Interview. “La gauche au Maghreb doit revoir son discours”

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Leader communiste respecté aussi bien par la classe politique tunisienne que par les militants du monde arabe, Hamma Hammami était à Casablanca à l’occasion du congrès d’Annahj Addimocrati le week-end du 14 juillet. TelQuel est allé à sa rencontre pour connaître son point de vue sur la transition démocratique au pays du jasmin.

 

Vous entretenez encore de bons rapports avec le président Moncef Marzouki ?

Nous discutons régulièrement ensemble, même si nous ne sommes pas d’accord politiquement. Lorsque, récemment, il a eu des problèmes avec l’extradition de Baghdadi Mahmoudi (dernier Premier ministre de Kadhafi, ndlr), qui s’est décidée à son insu, je lui ai dit qu’il aurait gagné à rester dans le mouvement démocratique.

 

Vous avez récemment décidé de changer le nom de votre parti. Cela augure-t-il d’un changement de ligne politique ?

Nous changeons de nom, pas de programme. Le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT) s’appellera désormais le Parti des Travailleurs, dans le but de faciliter le contact avec les milieux populaires, qui ont tendance à confondre communisme et athéisme agressif : une propagande autrefois utilisée par Bourguiba et Ben Ali, et reprise à présent par les islamistes. Ce changement d’appellation survient en réponse à une demande venue de notre base et de nos sympathisants.

 

Vous n’êtes donc pas un parti athée ?

Nous avons toujours défendu la laïcité pour assurer la liberté de culte. à ce propos, je précise que nous étions les seuls sous Ben Ali à nous insurger contre le contrôle des mosquées et la répression des femmes voilées.

 

Allez-vous mener une bataille contre les islamistes pour préserver les libertés individuelles ?

Nous comptons bien défendre nos acquis dans ce domaine, les libertés individuelles sont le talon d’Achille des conservateurs. Mais je reste confiant : les Tunisiens sont des esprits libres qui n’ont jamais adhéré à l’obscurantisme religieux. Par exemple, quand le wahhabisme est apparu, les ouléma de la Zitouna (grande université islamique, ndlr) ont considéré qu’il s’agissait d’une déviation et n’ont pas hésité à dénoncer ce mouvement publiquement.

 

L’agitation salafiste évoquée dans les médias correspond-elle à la réalité ?

Le courant salafiste existe. Dans certains quartiers populaires, de jeunes intégristes organisés en milices tentent d’imposer leur loi. Mais c’est un milieu largement infiltré et manipulé par la police ainsi que par des piliers de l’ancien régime, afin d’effrayer la population. A chaque fois qu’un débat politique majeur s’impose, on agite l’épouvantail salafiste pour l’éviter.

 

Vous sous-entendez que la police politique existe toujours ?

La Direction de la sûreté de l’Etat (police politique sous Ben Ali, ndlr) a été dissoute. Mais la police politique était en vérité un appareil bien plus large, infiltré dans tous les corps de la sécurité territoriale. Ces gens tentent de provoquer le chaos pour pousser le peuple à renoncer à sa liberté au profit de la sécurité et donc à rejeter le changement. Une stratégie bien connue en Tunisie. D’une certaine manière, la contre-révolution est en marche.

 

Et les réseaux de Ben Ali sont-ils toujours actifs ?

Oui, on retrouve des hommes de Ben Ali dans le milieu des affaires, dans les médias, dans l’administration… Certains se réorganisent même politiquement et essaient d’endosser le rôle de progressistes libéraux en s’opposant aux islamistes d’Ennahda. D’autres au contraire se mettent au service du nouveau gouvernement mais conservent de vieux réflexes de l’ère Ben Ali dans leur manière de gérer.

 

Quelle est la situation dans les régions symboliques de la révolution, le bassin minier de Gafsa et la ville de Sidi Bouzid ?

La lutte se poursuit dans ces lieux car la pollution, le manque de services publics et le manque d’eau sont des soucis qui persistent. A Sidi Bouzid, ville située dans une région agricole qui approvisionne 30% du marché de gros de Tunis en fruits et légumes, la pauvreté reste endémique. Les paysans du coin sont des métayers pauvres. Leurs doléances —la redistribution des terres, l’électrification, les puits d’eau et la construction de routes— sont restées lettre morte. Le déséquilibre régional n’a pas changé : ces zones continuent de tout donner et de ne rien recevoir en retour.

 

On vous accuse de déstabiliser le pays en menant des grèves à tout-va…

Ce n’est pas le PCOT qui s’agite, ce sont les travailleurs, les petits paysans et les chômeurs qui, après avoir arraché leur liberté, veulent obtenir maintenant leur part de richesse produite par le pays. A ce titre, il est remarquable de noter que c’est dans les régions qui ont massivement voté Ennahda que l’agitation est la plus forte.

 

Et que pensez-vous de toutes les rumeurs qu’on entend vous concernant ?

J’entends tout et n’importe quoi à mon sujet. Mes détracteurs disent par exemple que je bois de l’alcool pendant le ramadan, alors même que mes problèmes de santé (dus à la torture) m’empêchent d’avaler une goutte d’alcool. D’autres glosent même sur mon prénom. Ils disent que Hamma est une déformation volontaire de Mohamed car, selon eux, je refuserais de porter le nom du prophète. En vérité, il s’agit d’un patronyme très répandu dans ma tribu d’origine. Je ne m’étonne plus de rien.

 

Ce n’est pas difficile de croiser le fer avec Ennahda, dont les membres ont été vos compagnons de galère sous Ben Ali ?

Ennahda et le PCOT ont été proches par la force des choses : nous avons souffert ensemble en prison, en exil, en clandestinité. Je vais vous raconter une anecdote : l’actuel ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, était mon avocat lors de mon procès en 2002. Les islamistes ont beaucoup de respect pour nous. Il ne faut pas oublier que nous avons été les seuls à les défendre au sommet de la répression qui s’était abattue sur eux. Et en 2005, nous nous sommes regroupés pour exiger la liberté politique. La révolution a satisfait cette plateforme minimale et ouvert un nouveau champ de bataille : celui du projet de société. Arrivés au pouvoir, les islamistes dévoilent leur vrai visage : ce sont de véritables libéraux en économie, qui sont incapables de palier les inégalités.

 

Pourtant, il semble que les islamistes parviennent mieux à s’adresser au peuple que la gauche…

La gauche au Maghreb a un problème : son discours est souvent trop élitiste, son vocabulaire trop compliqué et largement puisé dans le vocabulaire politique occidental. En face, les islamistes emploient un langage simple, parfois démagogique, qui flatte le ressenti religieux et identitaire. Personnellement, je m’efforce maintenant à chaque discours de trouver une image simple, un proverbe, pour illustrer mon propos. Par exemple, concernant la liberté religieuse, je dis : “Regardez, lorsque cheikh Ghannouchi (leader d’Ennahda, ndlr) s’est s’exilé, il n’a pas choisi l’Arabie Saoudite, pays religieux… Non, il est allé en Angleterre, où les libertés de culte et d’expression sont protégées”.

 

Bio-express. Profession “révolutionnaire”

Il représente l’archétype du “révolutionnaire professionnel” tel que l’avait défini le pape du communisme, Lénine : toute sa vie a été dédiée à la lutte contre le régime tunisien et à l’édification d’un mouvement d’extrême gauche. Hamma Hammami est né en 1952, à El Aroussa, dans le nord de la Tunisie, dans une famille de paysans. Dès sa jeunesse, il s’engage contre le régime de Bourguiba et rejoint les organisations communistes tunisiennes. En 1972, alors qu’il est étudiant en littérature arabe et encarté à l’Union générale des étudiants tunisiens, il est arrêté. Il effectue alors un passage en prison ; le premier d’une longue liste. En additionnant les passages répétés derrière les barreaux, Hammami cumule une dizaine d’années d’incarcération. Et il a vécu autant de temps dans la clandestinité, à passer de cache en cache, avec la police politique à ses trousses. A l’instar de nombreux opposants, la torture lui a laissé de lourdes séquelles. Le 12 janvier 2011, alors que l’insurrection bat son plein, il est encore une fois enlevé par la police : le dictateur Zine El Abidine Ben Ali considère le PCOT comme une des pièces maîtresses du soulèvement. Le 14, il est libéré tandis que Ben Ali fuit la Tunisie. Peu après, à l’occasion d’un congrès, Hammami est élu secrétaire général du PCOT, dont il était depuis des années déjà, le porte-parole.

 

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