Une fondation mort-née, une oeuvre pillée, un legs en proie à l’oubli : l’héritage de Mohamed Choukri est en danger, depuis la mort de l’écrivain en novembre 2003. Ce qui pose la question de la mémoire culturelle dans notre pays.
Que reste-t-il aujourd’hui du patrimoine (im)matériel de Mohamed Choukri ? Pas grand-chose, ou si peu. Peu avant sa mort, le 15 novembre 2003, l’écrivain tangérois avait déclaré qu’il désirait qu’une fondation porte son nom. D’atermoiements en renoncements, le souhait de l’écrivain s’est transformé en vœu pieux. Pourtant tout était là. Choukri avait signé les statuts de la fondation et choisi ses présidents : un quintet brillant, pensait-il, formé de Mohamed Achâari, alors ministre de la Culture, Hassan Aourid, Abdelhamid Akkar, Hassan Nejmi et Mohamed Berrada. Aussi, Achâari et Aourid s’étaient déplacés au musée de la kasbah qui devait accueillir la structure. “Dans l’esprit de Choukri, les bénéfices de sa fondation auraient servi à financer le prix du meilleur roman, de la nouvelle et de la pièce de théâtre, les trois genres qu’il avait pratiqués”, explique Tarik Slaïki, éditeur à Tanger et proche de l’auteur. Choukri aurait apporté une petite mention quelques mois avant sa mort au précieux document, souhaitant qu’une pension mensuelle soit versée à sa fidèle femme de ménage, Fathiya.
Une œuvre disséminée
En 2006, un article paru dans ces mêmes colonnes avait tiré la sonnette d’alarme quant à l’enlisement du projet. Aujourd’hui il est enterré et avec lui la dernière volonté de Choukri. Le dramaturge Zoubeir Benbouchta, ami de Choukri et auteur d’un livre d’entretiens, a suivi l’affaire de près : “La fondation n’a jamais été créée réellement. Choukri a certes choisi les personnes mais dans un cadre cordial, pas officiel. Le papier sur les statuts existe mais n’a pas de valeur juridique”. Il y a quatre ans, ce document s’est volatilisé. Mieux, parmi les membres de la fondation, certains arguent qu’il contrevient à la loi marocaine et musulmane : Choukri, atteint d’un cancer, n’ayant pas fait de don de son vivant. Une question taraude Roberto de Hollanda, agent littéraire de Choukri depuis 20 ans : “Si ces personnes savaient que ce document n’a aucune valeur, pourquoi ont-ils laissé Choukri croire le contraire ?”
Avant cela, le romancier avait été séduit, en 2001, par l’idée d’un musée Choukri à Asilah. “Le musée aurait été situé dans l’enceinte de la bibliothèque Bandar Ben Sultan, son entrée aurait été accessible à tout le monde, une sculpture en bois ou en cire de Choukri aurait accueilli les visiteurs…Choukri adorait l’idée. Mais les négociations ont capoté. Puis il n’a plus été convaincu”, raconte Rachid Amahjour, délégué à la culture à Tanger. D’autres projets ont été évoqués : faire de l’appartement de Choukri un musée, construire un espace culturel à Tétouan, etc. Mais jamais ils n’ont dépassé le stade de bonnes intentions.
Le pire pour Choukri est que cette inertie des pouvoirs publics s’est conjuguée avec un pillage de son modeste héritage. En tant qu’héritier, Abdelaziz, le frère de l’écrivain, avait pris possession des biens de Mohamed en 2005, en toute légalité. Ignorant leur valeur, il en revendit une part à des collectionneurs allemands et entreposa l’autre dans un local à Tétouan. “Choukri avait laissé des centaines de livres, des notes manuscrites, des correspondances, des peintures rares, des bibelots et plusieurs cassettes de musique de tous les styles. Il avait un côté bazariste et collectionneur”, se rappelle Ahmed Kabichi, alias Rubio, son vieux camarade de cuvée.
Famille déchirée
Dans son magazine d’investigation Grand Angle, 2M avait diffusé les tristes images de la dégradation avancée des manuscrits qui moisissent. Abdelaziz Choukri est pourtant catégorique : “Depuis six ans, je n’ai été contacté par personne pour préserver ces livres et ces tableaux qui sont toujours dans cette pièce. Ils sont menacés par l’humidité et la poussière. Qui sait ce qu’ils deviendront ?”.
Puis la famille s’est déchirée, pour des histoires de droits littéraires après la signature d’un contrat chez Sochepress. Si Roberto de Hollanda gère les traductions “européennes” de Choukri, personne n’est en mesure de démêler l’écheveau inextricable de ses éditeurs dans les pays arabes et au Maroc. De telle sorte que l’auteur est devenu aussi piraté dans son propre pays qu’un vulgaire film d’action américain. “Mohamed Choukri n’avait pas de bons rapports avec sa famille. Il craignait que ses proches ne fassent pas bon usage de son héritage”, avance Roberto de Hollanda.
L’héritage en question : 13 ouvrages, qui constituent l’œuvre de Choukri. Outre la trilogie Le pain nu, Le temps des erreurs et Visages, l’écrivain maudit a rédigé des pièces de théâtre et des nouvelles. Il existe aussi des trésors bien cachés, comme ces trois inédits de Choukri jamais parus à ce jour, dont disposent les frères Slaïki (Asarnakous Al-Adim, Al-Maout Al-Abqari, At-Talqa Al-Akhira). Leur édition bloque à cause de divergences avec la fratrie de Choukri. Tarik et Karim Slaïki disposent des manuscrits originaux biffés de la main de l’auteur, de quantité de lettres et de dédicaces, de photos et de témoignages d’amitié. Sans éditeur attitré de son vivant et post-mortem, l’œuvre de Choukri s’est disséminée, acquérant une plus grande popularité peut-être mais dépouillant l’auteur d’une réelle reconnaissance.
Il se croyait immortel…
“Mohamed Choukri a commis une erreur : il se croyait immortel”, avoue Tarik Slaïki. Zoubeir Benbouchta se fait plus précis : “Il n’aimait pas la mort, avait peur d’elle et reportait toujours la question à plus tard. Pour que son œuvre soit rassemblée, il devait faire un don de son vivant”. Le dramaturge, qui a bien connu Choukri, affine l’analyse : “Choukri avait une personnalité complexe : il pensait que dès la création de sa fondation, on le détrousserait. C’était sa hantise. Il voulait et ne voulait pas en même temps, se rétractait. Il était hésitant, se disant : aujourd’hui, Achâari est à la Culture, mais demain ce sera qui ? Il était un obstacle à lui-même”.
L’âpreté de la vie que connut Choukri lui donna une vision marchande, voire mercantile, de l’existence : “Pour lui, chaque chose avait un prix. Quand il donnait, il pensait recevoir. Il voyait la vie nue, sans maquillage”, précise Zoubeir Benbouchta. “Il était “bruto”. Ce qu’il pensait, il le disait sans ambages. Il avait un cœur pur et n’était ni hypocrite, ni menteur”, se souvient Ammi Driss, producteur et animateur d’émissions enfantines et proche de l’écrivain.
Mohamed Choukri était Tanger, il se confondait avec une ville dont il écrivait l’inépuisable chronique. “Tout le monde le reconnaissait dans la rue”, se rémémore Ammi Driss. “Les touristes venaient autant pour voir Tanger que pour Choukri. C’était lui le musée de la ville”, reconnaît Rachid Amahjour. On voulait découvrir cet écrivain subversif à la moustache charbonneuse et à l’aspect austère, qui travaillait dès potron-minet, alors que Tanger était encore ensommeillée, puis allait au café du Ritz, noter des pensées un verre à la main.
Un espace culturel Choukri à Tanger ?
Mais les choses semblent changer. Tanger devrait accueillir un espace culturel Choukri dans le prolongement de la galerie Mohamed Drissi, en plein centre-ville. C’est ce que nous assure Rachid Amahjour. Le ministère de la Culture a donné son feu vert et l’architecte a été désigné. “L’espace contiendra un sous-sol avec des ateliers artistiques et un rez-de-chaussée avec une salle de spectacle et une bibliothèque”, déclare Rachid Amahjour. La structure, qui a nécessité un investissement de 7 millions de dirhams, devrait voir le jour dans un an et demi. “Chaque personne ayant des effets ou des manuscrits rares de Choukri doit contribuer pour que cet espace vive”, espère candidement le délégué à la culture. Cette structure sera-t-elle une coquille vide ou insufflera-t-elle l’âme de l’auteur du Pain nu ? L’avenir nous le dira.
Heureusement, l’héritage immatériel de Choukri continue d’exister. Des initiatives privées, le plus souvent, le font briller. Ainsi, une exposition du photographe espagnol Luis de Vega sillonne le pays actuellement, elle montre l’écrivain dans les dernières années de sa vie. Clichés sur le vif de cet écorché, qui n’a pas son pareil pour décrire crûment l’univers des bas-fonds tangérois, peuplés de catins et de miséreux, de sexe et de pauvreté. Un beau-livre, L’écrivain et sa ville, de Rachid Taferssiti et Rachid Ouettassi, (éd. Zarouila, 2007) est aussi paru. Des rencontres et tables rondes se tiennent un peu partout dans le pays.
Un enjeu de mémoire
Au-delà du cas Choukri, c’est notre mémoire culturelle qui est en jeu, en proie à l’amnésie et l’oubli. Un des rares écrivains et intellectuels marocains à s’être penché sur la question est Abdellatif Laâbi. Depuis plusieurs années, Laâbi remue ciel et terre pour être entendu sur le sujet. “Il existe bien des fondations, des collectifs également, etc. Mais on ne peut pas continuer ainsi car il y’a une dispersion d’énergie”, nous dit-il dans un entretien téléphonique. Dans un texte paru il y a cinq ans intitulé Halte à l’amnésie !, Laâbi proposait la création d’un institut de la mémoire culturelle contemporaine dont le but serait de réunir le legs des écrivains, artistes, peintres, cinéastes, etc. Mais cette idée originale a fait long feu. “J’avais l’espoir que les choses allaient bouger. Malheureusement il n’y a même pas eu une mobilisation des concernés eux-mêmes”, déplore Laâbi. “Cette conscience ne s’est pas encore manifestée au Maroc. Je suis assez découragé car j’ai l’impression de prêcher dans le désert”. Et Laâbi d’ajouter : “Il y a une absence de vision s’agissant de la question culturelle (enseignement, infrastructures…) au Maroc. Le chantier n’a pas été ouvert dans la vague de démocratisation de notre pays”. Conséquence : plusieurs grands noms qui nous ont quittés depuis l’indépendance tombent peu à peu dans l’oubli : Jilali Gharbaoui, Mohamed Aziz Lahbabi, Abbes Saladi, Mohamed Zafzaf, Mohamed Kacimi, Ahmed Sefrioui… Leurs manuscrits, croquis et archives personnelles restent confinés dans leur famille, quand il ne sont pas bradés aux enchères.
Ce désintérêt chiffonne les écrivains et artistes vivants qui s’interrogent sur la transmission de leurs archives. Il existe une fondation Amran El Maleh. Abdellatif Laâbi songe à léguer son œuvre à l’Institut de la mémoire et de l’édition contemporaine (IMEC) en France. Tahar Ben Jelloun a lui aussi pris les devants : “J’ai donné toutes mes archives à l’IMEC. Je leur ai tout donné sauf mes manuscrits ; j’attends de voir à qui les confier. Je ne me suis pas encore organisé pour le legs mais j’y pense de temps en temps”. Tarik Slaïki se rappelle cette parole cinglante de Choukri : “Tanger, je lui ai tout donné et elle ne m’a rien rendu”. Et de conclure : “Tanger n’a jamais donné un nom du niveau de Choukri. Il est devenu un patrimoine national et international”.
Parcours. La gloire du pain nu |
Regards. L’avis de TBJ |
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