Nabil Ayouch. “Mon Cannes à moi”

Le cinéaste qui a remporté le prix François Chalais pour son film Les Chevaux de Dieu, présenté dans la section “Un certain regard”, nous raconte son festival. Carnet de voyage.

Samedi 19 mai. “J’arrive à 8h du matin dans la grande salle du palais des festivals pour des essais techniques. La veille, j’ai eu un petit coup de stress. On m’apprend par mail que le film pourrait avoir d’éventuels problèmes de sous-titrage sur l’une des bobines. Je fais rapatrier en urgence une copie de secours de Bruxelles. Du coup, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit… Finalement, la copie n’a pas de problème. Soulagement. Juste le temps d’aller me changer. Vers 11h, je retourne à la salle du palais pour la première projection officielle. Gros stress. On rentre dans la salle, très profonde, pleine à craquer. Il y a plus de 1000 personnes. Le délégué général du festival m’appelle au micro. Je monte sur scène, dis quelques mots et tends le micro aux acteurs principaux du film, deux frères qui habitent Sidi Moumen. Ils parlent en darija. Abdelilah demande : “Yak koulchi ki 8dar darija ?” Quelques rires fusent dans la salle. Et là, pendant 90 secondes, il fait son discours en marocain. A la fin de son speech, le délégué général du festival me demande si je peux traduire. Je réponds : “Je pense que tout le monde a compris, non ?” (rire). Bref, tout ça a bien détendu l’atmosphère. A la fin de la projection, standing ovation. Là, je sens une boule dans ma gorge. Je ne sais pas comment réagir. Le générique du film défile, et ça ne s’arrête pas, les gens continuent d’applaudir…”

Dimanche 20. “C’est le jour de la montée des marches. On arrive en force. A trente. Avec Mahi Binebine (auteur du roman Les étoiles de Sidi Moumen, à l’origine du film), la famille, une partie de l’équipe, des amis, les co-producteurs marocains, français, belges… Les attachés de presse nous disent : “Tout le monde ne doit pas monter les marches en même temps. Il faut respecter le protocole.”  (rire). Mais nous, on s’en fichait un peu du protocole. On était juste heureux d’être là tous ensemble, en jabador — le styliste Noureddine Amir m’a dessiné une très belle tenue pour l’occasion— et en caftan, à représenter le Maroc. Heureux et fiers ! Même si on leur a foutu un peu le boxon… Mais bon, on est comme ça !”

Lundi 21. “Nous sommes au photo call. Avant nous, Pete Doherty est là, il fait son show. Puis, c’est à nous. Devant, il y a quelque chose comme 300 photographes, à gauche, à droite, partout, en train de hurler mon nom… Je pense que je n’ai jamais vu autant de photographes au mètre carré, même sur le tapis rouge. Vertige. Depuis samedi et jusqu’à mardi, de 9h à 19h30, les interviews se suivent, heureusement bien timées par les attachées de presse. Pour le film, la production et le bureau de vente en ont pris trois. La société Wild Bunch a acheté les droits du film à l’international. Ces gens-là connaissent leur métier. Ils sont en contact avec tous les acheteurs et les médias. Il y a énormément de demandes de journalistes sur le film. Et donc, j’enchaîne une quarantaine d’interviews par jour, et je n’ai pas le droit de dire non, c’est contractuel. Quand je pense aux stars US en promo, qui le font à longueur d’année, je me dis que ça doit être abrutissant à la longue… Sauf qu’eux, ils sont payés pour faire ça (il sourit)”.

Mardi 22. “Je continue d’avoir des retours de la presse, je reçois des mails et des SMS sans arrêt du Maroc. Siham, l’attachée de presse marocaine, arrive à organiser un duplex avec le journal du soir de 2M, en utilisant les moyens techniques de l’Eurovision. Tout va bien, jusqu’à ce que j’apprenne que des enfants sont morts et d’autres blessés dans un accident de train près de Benguerir. Ca m’a vraiment foutu les boules. A Cannes, tu es un peu coupé du monde, dans ta bulle, mais là…”

Mercredi 23. “J’ai vu le film Sur la route de Walter Salles, inspiré du roman éponyme de Jack Kerouac. J’enchaîne avec Amour de l’Autrichien Michael Haneke, qui a remporté la Palme d’or. Je vois No, de Pablo Larrain, sur la campagne pour le “Non” au Chili, après le retour de Pinochet, puis Post Tenebras Lux, du Mexicain Carlos Reygadas. C’est un bijou visuellement, mais la moitié de la salle est sortie au milieu de la projection. Cannes, c’est bien : tu peux voir certains films que tu n’as quasiment aucun moyen de voir au cinéma. En fait, il n’y a que ceux qui ont un potentiel commercial qui sont ensuite distribués. Les films sont d’abord choisis pour leur qualité artistique. C’est le meilleur du cinéma d’auteur mondial, avec les excès que cela peut parfois engendrer dans le rapport au public”.

Jeudi 24. “Je continue de voir des films et commence à enchaîner quelques rendez-vous avec des financiers pour mes prochains projets. Des Européens, des Américains. Certains dans des suites d’hôtel, d’autres sur des yachts… Plutôt marrant de voir comment certains se prennent au sérieux. Finalement, comme souvent, les plus crédibles sont les plus simples. Le soir, fête du film Paperboy (Lee Daniels) sur la plage privée du Carlton. En arrivant, sans rien demander, on me propulse dans la partie VIP. Je croise Nicole Kidman, John Cuzack, Matthew McConaughey, Zac Efron (une star pour ados). On échange quelques mots, on rigole avec Nicole Salck Jones, une chanteuse afro-américaine à la voix envoûtante, venue exprès de la Nouvelle Orléans pour cette soirée. Un peu de détente, ça ne fait pas de mal. C’est vrai qu’on boit pas mal aussi (rire). Mais c’est ça, Cannes. Avant de vous dire bonjour, on vous met un coupe de champagne dans la main, après on discute. Parfois, c’est un peu too much, cette profusion”.

Vendredi 25. “Ma fille revient à Cannes. Elle était avec moi au début du séjour, mais école oblige, elle devait retourner à Casa. Je lui apprends alors que son comédien préféré, Robert Pattinson (Twilight) est là. Mon producteur et distributeur, Pierre-Ange Le Pogam distribue et coproduit également le Cosmopolis de David Cronenberg, dans lequel joue Pattinson. Le soir, au dîner du film, ma fille peut enfin voir son acteur chouchou de près. Elle est aux anges. Puis on enchaîne pour une petite fête au patio Canal +, où elle retrouve un autre comédien qu’elle aime beaucoup, Jean Dujardin.  Intelligent, accessible, détendu. On parle un petit moment tous les trois. Je lui dis que Rim (ma fille) est une fan de la première heure, à l’époque de Un gars, une fille, bien avant The Artist”.

Samedi 26. “Je suis informé dès le matin par l’une des attachées de presse que Les Chevaux de Dieu a remporté le prix François Chalais. Pour ne rien gâcher, j’apprends que le prix a été décerné par le jury à l’unanimité. Je partage la nouvelle avec ma femme et ma fille, j’envoie un texto à Mahi Binebine, qui est parti trois jours plus tôt. La remise des prix à lieu à 19h30. Le soir, il y a 200 ou 300 personnes. Je fais mon allocution, ému. Derrière, il y a un petit cocktail. Maintenant, ce qui est sûr, c’est que je n’oublierai jamais cette reconnaissance cannoise. Le plus important, c’est cette rencontre avec un public de connaisseurs qui n’ont pas d’état d’âme. Mais quand ils aiment, ils te le crient, et ça fait du bien quand tu as bossé trois ans sur un film. Et puis, il y a la presse internationale, le NY Times, Le Monde, Al Jazeera, et tous les professionnels du métier. Nulle part ailleurs on ne trouve un tel public, aussi exigeant. Le soir, je vais au dîner de clôture, où je rencontre Nastassja Kinski, le fantasme absolu de toute une génération (rire). On échange nos téléphones. Demain, je dois repartir au Maroc, mon passeport périme le jour-même. Heureux de rentrer. De retrouver du calme et des moments simples, essentiels, avec les gens que j’aime. 

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