Tunisie. Courage, Nessma, tu n’es pas seule !

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Nessma TV, à laquelle TelQuel apporte tout son soutien, est au cœur du premier procès d’opinion post-révolution. L’issue que la justice tunisienne donnera à cette affaire sera révélatrice du modèle de société que veulent adopter les islamistes au pouvoir, ainsi que de la place qu’ils laisseront à la liberté d’expression.

Le jeudi 19 avril s’ouvre, à Tunis, le procès de Nessma TV et de son PDG Nabil Karoui, accusés d’“atteinte au culte religieux” pour avoir diffusé le film Persépolis de l’Iranienne Marjane Satrapi.

Tout a commencé le 7 octobre 2011, une semaine après l’ouverture officielle de la campagne électorale. Coup de tonnerre : les sièges de Nessma TV à Montplaisir et de Karoui&Karoui World sur l’avenue Mohammed V sont pris d’assaut par des hordes d’islamistes en colère, suite à la diffusion de Persépolis. Dans ce film, on voit l’héroïne interpeller Dieu dans un songe, représenté par un patriarche à la longue barbe blanche assis sur un nuage. Cette scène a provoqué l’ire des islamistes, alors même que ce soir-là, la chaîne est loin d’avoir cartonné en termes d’audience : à peine 1,6% en Tunisie, soit 70 000 téléspectateurs. Quelques jours plus tard, une horde de salafistes s’en prend au domicile de Nabil Karoui, à La Soukra, séquestre sa femme de ménage, tente de la violer et de l’égorger. “Les forces de l’ordre ont mis 20 minutes pour intervenir et les responsables de cette agression, notamment deux d’entre eux pris en flagrant délit avec les bijoux de ma femme, sont toujours dans la nature”, affirme Nabil Karoui qui, pour calmer le jeu, se confond en excuses sur les ondes.

Ce que veulent les islamistes

Mais rien n’y fait. 200 avocats islamistes portent plainte contre le PDG de la chaîne et l’association Images et paroles de femmes. Le 14 octobre, les islamistes appellent au “vendredi de la colère” : les prêches sont consacrés à Nessma TV et à son dirigeant, allant jusqu’à l’appel au meurtre. De son côté, la société civile et les modernistes réagissent le 16 octobre, avec une marche pour la liberté d’expression et de création.

A la veille de la 3ème audience du procès, Sofiane Ben Hamida, directeur de l’information de Nessma TV, fait le point : “Oui, c’est un film qui parle de l’islamisme diffusé au cœur de la campagne électorale. Mais pour un média, qu’est-ce qu’il y a de mieux que de coller à l’actualité ? Ce n’est pas la représentation de Dieu qui les a interpellés, c’est la campagne électorale”. De son côté, la cinéaste Selma Baccar, qui siège à l’Assemblée Constituante, considère “qu’il n’était pas opportun de passer ce film en pleine campagne. Je suis bien placée pour savoir que cela a beaucoup influé sur les résultats des élections. Cela dit, il faut continuer à défendre la liberté d’expression car ce procès dépasse les intérêts de Nessma”.

Pour Maître Omar Labiedh, qui dirige la défense de Nessma TV, “l’affaire a été politisée. Il ne saurait y avoir de  limites à la création pour des prétextes religieux. Nos sociétés sont fragilisées, d’où la difficulté de débattre de ces sujets sans que cela soit interprété comme une atteinte à la religion ou à son exclusion de la sphère publique”.

Quel que soit le verdict, Nabil Karoui a la ferme intention de continuer de développer son concept de télé pour un Maghreb moderne et novateur. D’ici 2014, il prévoit même de lancer des canaux dédiés à chaque pays avec 85 % de programmes communs.

A l’ombre de Ben Ali

Retour en arrière. L’histoire de Nessma TV est un véritable feuilleton qui a connu depuis ses débuts de nombreux rebondissements. L’aventure a commencé en 2007, au temps où les médias étaient verrouillés, dédiés exclusivement à la gloire du régime de Ben Ali. “A l’origine, c’était une chaîne pirate, raconte Nabil Karoui, golden boy de la publicité et PDG de Nessma. J’avais trouvé une faille dans la loi : j’ai monté une société de production offshore, qui produisait notamment des émissions pour la télévision algérienne. Et tout le reste était diffusé depuis la France”. Mais le pouvoir prédateur n’a pas tardé à flairer la bonne affaire. Fidèle à une tactique bien rodée qui consistait à mettre à genoux les hommes d’affaires prospères pour mieux les racketter, Ben Ali charge son ministre de la Communication de se pencher sur le business des frères Karoui, à la tête, entre autres, de Karoui&Karoui World, un groupe de publicité actif du Maroc jusqu’en Arabie Saoudite. La sentence est sans appel : 1200 panneaux publicitaires supprimés en 48 heures, redressement fiscal de 7 millions de dinars (près de 39 millions de DH) et 4 millions de dinars de redressement par la Caisse nationale de sécurité sociale (plus de 22 millions de DH). Nabil et Ghazi Karoui n’ont alors que deux options : obtempérer ou disparaître.

Comme la majorité des hommes d’affaires tunisiens, ils se plient aux desiderata du Palais de Carthage, qui leur demande de créer une Star Academy maghrébine.  L’émission est assurée deux ans de suite, mais c’est un véritable gouffre financier. Nabil Karoui ne peut plus assurer. Il est convoqué par le Pouvoir qui lui demande ce qu’il compte faire de la chaîne.

Il décide alors de se positionner sur le divertissement et, pour se refaire une santé financière, se tourne vers Tarek Ben Ammar, patron de Quinta Communications et l’un des derniers nababs de la production cinématographique internationale (il a produit, entre autres, Roman Polanski). La télévision étant un business qui rapporte gros mais qui coûte très cher, Tarek Ben Ammar, persona grata du régime Ben Ali, fait appel à son ami et associé Silvio Berlusconi, dont le groupe Mediaset fait son entrée dans le capital de Nessma. C’est ainsi que la télé du Grand Maghreb est relancée en mars 2009. Avec une grille résolument moderne, portée par des programmes phares comme “Ness Nessma” (les gens de Nessma), animée par le célèbre Fawaz Ben Tmessek, “Mamnou3 3arjel” (interdit aux hommes), émission féminine présentée par la pétillante Marocaine Kaoutar Boudarraja, et des tranches sport offrant des compétitions africaines de handball en exclusivité, la chaîne connaît un succès fulgurant. Elle cartonne auprès du public  en Algérie, au Maroc et en Tunisie, avec une moyenne de 12 millions de téléspectateurs par soirée.

A ce moment-là, Nabil Karoui fait partie du rang des mounachidine (terme désignant ceux qui ont appelé Ben Ali à se représenter à la présidentielle de 2014, ndlr), allant jusqu’à lui donner du “Baba Zine”. “Je l’ai dit une fois et les réseaux sociaux manipulés par les islamistes ont diffusé cette vidéo en boucle”, se défend Karoui.  Cependant, l’homme d’affaires réfute l’idée qu’il ait pu avoir recours au soutien de l’Agence tunisienne de la communication extérieure (ATCE), chargée de la propagande du régime : “Je n’ai jamais touché un centime de l’ATCE, contrairement à tous les groupes de presse tunisiens”.

Coller à l’actualité

Jusqu’au 17 décembre 2010, jour où Mohamed Bouazizi s’immole par le feu, Nessma TV est surtout une chaîne de divertissements. Mais une semaine après ce drame, le 25 décembre, Oussama Romdhani, ministre de la Communication qui a dirigé l’ATCE pendant 14 ans, convoque Nabil Karoui et lui ordonne d’organiser un talk-show pour défendre le régime et “damer le pion à Al Jazeera et France 24”. Karoui est très embêté. L’info, ce n’est pas son truc, et dans son équipe, il ne dispose que de cinq journalistes qui font surtout de la téléréalité. Après une nuit de réflexion, il accepte de faire l’émission à condition que le Pouvoir lui donne l’autorisation de filmer à Sidi Bouzid. “Je l’ai eue le soir même, et j’ai envoyé un journaliste avec mission de tout filmer. Nous avons pris contact avec des opposants et des membres de la société civile pour composer le plateau. Je me suis retrouvé face à un monde qui m’était totalement étranger”, se souvient le PDG de la chaîne. Cette émission, qui a pu faire croire que face à la vague de contestation, le régime avait opté pour l’ouverture, a déclenché la colère du dictateur : “Le 30 décembre 2010, nous avons diffusé le premier talk-show libre de l’histoire de la Tunisie. Ben Ali était furieux. Le 31 décembre à 23 h, j’ai reçu une convocation du procureur de la république avec l’ordre de fermer la chaîne”.

Deux semaines plus tard, Ben Ali prenait la fuite. “Nous avons pris l’antenne à 18h. Nous n’avions même pas de fils d’agences, mais nous avions envoyé nos journalistes sur le terrain et ouvert l’antenne aux débats. Et nous avons assuré 6h d’antenne d’affilée. C’était comme un coming out”, raconte Insaf Boughdiri, rédactrice en chef. Par la force des évènements, la chaîne du Grand Maghreb fait sa mue… Elle devient aussi une chaîne d’info.

L’avenir de Nessma semble alors radieux. Jusqu’à l’irruption de l’affaire Persépolis qui n’est plus seulement celle de Karoui, mais celle de la Tunisie toute entière, voire de l’ensemble du Maghreb… 

 

Libertés. On ne badine plus…

Les bonnes mœurs et la religion sont dorénavant au cœur du débat sur les médias en Tunisie. Après l’affaire du quotidien Ettounssia, qui a valu à son directeur une semaine de garde à vue et 1000 dinars (5600 DH) d’amende pour la publication d’une photo de nu, Ghazi Béji et Jabeur Mejri, deux jeunes diplômés chômeurs de 28 ans, ont été condamnés le 28 mars par le tribunal de Mahdia à sept ans et demi de prison et 1200 dinars (6700 DH) d’amende pour atteinte à la morale, diffamation et trouble de l’ordre public. Leurs crimes : être athées et avoir publié sur Internet des écrits anti-islam ainsi que des caricatures du prophète. Ghazi Béji a pu fuir vers la Grèce via l’Algérie et la Turquie, mais Jabeur Mejri est en prison. Sa famille affirme qu’il aurait été torturé. Aucun avocat de Mahdia n’a voulu assurer leur défense et la justice continue à condamner au titre de l’article 121 du Code pénal, adopté en 2001 pour lutter contre tous ceux qui enrayaient la bonne marche de la dictature. C’est également en vertu de cet article que le directeur de Nessma TV est poursuivi pour la diffusion de Persépolis, dont une scène est jugée blasphématoire.

 

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