Tunisie. La révolution au féminin

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Au pouvoir depuis décembre 2011, les islamistes font du statut de la femme leur cheval de bataille pour imposer un projet de société aux antipodes du modernisme instauré par Habib Bourguiba…  Mais des hommes et des femmes résistent. TelQuel les a rencontrés.

Penchée sur son métier à tisser, Zina Neïli, 45 ans, esquisse un sourire moqueur dès que l’on aborde l’article 28 du projet de Constitution d’Ennahda qui énonce “une complémentarité entre l’homme et la femme”. A la tête d’une petite structure de tissage de tapis qui emploie une trentaine de femmes entre Jendouba et Fernana, dans le nord-ouest de la Tunisie, à 150 km de la capitale et 50 km de la frontière algérienne, cette “célibattante” considère que tout va mal depuis qu’Ennahda est au pouvoir. “Le jour des élections, je disais aux femmes voilées, vous allez recevoir une grande claque !”. Zina est l’une de ces nombreuses femmes tunisiennes qui ont pris leur destin en main. Célibataire, elle est le “chef de famille” et subvient aux besoins de ses vieux parents, après avoir marié ses deux sœurs. “En Tunisie, nous avons grandi libres. J’ai créé cet atelier en 1990, je me déplace à travers le pays pour acheter de la laine et vendre les tapis. C’est très compliqué et très fatigant parce que je suis obligée de prendre les transports en commun et, depuis des années, je demande un crédit à la Banque de Solidarité pour acheter un véhicule, sans succès.”

 

Adieu l’égalité !

Comme la majorité des Tunisiennes, Zina pensait que la révolution allait consacrer leurs droits, l’égalité totale entre hommes et femmes, en dépassant les limites du Code du statut personnel (CSP) adopté en 1956, trois ans avant la Constitution qui allait fonder la république tunisienne. En effet, ni le CSP, ni la Constitution de 1959, ne font référence à l’égalité homme/femme. Dans son article 23, le CSP donne la suprématie à l’homme avec le statut de chef de famille. Selon Sanaa Ben Achour, universitaire et militante féministe, il faudrait remplacer ce statut par “la responsabilité parentale ou la direction co-parentale”. Dans une étude critique du projet de Constitution d’Ennahda, elle rappelle les dangers de l’inscription du concept de famille dans le texte fondamental : “Les islamistes défendent une conception rétrograde de la famille fondée sur la distinction famille légitime/famille illégitime où seul compte le lien du mariage. La définition est posée uniquement pour exclure la famille monoparentale, ainsi que les familles adoptives ou recomposées, jugées illégitimes.” Et de rappeler que la plupart des constitutions démocratiques ont renoncé à la définition de la famille. “Seules les constitutions fascistes ont tenté de définir idéologiquement la famille”, conclut-elle. Le constitutionnaliste Ghazi Gheraïri, secrétaire général de l’Académie internationale de droit constitutionnel, souligne “que l’article 28 relègue la femme à l’état d’objet vulnérable. On dilue la terminologie en parlant de complémentarité en lieu et place de l’égalité. Nous demandons que les citoyens et les citoyennes soient égaux en droit.”

 

L’offensive barbue

Bilal Athimni, 28 ans, auteur d’un court-métrage sur “la femme rurale à Jendouba”, qui dénonce l’exploitation des femmes par les propriétaires terriens – elles sont payées 5 dinars (27 MAD) pour une journée de 7 heures –, s’insurge : “Cette complémentarité, c’est la négation de ma mère !”. Très impliqué dans la vie associative de cette ville de plus de 100 000 habitants, Bilal est engagé dans un combat quotidien contre les islamistes et leurs supplétifs salafistes… Depuis le début de l’année, les salafistes de Jendouba ont été particulièrement virulents : des hôtels, des bars et des sièges de partis ont été brûlés. Quant aux islamistes d’Ennahda, ils sont à l’origine de la création d’un parc de loisirs où est prêchée la bonne parole, à l’instar de ce qui se passe sur l’ensemble du pays. “Les islamistes ont créé ou parrainé des centaines d’associations religieuses qui tissent leur toile dans la société tunisienne. Il y a un réel travail de fond à faire au sein de la société, mais les associations démocrates et modernistes ont un train de retard” s’inquiète Khédija Cherif, secrétaire générale de la FIDH (Fédération Internationale des Ligues des droits de l’homme).

Sous prétexte d’une quête identitaire, Ennahda a adopté une stratégie rampante d’islamisation de la société. Khédija Chérif martèle : “Ils se sont prononcés contre l’adoption légale, ils bloquent l’avortement. De plus en plus de médecins refusent de le pratiquer au nom de la religion. La pilule la moins chère disparaît des pharmacies.  Alors que le Viagra est légalisé et mis en vente à un prix bradé. Les écoles coraniques et jardins d’enfants où les petites filles doivent être obligatoirement voilées se multiplient. Par peur et pour avoir la paix dans la rue, de plus en plus de femmes se voilent. Ennahda fonctionne comme une secte en organisant des mariages et des circoncisions collectifs”. La mésaventure de cette bachelière avec mention, originaire de l’intérieur du pays et orientée vers la prépa aux études d’ingénieur de Montfleury, au sud de Tunis, est significative. Ses parents, d’origine modeste, ont cherché désespérément un foyer pour la loger. Ils ont fini par trouver le foyer “Fleury”… que la jeune fille a fui au bout de quelques jours, sacrifiant le semestre d’avance payé par ses parents. Elle n’a pas pu se soumettre au règlement intérieur du foyer qui exige le port du niqab ou du khimar offert par la maison, la pratique des cinq prières, y compris celle de l’aube entre trois et quatre heures du matin et l’assiduité aux cours d’études coraniques.

 

Cherche projet de société…

Autre exemple : Thouraya El Habib Zaghdoudi, directrice du complexe culturel de Jendouba, ne tient plus ses troupes, qui affichent désormais au grand jour leur ralliement au parti islamiste : “Comme tous les ans, j’ai organisé un festival pour enfants, ils m’ont interdit de passer de la musique. L’islamisme est un cancer qui nous ronge.” Pourtant, Ennahda n’a remporté que deux sièges à Jendouba. Fawzia Ellouz Boulila, médecin-herboriste qui a créé une gamme de cosmétiques à base de plantes, est catégorique : “La femme est primordiale. Sans nous, ceux qui veulent nous cantonner à un complément ne seraient pas là.” Et elle insiste pour que la bataille des femmes démocrates contre l’injustice dans l’héritage soit menée jusqu’au bout. “Une révolution est le changement d’un ordre ancien par un ordre nouveau qui se doit- et c’est là l’essentiel- d’épouser la modernité et le progrès”, conclut-elle. La société tunisienne est désormais divisée sur un choix de société. Même au sein d’Ennahda on admet que le rapport de force entre islamistes et modernistes est ramené à 50/50. Aujourd’hui, beaucoup de Tunisiens affirment que si la Tunisie devait être sauvée de la vague fondamentaliste, elle le sera par ses femmes.

 

Société. Les assoc’ contre-attaquent

L’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche et le développement (AFTURD),  l’Assemblée civile constituante (ACC), et bien d’autres, dénoncent les contenus annoncés du futur article 28 de la Constitution tunisienne qui font référence à une “complémentarité” de la femme avec l’homme au sein de la famille. Un revirement total par rapport aux promesses faites au cours de la campagne électorale d’octobre 2011 par tous les courants politiques, qui avaient affirmé leur attachement aux droits des femmes. Ces associations demandent la consolidation des droits de la femme et leur inscription dans la Constitution. Ennahda va sans doute reculer sur ce débat de la complémentarité, mais le dialogue entre l’Assemblée constituante et la société civile peine à s’instaurer. Les constituants sont sur la défensive et la vice-présidente de l’Assemblée, Maherzia Laabidi (Ennahda), a déclaré, à maintes reprises, que la société civile était contre l’ANC. Le monde associatif est conscient que la bataille doit être portée au sein des foyers tunisiens. Mohsen Marzouk, secrétaire général de la Fondation arabe pour la démocratie, et récemment rallié à Nidaa Tounès, le mouvement lancé par l’ancien Premier ministre Béji Caïd Essebssi en juillet, prône “l’abandon du discours laïc sur les femmes et l’urgence d’adapter le discours politique au peuple”. Ce travail d’adaptation, hélas, est loin d’avoir commencé.

 

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