Lecture. Gutenberg 2.0

Alors que l’édition numérique n’est pour le moment qu’au stade de projet au Maroc, le 16ème Salon international des Livres et des Arts de Tanger ouvre le débat sur cette (r)évolution de l’objet et de ses circuits économiques.

Que les aficionados du papier se rassurent : non, le livre numérique ne supplantera pas le livre papier. Certes, les technologies ont fortement évolué. Mais en quoi ont-elles transformé les industries culturelles, la recherche, l’éducation, la préservation du patrimoine ? Quelles sont les nouvelles pratiques d’écriture et d’échanges intellectuels ? Au palais des Institutions italiennes de Tanger, à travers quatre jours de conférences, de tables rondes et de lectures, mais aussi de concerts et expositions, on tente de faire le bilan. Pour Alexandre Pajon, directeur de l’Institut français de Tanger et commissaire du Salon, “le numérique est une révolution du livre, des arts et des modes de transmission des idées. On assiste à la fin du 35mm au cinéma, du phonogramme pour la musique, et à la constitution de bibliothèques numériques. On pourrait avoir une vision catastrophiste, sur le mode des peurs millénaristes, mais le numérique est aussi un élément de cette crise, au sens d’une rupture. On entre dans une nouvelle ère”.

L’enjeu de cet événement est de poser ces questions de manière accessible, malgré l’aspect élitiste de la rencontre, pour rattacher le Maroc à une réflexion de fond au niveau mondial : “Le fossé entre le monde arabe et le reste du monde concerne le nombre de livres numériques publiés, mais pas la question du numérique. Au Maroc, elle apparaît dans la presse et les blogs, donc il fallait refléter les enjeux. Nous n’avons pas de leçons à donner, juste des questions à poser : le numérique est-il une solution pour l’éducation dans un pays où il y a 40% d’analphabétisme ? Qu’en est-il de l’environnement ?”

Une solution controversée

Au Maroc, la réflexion sur le numérique se pose déjà chez les professionnels du livre. Il en est même question dans les cours sur la librairie et l’édition à l’Université de Aïn Chok, et cela passionne les étudiants. “Un ancien lauréat a le projet d’ouvrir une maison d’édition numérique”, précise Kacem Basfao, directeur de la filière Métiers du Livre. Car dans un secteur qui connaît des difficultés, le numérique peut apparaître comme une solution à certains. Même si tous affirment qu’on n’en est pas encore là. Karine Joseph, directrice des éditions du Sirocco, a déjà publié un livre en version numérique, les Contes et légendes du Maroc, écrit par Françoise Légey. L’initiative est venue de son diffuseur français, qui avait un partenariat avec le réseau de librairies numériques EPagine. “Ils préparent le fichier et le proposent, via leur catalogue, à des librairies qui ont des plateformes numériques. Mais personne ne fait ce travail au Maroc”. Une expérience-test, qui l’incite à réitérer la démarche avec d’autres titres. “Je suis convaincue qu’on est obligés d’y aller, même si ça n’annulera pas le papier”.

Aux éditions Le Fennec, Laila Chaouni envisage, elle, de garder le papier pour les Beaux livres et les livres de poche, et de passer au numérique pour le reste. “Je ne vais pas totalement me couper du livre papier, pour les inconditionnels qui le réclament, mais selon les collections et la teneur de l’ouvrage, je vais m’orienter plutôt vers le papier ou vers le numérique”. Pour elle, c’est une nécessité : “Si on ne s’y met pas, on va être dépassés”. Parmi les principales motivations des éditeurs, on retrouve l’économie des coûts d’impression, la fin du cauchemar du magasinage, la possibilité de faire revivre des titres épuisés… Bichr Bennani, cofondateur de Tarik éditions, relativise de son côté l’engouement de ses confrères : “Le numérique représente 5% des ventes en France, et beaucoup moins en Allemagne. Et de toute façon, on n’enlève pas le plaisir de manipuler le papier”. Il s’y prépare néanmoins pour fin 2012, afin de respecter le choix des lecteurs, et prévoit même que les ventes d’ouvrages numériques atteignent 10% de son chiffre d’affaires, d’ici quelques années. Mais beaucoup de questions subsistent. Et si Karine Joseph espère surmonter ainsi certains problèmes, comme la diffusion à l’international, Bichr Bennani, lui, reste sceptique : “Ce qui règlerait le problème, c’est la qualité du texte et l’universalité du livre”.

Des équipements coûteux

D’autre part, lire des ouvrages numériques suppose d’être équipé pour. Or, le matériel est coûteux, loin d’être à la portée du Marocain lambda. Alors que les éditeurs s’appliquent à faire des livres à des tarifs accessibles (50 DH en moyenne), l’investissement de base pour lire en numérique commence autour de 5 000 DH. Et les prix montent jusqu’à 9 800 DH. Ou alors, il faut un ordinateur et une connexion Internet. Pour Kacem Basfao, “c’est un effet de marqueur social”. Donc, pour l’instant, le marché marocain est encore très restreint. Et même si les prix des supports sont appelés à baisser, le numérique soulève de nombreuses questions. Quel prix et quelle TVA appliquer ? Comment se protéger contre le piratage ? Quelles transformations du système de droits d’auteur, basé jusqu’à présent sur la déclaration du nombre d’exemplaires vendus ? Et surtout comment repenser l’ensemble de la chaîne du livre ? Au Maroc comme ailleurs, les professionnels se mobilisent autour de la nécessité de légiférer. Bichr Bennani appelle à “une réflexion dès maintenant, pour s’adapter”.

Outre ces aspects économiques et juridiques, le livre numérique est en passe de révolutionner le mode de lecture. Si aujourd’hui les éditeurs marocains y voient une économie d’investissement, c’est parce qu’ils restent dans un schéma assez classique de rapport au texte. Pour Kacem Basfao, au contraire, l’édition électronique demande plus de capitaux pour s’équiper en ordinateurs, scanners, logiciels de PAO, mais aussi pour recruter les infographistes et animateurs réseaux qui donneront tout son sens à ce travail. “L’édition numérique, ce n’est pas seulement la version numérisée d’un livre : si on veut exploiter toutes les potentialités du multimédia, avec les possibilités de recherche, les liens hypertextes, les interactions etc., ça revient plus cher. Le numérique, c’est une culture”. Karine Joseph prépare désormais des bonus à la version numérique de son livre, comme pour un DVD. Pour l’instant, de l’avis des éditeurs, aucun auteur au Maroc n’a encore demandé à ce que son œuvre ne soit publiée qu’en numérique. Quant à écrire dans l’optique du multimédia au Maroc, l’expérience reste à mener…

 

Zoom. Un lectorat de niche

Si certains lecteurs clament leur fidélité au livre papier, d’autres se disent au contraire très intéressés par le livre numérique. Ceux qui ont franchi le pas lisent d’abord des livres épuisés, des classiques tombés dans le domaine public accessibles gratuitement sur Ebook, Gallica, Gutenberg… Donc en anglais ou en français, puisque ce sont les deux langues majoritairement représentées en ligne. En ce qui concerne l’arabe, pour l’essentiel, seuls les éditeurs religieux radicaux ont numérisé leur production. Quant à ceux qui souhaitent accéder à l’offre payante, ils doivent être munis d’une carte internationale, puisqu’il n’y a aucun diffuseur au Maroc. La plupart sont des chercheurs universitaires qui ont besoin de se tenir au courant des publications récentes. Pour eux, le numérique vient pallier l’indisponibilité de l’ouvrage en librairie. Souvent, ils apprécient aussi la possibilité de recherche par mots clés. “Une pratique déjà courante dans le monde professionnel”, commente Kacem Basfao.

 

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