Hommage. Ben Bella l’Algérien, Ben Bella le Marocain

Le premier président de l’Algérie indépendante a rendu l’âme à Alger le 11 avril. Mohamed Bensaïd Aït Idder, fondateur de l’OADP, rend un hommage sans complaisance à celui qui a été l’un des leaders du mouvement de libération.

Nos funérailles…

“J’ai proposé pour les funérailles de Ben Bella que la délégation officielle soit accompagnée par des amis du défunt, dont Abderrahmane Youssoufi et Saïd Bounailate. D’autres, comme Ghali Iraqi et Houcine Berrada, qui avaient très bien connu Ben Bella, trop fatigués, ne pouvaient pas faire le déplacement. Abderrahmane, Saïd et moi-même sommes allés à ces funérailles à titre personnel, même si on a été du même voyage que la délégation officielle. Nous avons été reçus par la délégation algérienne conduite par le Premier ministre, Ahmed Ouyahia. Nous avons été conduits au Palais du Peuple, où la dépouille du défunt avait été placée au milieu d’une grande salle. Nous y avons déposé nos lettres de condoléances. Nous sommes partis ensuite au cimetière. Le président Bouteflika a salué les membres de la délégation marocaine. J’ai eu droit à une accolade chaleureuse et trois bises (rires). Nous avons assisté aux funérailles nationales après la prière du vendredi, au Carré des Martyrs du cimetière El Alia, à Alger. J’y ai rencontré Rached Ghannouchi, le patron du mouvement Ennahda, qui m’a demandé des nouvelles du journal Anoual. Je lui ai appris que ce journal etait suspendu depuis des années…”.

Ami de Nasser

“Malgré ses contradictions, Ben Bella reste un symbole des mouvements de libération, à côté de Nasser, Modibo Keita, Sekou Touré, et bien d’autres. Ce sont ces leaders-là qui ont constitué la troisième voie, celle des Non-Alignés. Il était unioniste et m’avait toujours déclaré que, pour lui, le Sahara était marocain. C’était un homme très courageux, qui a pris des décisions difficiles à l’époque : il avait décidé de rendre visite à Fidel Castro en 1963, alors que Cuba était sous le feu des Etats-Unis de Kennedy. Ben Bella était très lié à Nasser, parce ce dernier avait soutenu le mouvement de libération de l’Algérie, y compris par les armes. Soldat dans un régiment français, décoré par De Gaulle, Ben Bella a changé de cap après le massacre de Sétif et Guelma, le 8 mai 1945. Il a été l’un des douze activistes qui ont fondé l’Organisation secrète. Par contre, en tant que président de l’Algérie, la démocratie n’a jamais été une de ses priorités. C’était une des fautes commises par Ben Bella, mais aussi par la totalité des leaders tiers-mondistes de l’époque”.

Ben Bella et moi

“J’ai rencontré Ben Bella pour la première fois à Madrid en mars 1956. C’était lors d’une réunion à laquelle participaient Allal El Fassi, Abdelkrim Khatib, Abbas Messaâdi, Mehdi Ben Barka, Mohamed Fqih Basri et d’autres. Les concertations entre le FLN et l’UNFP avaient commencé bien avant, dès la rencontre du Caire, en janvier 1955. Cette collaboration a vu sa consécration avec l’épisode Dina, ce navire qui transportait des armes pour les résistants marocains et algériens et qui a accosté à Ras El Ma, fin mars 1955. La cargaison a été partagée entre les combattants marocains et algériens. C’est lors de ce voyage-là que Ben Bella a ramené Houari Boumediene, qui était alors étudiant au Caire. Ben Bella se déplaçait beaucoup entre Oran, Nador et Madrid et était en contact permanent lors de ses séjours marocains avec Saïd Bounailate, Houcine Berrada et Ghali Iraqi.

Après l’épisode de l’avion, (ndlr : après le congrès du Caire en octobre 1956, Ahmed Ben Bella, Mohamed Khaïdar, Mohamed Boudiaf, Houcine Aït Ahmed et Mustapha Achraf viennent au Maroc pour mettre les responsables locaux au courant des décisions prises au Caire. De Rabat, ils se dirigent vers la Tunisie le 22 octobre à bord d’un avion marocain Air Atlas. Intercepté en vol par des chasseurs français, l’avion est forcé d’atterrir à Alger), Ben Bella et ses compagnons ont été emprisonnés en France. Je suis parti, en compagnie de Mohamed Elyazghi, lui rendre visite début 1962 alors qu’il était encore en prison. Abderrahmane Youssoufi était l’avocat de ce groupe qui comptait également dans ses rangs Mohamed Boudiaf et Houcine Aït Ahmed. Le FLN était en fait notre vis-à-vis algérien. Nous nous retrouvions dans les mêmes principes de lutte des peuples pour la libération. Nous nous opposions à d’autres mouvements, plus à droite, y compris l’institution monarchique qui voyait d’un mauvais œil ces mouvements de libération”.

La quête du pouvoir

“Durant la courte période où Ben Bella était au pouvoir, l’Algérie vivait une lutte intense pour le pouvoir. Il y avait des conflits au sein de la résistance. Et c’est lors de la conférence de Tripoli de mai 1962 que la décision de la prise de pouvoir par le clan de Ben Bella a été entérinée, tout juste après que ce dernier est sorti de prison. Cette décision n’a jamais fait l’unanimité, y compris dans les rangs du FLN. Des résistants de premier plan comme Boudiaf et Aït Ahmed n’étaient pas d’accord. Ben Bella a choisi de s’allier à Houari Boumediene et à l’armée des frontières. A l’époque, il y avait un conflit entre l’armée et le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) de Benyoussef Benkhedda, qui était alors le bras politique du FLN. C’est lui qui a succédé à Ferhat Abbas et poursuivi les négociations avec la France, qui ont débouché sur la reconnaissance officielle de l’indépendance de l’Algérie. Des dissensions existaient également entre les fondateurs du FLN. Ben Bella avait adopté dès le départ le système de Nasser, panarabiste et anti-impérialiste. Il avait dès lors son soutien. Il avait également notre soutien, celui de l’UNFP. Mohamed Boudiaf était du côté de Benkhedda et d’une autre faction de l’armée”.

Chacun son camp

“Nous avons soutenu Ben Bella après la conférence de Tripoli et son retour triomphal à Alger. Nous l’avons également soutenu quand il est devenu le premier président de l’Algérie indépendante. Je l’ai rencontré au Maroc tout de suite après son retour de la réunion de Tripoli. C’est le journaliste Bahi Horma d’Attahrir qui avait à l’époque couvert le voyage de Ben Bella d’Oujda vers Tlemcen, Oran, puis Alger. Ce n’était pas un voyage de plaisance, mais une série de batailles contre ses opposants politiques. A l’époque, Bahi était un des rares journalistes sur place et faisait des correspondances aussi pour la presse étrangère. Nous, en tant qu’UNFP, on était du côté de Ben Bella.

Au Maroc, il n’y avait pas unanimité autour de lui. L’UMT, par exemple, était du côté du GPRA de Benkhedda, et reprochait à Ben Bella sa volonté de gouverner tout seul l’Algérie. Mais, grosso modo, Ben Bella jouissait d’un grand soutien à l’international, surtout chez les mouvements de libération. J’ai par la suite gardé d’excellents rapports avec lui et ses compagnons. Et j’ai visité l’Algérie tout de suite après l’investiture officielle de Ben Bella en tant que président de l’Algérie indépendante. La plupart des camarades appuyaient Ben Bella comme Moulay Abdeslam Jebli, Mehdi Ben Barka, et d’autres”.

Le rêve d’une révolution au Maroc

“Je suis parti m’installer en Algérie une première fois le 4 décembre 1962, juste avant le référendum du 7 décembre sur la Constitution. Nous étions en train de mener une lutte contre ce texte qui consacrait le pouvoir absolu de Hassan II. J’étais tout le temps pisté et les services étaient sur le point de m’arrêter, donc j’étais obligé de disparaître de la circulation. Durant ces trois mois en Algérie, j’ai rencontré Ben Bella et Boumediene. Ils nous ont donné des moyens pour travailler. En Algérie, j’ai trouvé une petite armée de volontaires marocains en préparation. Des ouvriers et des épiciers qui ont été armés pour faire la révolution au Maroc. Cette opération était pilotée par Boumediene avec l’approbation de Ben Bella. Je suis rentré clandestinement au Maroc en mars 1963. Le lendemain du 16 juillet 1963, avec l’arrestation de Fqih Basri et bon nombre de nos camarades, ainsi que la proclamation par Hassan II de l’état d’exception, je suis revenu en Algérie. A mon retour, j’ai commencé à m’opposer ouvertement à cette option militaire pour changer le régime à partir de l’Algérie, alors que Boumediene et les militaires algériens poussaient, eux, dans ce sens. En 1964, les autorités marocaines ont arrêté un groupe de personnes qui venaient d’Algérie pour opérer des opérations militaires. Je suis allé voir Ben Bella, pour qu’il arrête ce genre d’actions contreproductives pour l’UNFP. D’ailleurs, je pouvais lui rendre visite à tout moment. Quand il avait des invités chez lui, il me prenait à part dans une autre pièce pour discuter”.

La guerre des sables

“La guerre des sables d’octobre 1963 a divisé le camp de la gauche au Maroc. Mehdi Ben Barka était contre cette guerre, alors que Moulay Abdeslam Jebli et moi-même avons décidé de ne pas prendre position. Ben Barka avait alors dénoncé ce qu’il avait qualifié de guerre d’agression et la trahison du Maroc arguant que l’Algérie était à peine indépendante et ne possédait pas alors les moyens de se défendre alors que l’armée royale était déjà bien aguerrie. Moi, je me trouvais en Algérie. Quand les troupes algériennes ont attaqué Figuig et les propriétés marocaines, je suis allé voir Ben Bella et Boumediene pour leur exprimer ma désapprobation. Ben Bella avait alors répondu qu’il allait trouver une solution. J’ai insisté en arguant que ce genre d’actions engendrerait un ressentiment chez les Marocains. C’était une période compliquée pour moi parce que j’étais en Algérie et que j’avais deux versions de l’histoire : l’une incriminant le Maroc et l’autre, l’Algérie. Ma position sur le tracé des frontières était claire depuis le départ : il fallait exploiter à part égale les éventuels gisements de minérais qui se trouvaient dans cette région. Ce n’était malheureusement pas l’avis des dirigeants des deux pays”.

Le putsch de 1965

“C’est en partie à cause du limogeage du ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, que le coup d’Etat du 19 juin 1965 a eu lieu. Boumediene avait interprété cet acte de Ben Bella comme un affront à l’institution de l’armée. A l’époque, j’étais occupé à essayer de trouver une issue à ces volontaires marocains, armés par les Algériens pour faire la révolution. Nous, les cadres de l’UNFP installés en Algérie, on était au courant de ce qui se tramait contre Ben Bella. J’ai évoqué le sujet à plusieurs reprises avec lui, mais pas de manière directe. Ben Bella assume une part de responsabilité dans ce putsch. Il avait permis l’assassinat de cadres de l’armée qui tenaient tête à Boumediene, comme le colonel Chaâbani, un des grands officiers de la révolution algérienne. Ben Bella n’aurait pas dû laisser faire ce genre d’actions. Il était également en conflit avec ses anciens frères d’armes, comme Boudiaf et Aït Ahmed. L’UNFP, à travers Abderrahmane Youssoufi et Ghali Iraqi, avait plaidé la cause de Boudiaf auprès de Ben Bella. Finalement, Boudiaf a été relâché. Moi, j’étais au courant des différends entre Boudiaf et Ben Bella depuis nos rencontres à Nador en 1956.

Ils avaient beaucoup de conflits personnels.

Aït Ahmed a aussi été emprisonné après avoir organisé une révolte. Ben Bella a préféré s’allier à l’armée afin de mater ses anciens compagnons. Mais il était isolé, mal entouré et n’avait comme garde rapprochée que des gens de Maghnia et d’Oran. Cette période était très difficile pour moi. Le putsch a changé la donne et les relations qu’on entretenait avec le pouvoir algérien. J’étais contre le putsch, même si je vivais en Algérie, mais je ne pouvais pas le dire ouvertement. Dès l’annonce du coup d’Etat, Ben Barka, qui était alors conseiller de Ben Bella, a envoyé un message de soutien à Boumediene. Au Maroc, l’UNFP a exprimé son opposition au putsch. Quand j’ai rencontré Ben Barka en France, quelques jours après le putsch, il m’a justifié sa décision par le fait qu’il fallait apporter son support à Boumediene, pour qu’il ne tombe pas entre les mains des forces impérialistes. J’ai quitté l’Algérie pour la France en 1967”.

Nos retrouvailles

“C’est grâce aux pressions de Fidel Castro, du général De Gaulle et de Nasser que Ben Bella est resté en vie après son éviction par Boumediene. Après la mort de ce dernier, Ben Bella a été transféré dans une résidence surveillée à Msila, au sud d’Alger. Je suis allé lui rendre visite à la fin des années 1970, profitant de mes papiers algériens. On s’est installé dans sa chambre à coucher et on a parlé de choses et d’autres. Il était accompagné de sa femme. Il était alors de bonne humeur et s’intéressait beaucoup à la lecture, à la philosophie et à la religion. En fin de soirée, je suis retourné en France. A mon retour au Maroc, en 1980, je l’ai revu à plusieurs reprises, à Londres, à Paris et à Madrid. Il est également venu me rendre visite au Maroc. A chaque fois, on parlait politique : Maghreb, Palestine, etc. Il était très lié à l’ancien président libyen Mouammar Kadhafi. D’ailleurs, je n’ai pas vu la délégation libyenne à ses funérailles. Le dernier contact que j’ai eu avec Ben Bella, c’était lors du décès de son épouse, Zohra Sellami, en mars 2010. Je lui ai présenté mes condoléances par téléphone”.

 

Zoom. Le clan des Marocains

Ben Bella est marocain et il ne l’a jamais caché. Dans le livre de Mohamed Khalifa, Ahmed Ben Bella, entretien en arabe, publié en 1985, le premier président de l’Algérie indépendante le clame lui-même : “Mon père est originaire de la ville de Marrakech, il a émigré en Algérie suite à une histoire de vendetta. Il appartenait à une confrérie mystique, la tariqa soufia. Ma mère était la cousine germaine de mon père”. Dans son autre biographie, Ahmed Ben Bella, de Robert Merle, rédigée alors qu’il était président en exercice, il se souvient de sa période de soldat, celle où il a reçu la Médaille militaire des mains du général De Gaulle en personne en 1944, tout juste après la libération de Rome. Sa fierté ? Avoir combattu en 1943 au sein du 5ème régiment des tirailleurs marocains en tant qu’adjudant, lors de la fameuse campagne d’Italie, qui a rendu célèbre les soldats marocains. A Robert Merle, il livre le témoignage suivant : “J’étais engagé contre le fascisme hitlérien, au 5ème tirailleur marocain où je fus affecté. J’étais l’unique Algérien parmi des Marocains. Bon nombre de Marocains, à ma grande surprise, ne jeûnaient pas, et ils furent surpris de me voir jeûner, car ils considéraient les Algériens, parce qu’ils parlaient français, comme plus occidentalisés qu’eux-mêmes” ! Si Ben Bella est d’origine marocaine, les autres présidents algériens ont tous eu des rapports étroits avec le royaume. Houari Boumediene, qui a chassé Ben Bella du pouvoir, a résidé à Oujda, de la fin des années 1950 à 1962. Il a installé son QG dans la ville marocaine et recruté ses alliés parmi les Algériens du Maroc. Ce groupe des proches de Boumediene portera un nom : le groupe d’Oujda, auquel appartiennent Ahmed Medeghri, Kaid Ahmed, Cherif Belkacem et l’actuel président algérien Abdelaziz Bouteflika, Marocain de naissance puisqu’il a vu le jour à Oujda en 1937. Quant à Mohamed Boudiaf, condamné à mort en 1964 par Ben Bella, il s’est définitivement installé en 1979 à Kenitra où il a dirigé une briqueterie. Rentré en janvier 1992 à Alger pour faire sortir l’Algérie de sa crise politique, il est assassiné six mois plus tard à Annaba.

 

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