Documentaire. Entre passé et présent, Ana l’Hay, 7 histoires et 1/2 raconte le célèbre quartier casablancais. Le film sera donné à voir au grand public fin septembre. Aperçu.
Berceau de la classe ouvrière marocaine, fief de la résistance, témoin des années de plomb, ruche singulière de création artistique, tanière de mille et une tortures… Hay Mohammadi, quartier mythique de Casablanca, est une source inépuisable d’histoires. Celle de notre XXème siècle, de son industrialisation et de ses insurrections, de ses horreurs et de ses héros. Pour raconter la mémoire du Hay, Chadwane Bensalmia et Yasmine Hadhoumi, auteures du documentaire Ana l’Hay, 7 histoires et ½, ont pris le parti de croiser les témoignages. Sans voix-off ni commentaires superflus, ce sont des témoins d’histoire et de vie qui offrent au spectateur le récit du quartier qui a vu naître les Carrières centrales.
Témoins historiques
“Écrire et raconter un quartier qui a plus de 70 ans n’est pas chose aisée. Nous n’avons pas la prétention de dire que nous avons tout raconté”, désamorce Chadwane Bensalmia. Pour raconter l’Hay, sa co-auteure et elle ont choisi des personnages capables de les guider à travers les chapitres principaux du quartier. Fatna El Bouih fait partie des “témoins historiques” du documentaire : arrêtée en 1977 pour “atteinte à la sûreté de l’Etat” après avoir organisé une grève contre la dissolution de l’Union des étudiants, la militante, alors âgée de 22 ans, passe sept longs mois de torture dans les oubliettes de Derb Moulay Chrif. “À travers son témoignage, Fatna nous a livré un aperçu de sa bataille politique, son militantisme, son vécu carcéral en tant que femme et son envie de réconciliation”, commente Chadwane Bensalmia. Brisée mais digne, Fatna El Bouih, le visage enfoui entre ses mains, est poignante lorsqu’elle revient sur son expérience et ses stigmates. Émouvant aussi, Mohamed Sakib, véritable fil conducteur de l’opus : enfant des bidonvilles dans les années 1940, encarté au parti communiste avant de goûter, lui aussi, aux geôles de Derb Moulay Chrif et de laisser la politique derrière lui à sa sortie, il est aujourd’hui la mémoire vivante du Hay. Dans son jogging, l’érudit du Cariane (imperturbable lors de son récit, même lorsqu’un chemkar du quartier, assis sur le même banc que lui, tente de lui couper la parole), est intarissable : d’histoires en histoires, d’anecdotes en événements, d’analyses en sursauts de nostalgie, l’homme mériterait à lui tout seul un documentaire.
Politique, sport et culture
Parmi les autres témoins phares de Ana l’Hay, Saïd Masrour, président de l’Association des familles de victimes des “émeutes de Casablanca”. Il a 19 ans en juin 1981 et n’a aucune conscience politique, si ce n’est celle de descendre dans la rue manifester contre l’augmentation des prix. Une condamnation à 20 ans de prison plus tard dont 13 purgés, c’est un autre homme, totalement changé, qui retrouve sa liberté. Pour la coréalisatrice, “Saïd fait partie de ces personnes à la recherche constante de la vérité, qui refusent de tourner la page avant que tout ne soit raconté, que les bourreaux et les victimes ne soient identifiés”. Et puis il y a Mohamed Achiq, champion olympique de boxe dans le passé, chauffeur de remorque dans le civil, qui transmet son sport et ses espoirs aux enfants du quartier, avec ses propres deniers, maigre pécule, sans rien attendre en retour. Côté culture, le choix de Bensalmia et Hadhoumi s’est porté sur le metteur en scène Hamid Zoughi (celui-là même qui a tiré Nass El Ghiwane vers le théâtre de Seddiki), et le chanteur Barry. Barry, dont les morceaux égrènent le documentaire, “pour justement sortir du cliché Nass El Ghiwane, explique Chadwane, et lier le passé à la bataille artistique d’aujourd’hui”.
Souviens-toi de ne pas oublier
Personnages indispensables aux histoires du Hay, ceux qui y vivent, s’y plaisent ou s’en plaignent, ces “simples citoyens de l’histoire” donnent au documentaire non seulement sa dimension urbaine, mais aussi sa puissance humaine : un MRE et sa femme qui trouvent que malgré la tôle au-dessus des crânes, tout va bien au Hay, une mère qui a perdu son fils en 1981, et quelques petites filles sans les dents de devant. Des petites gens, mises en confiance, que les réalisatrices ont réussi, autrement qu’à travers un discours de revendication structurelle, à faire témoigner de leurs vies. Mais pourquoi 7 histoires et demie ? “Parce que toutes ne sont pas terminées”, lance Chadwane Bensalmia. “Chacun fait sa lecture de la demi-histoire. Ce projet n’est ni un exercice académique, ni une œuvre à prétention historique. Il s’agit juste d’avoir le droit de se souvenir”. Cette demi-histoire, c’est celle d’El Bouih, Sakib, Achiq et les autres, dont la vie est une cause qui est née, qui a pris forme ou s’est délitée au Hay. Pour Chadwane Bensalmia, s’il y avait une phrase qui pouvait résumer le documentaire, ce serait celle-ci, de Mohamed Sakib : “On ne peut pas effacer la mémoire. Les iconoclastes le prétendent, mais c’est impossible”. Une tournée nationale est prévue, dès fin septembre, dans les cinémas du royaume. Les réalisatrices (qui ont ajouté au générique, les numéros de carte nationale de toute l’équipe) entendent aussi le projeter dans les lycées et les facultés du pays.
Zoom. La genèse du projet Au départ, la journaliste Chadwane Bensalmia et la scénariste Yasmine Hadhoumi planchent sur un projet de documentaire sur la vie carcérale à Oukacha et prennent contact avec l’association Relais Prison-Société pour la réinsertion des anciens détenus. Elles y rencontrent la militante Fatna El Bouih. L’ex-détenue d’opinion emblématique est alors coordinatrice du programme de réparation communautaire à Hay Mohammadi, initié par le CCDH dans le cadre des recommandations de l’IER en faveur des populations et régions touchées par les violations des droits de l’homme. Parmi ses partenaires, Casamémoire, association de sauvegarde du patrimoine architectural du XXème siècle au Maroc, qui a, dans sa valise d’actions entamées dans le cadre du programme, un projet de documentaire à produire sur Hay Mohammadi. Fatna El Bouih introduit les réalisatrices en herbe à Abderrahim Kassou et Aadel Essaâdani, et le tour est joué. Deux ans plus tard (six à huit mois de travail de recoupement, trois semaines de tournage et le reste au montage), le film est prêt pour le public. |
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