Autoroutes, agroalimentaire, mobilier, distribution… les entreprises turques débarquent en masse. Les enjeux d’une conquête.
Dans un pays où le taux de chômage frôle les 10%, une annonce de ce type ne peut que remonter le moral : “Une entreprise de BTP recrute 3000 techniciens au Maroc. Profils recherchés : chefs de chantier, chefs d’équipe, moniteurs, chaudronniers, etc.”. Cette offre a été lancée l’année dernière par le groupe turc Tekfen. Ce dernier venait à peine de remporter l’appel d’offres du projet de pipeline de l’OCP reliant Khouribga à Jorf Lasfar, en plus de la construction de deux usines de fertilisation. Valeur de l’ensemble de ces projets : 607 millions de dollars. Un montant à rendre jaloux n’importe quel autre opérateur BTP. “Aujourd’hui, on recense 75 entreprises turques installées au Maroc. Elles ont investi un total de 240 millions de dollars et emploient quelque 6200 Marocains”, souligne Selami Incekara, conseiller commercial de l’ambassade de Turquie à Rabat. La diplomatie économique de Recep Tayyip Erdogan est très active au Maroc. Pour être plus proche des milieux d’affaires, Ankara a même ouvert un deuxième bureau de conseil au cœur de Casablanca, ville jumelée, depuis 2009, avec Istanbul, la ville la plus riche de Turquie. “Nous tenons à diffuser en temps réel les informations sur les secteurs d’activité et les appels d’offres ouverts au Maroc”, nous confie la responsable de l’antenne casablancaise.
Vite fait, bien fait…
Pour les firmes turques, le Maroc est un nouveau terrain de chasse, surtout que le pays est un chantier à ciel ouvert. Avant de gagner la confiance de l’OCP, le groupe Tekfen a dû faire ses preuves chez deux autres puissants maîtres d’ouvrage locaux. D’abord chez Autoroutes du Maroc (ADM), en livrant en 2007 l’une des trois tranches de la desserte du port Tanger Med, pour un contrat de 90 millions de dollars. Puis chez le raffineur Samir, qui lui a confié un projet d’extension de sa plateforme à Mohammedia, pour un montant de 40 millions d’euros.
Sixième économie européenne, douzième exportateur mondial de ciment, le pays d’Ataturk occupe surtout le deuxième rang mondial du secteur de la construction, juste après la Chine. Le choix des firmes turques s’avère donc parfois incontournable. Cela a été le cas pour Autoroutes du Maroc qui, à deux reprises, a dû faire appel en catastrophe à des entreprises du pays d’Erdogan. Pour le pont Oum Rabii (sur le tronçon Settat – Marrakech), le Turc Dogus avait été appelé à la rescousse quelques semaines après la suspension des contrats respectifs du Serbe Planum et du Marocain Megec. Le deuxième incident trouve son origine dans la défaillance “financière” du Portugais Condirul, adjudicataire initial du projet d’élargissement de la voie reliant Casablanca à Rabat. Suite à cela, ADM a fini par désigner Makyol pour mener à bon port ce chantier qui sera achevé, si tout se passe comme prévu, avant fin 2012.
Comment expliquer ce succès des entreprises de l’empire ottoman ? Leur fonctionnement selon une règle triangulaire simple mais efficace : bien faire, moins cher et le plus vite possible. Elles assurent un niveau supérieur de qualité, se contentent d’un niveau minimum de marge bénéficiaire et veillent au respect strict des délais de livraison. “Nous avons bouclé les travaux de certaines zones et nous sommes en train de préparer notre soumission au projet de TGV de l’ONCF”, affirme un dirigeant du groupe turc Yapi Merkezi qui figure parmi les heureux élus de l’appel d’offres du tramway de Casablanca (un contrat de 70 millions d’euros à lui seul). Son concurrent Polat, de même nationalité, a quant à lui déjà laissé sa trace sur la ligne ferroviaire Taourirt – Nador.
Un label en vogue
De tous les projets BTP confiés aux Turcs, un seul a failli mal tourner : celui impliquant Dogus, sur le tronçon de l’autoroute Asilah–Tanger. L’affaire est aujourd’hui entre les mains de la justice. La diplomatie d’Ankara tente d’apaiser les tensions en sollicitant l’appui des ministres du PJD, allié naturel de l’AKP, parti islamiste au pouvoir en Turquie. “Nos entreprises n’ont aucun souci lorsqu’elles opérent au Maroc et sont parfaitement satisfaites. A l’exception de Dogus, qui souhaite résoudre à l’amiable son litige”, a déclaré l’ambassadeur turc à Rabat, Tunc Ûgdul, lors d’une rencontre organisée début février avec le ministre de l’Equipement et du Transport, Aziz Rabbah. En dehors du secteur de la construction, on peut citer aussi le duel qui opposait jusqu’à une date récente le syndicat des chevillards à un certain Kagnict Mahmut, en sa qualité d’actionnaire majoritaire de la société turque Unlüer, gestionnaire déléguée des abattoirs de Casablanca. Un rapport réalisé par un bureau d’études international avait montré que sa gestion ne respecterait pas le cahier des charges signé avec le conseil de la ville.
Le “made in Turkey” commence à avoir le vent en poupe au Maroc. Produits chimiques, fer, acier, textile, cuisinières, fourneaux, portes blindées, mobilier, produits agroalimentaires… le label séduit les clients grâce à des enseignes mondialement connues comme Istikbal, franchise spécialisée dans la décoration d’intérieur. Pareil pour le distributeur Birlesik Magazalar (BIM), que l’on surnomme “le roi des prix cassés”, qui compte ouvrir 400 magasins d’ici fin 2015, contre 80 aujourd’hui. Huit ans après la signature de l’Accord de libre-échange (ALE) entre le Maroc et la Turquie, le bilan penche nettement en faveur d’Ankara. L’ALE a certes boosté les échanges, avec une hausse de 160% sur les cinq dernières années, mais l’offre exportable du royaume est restée concentrée sur un nombre réduit de produits, principalement les phosphates, la pâte à papier et les véhicules industriels. Au total, à fin 2011, le Maroc encaisse 419 millions de dollars à l’export et débourse 921 millions de dollars à l’import. Lorsqu’on sait que les Turcs ambitionnent de porter les flux bilatéraux de 1,3 milliard à 3 milliards de dollars à l’horizon 2015, il y a lieu de s’inquiéter. D’autant que les entreprises marocaines ne pourront même plus revendiquer la préférence nationale puisque, depuis mars, la circulaire du ministre de l’Equipement a majoré de 15% le montant des offres présentées par les entreprises étrangères. La bataille ne fait que commencer…
Textile. Le filon turc Dans le secteur du textile-habillement, le Maroc est mal placé pour affronter la concurrence d’une industrie turque hautement compétitive, tirée par la disponibilité des matières premières. Cela dit, à la veille de la signature de l’ALE Maroc – Turquie, le gouvernement Jettou a pu négocier une sortie honorable. D’abord en imposant à la partie turque une baisse progressive des droits de douane, étalée sur dix ans. Ensuite, en intégrant la Turquie dans un accord triangulaire avec l’Union Européenne : les produits textile finis marocains destinés à ce marché —intégrant une matière première d’origine turque— bénéficient d’une franchise totale des droits de douane. Cela explique d’ailleurs le poids prépondérant des tissus et fils turcs dans la balance commerciale bilatérale. Mais, les opérateurs locaux constatent une présence de plus en plus massive, en majorité “informelle”, des vêtements turcs au Maroc. Inversement, les produits made in Morocco se font particulièrement rares en Turquie (principalement le jean). Le propriétaire de l’enseigne marocaine Marwa avait l’intention d’ouvrir une antenne à Ankara, avant de renoncer : “Il y a beaucoup de barrières, surtout non tarifaires, à l’entrée du marché turc, nous explique Karim Tazi, PDG de Marwa. Ils font tout pour compliquer la vie aux importateurs”. |
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