L’écrivain franco-libanais Amin Maâlouf est le deuxième Arabe à entrer à l’Académie française. Retour sur une distinction chargée de symboles, qui sonne comme un plaidoyer pour un rapprochement entre Orient et Occident.
“Entrez ici, avec vos noms, vos langues, vos croyances, vos fureurs, vos égarements, votre encre, votre sang, votre exil. (…) Mais surtout, Monsieur, restez vous-même”. C’est par ces mots que le benjamin de l’Académie française, Jean-Christophe Rufin, a salué l’arrivée sous la Coupole d’Amin Maâlouf, le 14 juin dernier. Depuis quinze ans, la vénérable institution, créée en 1635 par Richelieu pour normaliser le français, s’est ouverte à des écrivains de langue française venus d’ailleurs, comme l’Argentin Hector Bianciotti en 1996, le Chinois François Cheng en 2002 et l’Algérienne Assia Djebar en 2005. Candidat malheureux en 2004 et 2007, Amin Maâlouf, ému et intimidé, a donc pris place parmi les 40 Immortels : “Quand on a le privilège d’être reçu au sein d’une famille comme la vôtre, on n’arrive pas les mains vides.”, a-t-il déclaré ce jour-là. Parmi ses présents, ses “rêves d’harmonies, de progrès et de coexistences”, mais aussi ses “roulements de langue” ! “Cet accent, vous ne l’entendez pas souvent dans cette enceinte. Ou, pour être précis, vous ne l’entendez plus”, a-t-il rappelé, ramenant du Liban le R roulé de Ronsard et Racine.
Identités meurtrières
C’est sous le signe des anciennes relations franco-libanaises —et plus largement entre l’Europe et le monde arabe— qu’Amin Maâlouf a placé son œuvre. C’est ce qu’il a aussi mis en avant dans le choix de ses insignes : des petits cèdres brodés aux boutons de son habit vert et, sur son épée, deux médaillons figurant une Marianne et un cèdre du Liban, ainsi qu’une sculpture représentant l’enlèvement de la princesse phénicienne Europe par Zeus, transformé en taureau. Une scène emblématique pour l’écrivain, qui voit dans ce mythe une reconnaissance de “la dette culturelle de la Grèce antique envers l’antique Phénicie”, puisque Cadmus, le frère d’Europe, “partit à sa recherche, apportant avec lui l’alphabet phénicien, qui devait engendrer l’alphabet grec, de même que les alphabets latin, cyrillique, arabe, hébreu, syriaque et tant d’autres”. Amin Maâlouf cite aussi, avec émotion, l’alliance au XVIème siècle entre François Ier et la Sublime Porte. “Nul n’entre seul ici, relève Jean-Christophe Rufin, les romanciers viennent avec leurs personnages, les historiens avec leur époque favorite, les poètes avec leurs images. Mais rares sont ceux qu’accompagnent comme vous autant de mondes différents, autant de terres et de mémoires”. Plongeant ses racines dans tout le Proche-Orient, de Beyrouth au Caire en passant par Istanbul, la ville qui apparaît dans tous ses livres, Amin Maâlouf revendique en effet une culture nomade et minoritaire, de chrétien dans le monde arabe et d’Arabe en Occident, “oscillant constamment entre le désir d’être reconnu et celui de hurler sa révolte à la face du monde”. Adolescent, l’arabe est pour lui la “langue de lumière”, dans laquelle il découvre les classiques de la littérature arabe et occidentale, et le français, la “langue d’ombre”. Jean-Christophe Rufin salue ses talents de conteur “dans la double tradition, qui fait de la narration le point de rencontre de l’Orient et de l’Occident”. Amin Maâlouf s’est constamment interrogé sur les rapports entre Orient et Occident. Mais alors qu’Edward Saïd avait cherché à déconstruire ces notions et à en montrer la part de fantasme, l’ancien journaliste politique et auteur de romans historiques s’interroge plutôt sur leurs relations politiques et religieuses. Se voulant pont entre les deux univers, il fustige, dans Les Identités meurtrières, les fanatismes de l’un et l’autre, rejette l’idée que l’affirmation de soi passe par la négation de l’autre et rêve d’unir leurs valeurs.
Contre les murs de la détestation
Le hasard a voulu qu’Amin Maâlouf soit élu au fauteuil 29. “Un des plus ouverts sur le monde, vous ne vous y sentirez pas à l’étroit”, promet Jean-Christophe Rufin. Parmi ses fameux occupants, le philologue et historien Ernest Renan, très lié au Liban, et, un siècle plus tard, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Fidèle aux usages, Amin Maâlouf a fait l’éloge de ce monument de la pensée. A travers cet hommage, c’est en partie de lui-même qu’il a parlé, et des idées qui lui sont chères. Il a notamment insisté sur sa critique lucide des civilisations, lorsque Lévi-Strauss notait : “Ceux qui proclament avec le plus de virulence la supériorité de l’Occident sont parfois ceux qui trahissent de la pire manière les valeurs essentielles de sa civilisation”… Idée chère à Amin Maâlouf qui, lui, écrit : “La faute séculaire des puissances européennes n’est pas d’avoir voulu imposer leurs valeurs au reste du monde, mais très exactement l’inverse : d’avoir constamment renoncé à respecter leurs propres valeurs dans leurs rapports avec les peuples dominés”. Il a surtout insisté sur l’élan vers l’universel de l’auteur des Structures élémentaires de la parenté et de Tristes Tropiques, et sur son refus de se laisser enfermer dans une nation, ni même dans la discipline à laquelle il avait tant donné : “Anthropologue ? Oui, sans doute, à condition de préciser que l’objet de sa recherche, ce n’était pas l’homme “primitif”, c’était tout simplement l’homme”. Sur sa sensibilité, enfin, à l’écoute de l’humanité entière, contre tous les “murs de la détestation”. Ces murs qu’il s’est donné pour mission de saper, “sous le regard lucide de Lévi-Strauss”.
Parcours. Amin Maâlouf, le passeur Amin Maâlouf est né à Beyrouth en 1949, dans une famille où sont représentées toutes les branches du christianisme. Après des études de sociologie et d’économie à l’Université Saint-Joseph, il devient journaliste à Al-Nahar. La guerre civile le contraint à l’exil, et il arrive en France en 1976, où il est un temps rédacteur en chef à Jeune Afrique. Son premier livre est un essai sur Les Croisades vues par les Arabes (1983), mais le succès lui vient surtout de ses romans, des biographies romancées de personnages au carrefour de terres, de langues et de religions, comme Léon l’Africain (1986, prix de l’amitié franco-arabe) qui retrace l’histoire de Hassan Al-Wazzan, Samarcande, sur Omar Khayyam (prix des Maisons de la Presse), Les Jardins de lumière, sur le prophète Mani. Le Rocher de Tanios (1993), situé dans les montagnes libanaises, lui vaut le prix Goncourt. Il est l’auteur de plusieurs essais, dont Les Identités meurtrières (1998), Origines (2004), plus autobiographique, et Le Dérèglement du monde, quand nos civilisations s’épuisent (2009). Amin Maâlouf a aussi écrit plusieurs livrets d’opéras, a présidé le groupe de réflexion sur le multilinguisme pour la Commission européenne. Docteur honoris causa de plusieurs universités, il est lauréat 2010 du prix Prince des Asturies des Lettres et a reçu la consécration du monde littéraire lors de son élection à l’Académie française. |
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