casablanca s’embrase, des milliers de manifestants sortent dans les rues de la capitale économique. Incapable de gérer la foule, la police cède le terrain à l’armée, qui investit les artères de Dar Beida pour la première fois dans l’histoire du Maroc indépendant. Bilan : des centaines de morts et de blessés, que l’indéboulonnable ministre de l’Intérieur de Hassan II, Driss Basri, appellera Chouhadaa koumira (les martyrs de la baguette). Ces évènements sanglants sont encore dans les mémoires. Le pain est devenu, depuis, un sujet tabou. Une énième ligne rouge.

 

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