Interview . Faouzi Bensaïdi : “J’ai toujours eu cette noirceur en moi”

Pour son troisième opus, actuellement en salles, le réalisateur s’attaque au film noir. Le résultat est lumineux.

Mort à vendre vient d’obtenir le prix du cinéma Art et Essai au Festival de Berlin. Vous allez enfin pouvoir exporter l’un de vos films ?

Oui. Le film sortira dans 3600 salles à travers le monde, en plus de bénéficier d’une promotion. Mon distributeur international a été très heureux, plus que si j’avais décroché le prix du meilleur scénario (rires).

Vous racontez dans ce film une histoire de manière linéaire, alors que votre long-métrage précédent, What a Wonderful World, était un film concept. Pourquoi ce changement ? 

J’avais envie d’aller vers une construction classique, non pas pour séduire le public, mais parce que je ne voulais pas refaire mon film précédent bâti justement sur la déconstruction. Je voulais m’inscrire dans la démarche inverse en reprenant les codes du film noir tout en y ajoutant ma touche personnelle.

S’est-il passé quelque chose dans votre vie pour passer d’un film gai comme What a Wonderfuld World à votre dernier opus très sombre ?

Rien de particulier. J’ai toujours eu cette noirceur en moi. J’ai constaté d’ailleurs qu’il y a toujours un mort dans mes films, aussi bien dans les courts-métrages que les longs. Je ne sais pas pourquoi et à la limite je n’ai pas envie de le savoir. Mort à vendre est tourné avec l’énergie du désespoir, mais on ne sort pas pour autant abattu après l’avoir vu.

Vous semblez avoir adopté les techniques de la littérature et du cinéma américains : raconter une histoire, éviter le pathos et laisser les actes des personnages révéler leur psychologie.

Mes personnages sont en action tout le temps, et c’est à travers leurs actes que l’on découvre le moteur qui les pousse à agir de telle ou telle manière. Je me suis beaucoup inspiré des films noirs des années 40 et 50, mais aussi des œuvres de Martin Scorsese et de Brian de Palma dans les années 70, deux réalisateurs, entre autres, qui ont su jouer avec les contraintes du film de genre en y apportant leur patte.

Justement, retrouve t-on votre touche  personnelle dans ces scènes lentes qui ponctuent le film ?

Je me permets des digressions dans un genre qui doit normalement être beaucoup dans l’efficacité. Je pose un regard poétique et essaye de faire ressentir au spectateur le temps qui s’écoule comme le perçoivent les personnages. Ces moments de désœuvrement où il ne se passe rien dans leur vie. Le plan où le trio de héros déambule sur la plage dure plus de deux minutes. Et au cinéma, deux minutes sans action, c’est énorme.

Tétouan est un personnage à part entière du film, cité menaçante avec ses montagnes qui l’encerclent. Pourquoi le choix de cette ville ?

Je voulais filmer au départ à Tanger où je suis d’ailleurs parti vivre 8 mois en famille pour m’imprégner du cadre. C’est lors d’une visite à Tétouan que cette ville s’est imposée à moi. J’ai eu comme une révélation, la cité racontait le scénario que j’étais en train d’écrire. La ville est belle, son architecture désuète combinée à la lumière rasante en hiver et la brume laissaient transparaître une certaine mélancolie. Tétouan était le cadre idéal pour élever mes personnages d’un réalisme premier jusqu’à la tragédie. Malik comprenant qu’il est trahi par Dounia, c’est Jules César à la fin du film.

Malik et Dounia, le couple du film, tombent amoureux au-dessus d’une décharge où jouent des gamins avec des bandes vidéo volant au vent. Le beau jaillit-il de la pourriture ?

J’ai filmé cette scène dans le regard de Malik, en saisissant sa rencontre avec Dounia comme si j’étais dans un film sentimental de Bollywood. J’y suis allé à fond en l’assumant jusqu’au bout. Je voulais montrer qu’une belle histoire d’amour était possible au milieu de toute cette pourriture, et qu’un voyou et une prostituée peuvent ressentir les mêmes sentiments qu’un couple de cadres supérieurs rangés. Malik et Dounia ne voient pas cette décharge, même si la réalité les rattrapera et finira par les détruire.

Vos héros ne sont ni complètement gentils, ni tout à fait méchants. Ils semblent juste humains, trop humains…

J’aime bien quand mes personnages ne répondent pas à des schémas clairs et manichéens. Ils sont comme nous tous, compliqués, avec des parts lumineuses et des parts d’ombre. J’ai voulu donner de la grandeur à Malik qui ne se limite pas à être juste un petit voyou. C’est un traître, un lâche, mais en même temps il est capable d’amour et entretient un rapport touchant avec sa sœur avec qui il est attentionné. Même Allal, une brute épaisse, est un homme fidèle jusqu’au bout à l’amitié qui le lie à Malik. C’est même sans doute le personnage le plus honnête du film, celui qui reste fidèle à ses valeurs.

Votre film regorge de mots crus et les personnages y font aussi l’amour. Comment évite-t-on l’écueil de la scène gratuite ?

Comme pour un mouvement de caméra, rien ne doit être gratuit mais servir l’histoire. Je parle d’un milieu dur, le langage n’est que le reflet de ses personnages, leur manière de s’exprimer au quotidien. Les scènes d’amour entre Malik et Dounia sont nécessaires au film. Il n’est pas fou d’elle de manière abstraite, leur relation est tout sauf platonique. Il l’a dans la peau. C’est un corps aussi, une chair qu’il désire et pour laquelle il va trahir ses meilleurs amis.

Vous avez déclaré régler chacune de vos scènes comme s’il s’agissait de comédies musicales. C’est-à-dire ?

Chaque mouvement est pour moi une chorégraphie possible : un type qui entre dans une pièce, en sort, sa façon de tirer une chaise, de s’asseoir. A titre d’exemple, j’ai réglé l’attaque de la bijouterie comme un ballet, la manière dont les policiers se croisent, l’arrivée des estafettes de police qui coupent l’espace.

On le sent particulièrement lors de la scène de perquisition chez le père d’un des héros.

Plus que jamais. Le flic que j’interprète et le suspect sont immobiles, des jambes passent au milieu de l’écran, puis des corps traversent le cadre. La scène est rythmée par une chanson de Smahane que j’adore. Ce morceau est d’une grande modernité avec ce son “ka” qui revient dans “7abake” et “ba3dake”. On dirait presque du Serge Gainsbourg.

Vous jouez le rôle d’un flic manipulateur et vicieux. Au fond, ne serait-il pas juste malheureux ?

Il souffre de solitude et vit l’amour par procuration à travers l’histoire de Malik et Dounia. Il leur demande de s’embrasser dans la fourgonnette de police alors que son visage affiche au même moment une profonde tristesse. Il aurait aimé que cela lui arrive aussi. Il y a d’ailleurs un plan où j’ai oublié de retirer mon alliance. C’était une erreur au départ, mais j’ai gardé la scène car cela le rendait encore plus complexe. Ce n’était pas plus mal si l’on pensait qu’il était marié et malheureux en couple.

On a l’impression que ce flic cherche moins à résoudre son enquête qu’a tromper son ennui.

Il joue au chat et à la souris avec Malik sur le toit alors qu’il peut le tuer tout de suite. C’est aussi car il s’est attaché sans doute à Malik. A un moment dans le bar, il ne sait plus comment le consoler. On a l’impression qu’il voudrait le tenir dans ses bras et qu’il n’arrive pas à le faire. Il lui dit “koul frita” comme si il voulait masquer sa gêne par ce geste pudique.

Comment tire-t-on le maximum des comédiens ?

Si les acteurs et l’équipe du film sentent que vous êtes sincère et que vous avez une exigence artistique, ils vous suivent dans l’aventure jusqu’au bout. Mon travail commence au casting. J’ai auditionné beaucoup d’acteurs en les faisant revenir plusieurs fois. Je ne devais pas trouver l’acteur parfait pour chaque personnage du trio d’amis, mais dégoter trois comédiens qui fonctionnent ensemble pour reformer ce trio. Une fois les acteurs choisis, je leur ai demandé de passer une semaine à Tétouan, d’y vivre ensemble, d’apprendre à se connaître et de s’imprègner de l’ambiance de la ville. A un moment, le lien qui s’est créé entre eux était presque animal.

 

La filmoCourts-métrages :

  • la Falaise (1997)
  • Trajets (2000)
  • Le Mur (2000)

Longs-métrages :

  • Mille Mois (2002)
  • What A Wonderful World (2006)
  • Death For Sale (2011)

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