Annexion de mosquées, saccage de biens publics, agressions… la Tunisie vit des heures sombres depuis que les salafistes sont résolus à imposer le Califat. Une situation qui inquiète le peuple du jasmin. Reportage à Tunis.
Ambiance tendue à la sortie du prêche du vendredi à la mosquée Imam Zaghouani à Hay Al Ghazala, quartier de classe moyenne au nord de Tunis. Des citoyens discutent fermement avec un jeune salafiste, calotte et barbe noires, qamis immaculé. Depuis huit mois, ces hommes ont cessé de fréquenter la mosquée car les salafistes ont fait un hold-up sur ce lieu de prière. L’imam Saïf – nous n’en saurons pas plus sur son nom – est étranger au quartier. Il vient de Hay Tahrir, un quartier populaire, plus au nord. Et pourtant, il a pris possession de la mosquée et de la maison attenante où il s’est confortablement installé.
Le cas de la mosquée Imam Zaghouani n’est pas isolé en Tunisie. Tout le pays bruisse de récits de mosquées “annexées” par des salafistes déterminés à appliquer la loi du prophète (500 selon le ministère des Affaires religieuses) ou encore d’“émirats” salafistes comme à Sejnene, un hameau du nord du pays, et d’opérations commandos sur la police et les autorités locales comme à Jendouba dans le nord-ouest, ou à Bir Ali Ben Khlifa, dans les environs de Sfax. Ces salafistes apparus au lendemain de la fuite de Ben Ali veulent rétablir le Califat… Un concept agité par Hamadi Jebali, secrétaire général d’Ennahda mais pas encore Premier ministre, lors d’un discours euphorique de lendemain d’élection où il annonçait avec exaltation l’avènement du 6ème califat.
Chape de plomb sur l’université
A l’approche du passage en conseil de discipline d’une poignée de niqabées, la tension est montée à la faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba. Des salafistes ont à nouveau tenté d’imposer en cours, par la force, une étudiante voilée de la tête aux pieds. Le prof et quelques élèves se sont repliés et enfermés à clé, dans le bureau du directeur du département d’arabe, mais les salafistes ont défoncé la porte. En solidarité, les enseignants ont suspendu les cours.
Pendant trois mois, l’université de la Manouba, ses 8000 étudiants et 360 professeurs ont été, en effet, “otages” d’une douzaine de salafistes “appuyés par une quarantaine de membres de la Jeunesse d’Ennahda”, selon Hossem Laâbidi, étudiant en 2ème année d’italien. Ce représentant de l’UGET (Union générale des étudiants de Tunisie) s’égosille, debout sur une table, face aux étudiants et professeurs réunis sur le campus : “Au nom de la religion, ils sont devenus les ennemis du peuple. Si tu parles tu es un mécréant, si tu te tais tu ne peux pas étudier !”. Pour couvrir la voix de ces modernistes, les salafistes ont balancé à fond des chants prédicateurs. Soudain, le silence. Le doyen Habib Kazdaghli, qui tente de gérer au mieux la crise, a ordonné de couper le courant. Plus de sono, comme au temps du prophète…
Mohamed El Bakhti est dépité. A 26 ans, il s’est imposé sur le campus comme le leader des salafistes. Si ce n’était son bouc de poils roux, il passerait inaperçu avec son jogging et sa casquette Adidas. Il avait à peine 20 ans en décembre 2006 quand il est recruté par “le groupe de Soliman” affilié à Al Qaïda, pour conduire des attentats contre des établissements touristiques et industriels. Projets avortés après une intervention musclée des forces de l’ordre qui a fait des victimes dans les deux camps. Pourquoi il s’était engagé ? “C’était intenable sous Ben Ali. Nous étions harcelés, nous ne pouvions pas pratiquer notre foi… Ils arrachaient le hijab des filles et surveillaient les mosquées”.
Après 5 ans de prison, El Bakhti est sorti à la faveur de l’amnistie de mars 2011. Comme son chef, Cheikh Saïfallah Benhassine, alias Abu Iyadh, 46 ans, qui s’est installé à la mosquée Abu Bakr Essediq de La Goulette. Le jour où nous le rencontrons, il fête sa première année d’homme libre. Arrêté à Istanbul en février 2003, au pic de la lutte contre le terrorisme post-11 septembre, il a purgé 8 ans de prison. Comme son jeune disciple, Abu Iyadh reconnaît qu’ils sont libres grâce à Ennahda…Libres de prendre possession des mosquées, de prêcher, de recruter, mais aussi de harceler, en toute impunité, ceux qui résistent à leur prosélytisme.
Les enragés qui ont mis à sac le domicile de Nabil Karoui, le patron de Nessma TV, ont été libérés contre une amende de 9,5 dinars (53 DH). Les agresseurs d’un journaliste et d’un islamologue courent toujours. A la Manouba, on les chasse, ils reviennent. “Nous avons proposé au ministère la création d’un corps de vigiles constamment présent pour protéger l’institution des intrus”, rappelle Fadhila Laouani, membre du syndicat de l’enseignement supérieur, “ça fait des mois qu’il fait la sourde oreille. Le tribunal administratif a sorti deux jugements en faveur des institutions universitaires qui insistent sur le fait que le niqab est en contradiction avec la sécurité et avec la pédagogie. Mais le ministre de l’Enseignement supérieur affirme que seul le Premier ministre peut prendre une décision sur le port d’un habit religieux”. Le Premier ministre n’a pas réagi. Ghannouchi l’a fait : “Le niqab est hors-la-loi”, a-t-il déclaré au début de la crise, mais apparemment les salafistes ne l’ont pas entendu. Il aura fallu attendre la profanation du drapeau tunisien le 7 mars par un des étudiants salafistes pour qu’ils suspendent leur mouvement à l’université de la Manouba.
Liaisons dangereuses
Les relations entre le parti au pouvoir et les salafistes sont très ambiguës. Abu Iyadh affirme : “Ennahda nous doit sa victoire”. Loin d’être homogène, Ennahda est parcourue par plusieurs tendances et la salafiste existe bel et bien, notamment en la personne de Sadok Chourou, élu à la Constituante, qui demande l’application des châtiments corporels pour délits de grève, sit-in ou toute autre forme de contestation. Pour Mokhtar Trifi, le président d’honneur de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, “il y a une bienveillance de la part d’Ennahda envers les salafistes. A Kairouan, les salafistes arrêtent, ligotent, interrogent des citoyens honnêtes mais, malheureusement, le ministère public n’intervient pas”.
“C’est un phénomène angoissant”, souligne pour sa part Souheyr Belhassen, présidente de la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l’homme) : “Ennahda est débordée par un extrémisme violent qu’elle ne contrôle pas”. Bochra Bel Hadj Hamida, avocate et militante, est plus pessimiste : “Si, au début, je pensais qu’il s’agissait de simples citoyens tunisiens qui ont souffert de la marginalisation à tous les niveaux, aujourd’hui je pense qu’ils sont utilisés par Ennahda pour instaurer un régime totalitaire après avoir réussi à diviser la société en mécréants et croyants”.
Pour Habib Kazdaghli, le doyen de La Manouba, cette poussée de fanatisme est “une crise d’adolescence, consécutive à la répression de Ben Ali. Mais il faut rétablir l’ordre républicain”. Combattre l’ordre républicain pour instaurer le Califat, c’est précisément le credo de Cheikh Saïfallah Benhassine, grand admirateur d’Oussama Ben Laden et sympathisant d’AQMI : “Nous pourrions semer le chaos”, affirme-t-il, “mais ce n’est pas dans notre intérêt. La situation de la Tunisie n’appelle pas au jihad. Notre objectif n’est pas d’instaurer un émirat islamiste, mais de nous réconcilier avec notre religion”. Pour lui, il y a un conflit entre ceux qui veulent gouverner selon la Charia et les mécréants qui veulent consolider la république civile. Dans les mois, voire les années qui viennent, la Tunisie devra se prononcer sur un choix de société.
Constitution. Bientôt la Charia dans la loi ? Le projet de Constitution d’Ennahda est en contradiction avec les assurances de son leader, Rached Ghannouchi, qui a déclaré que “la religion sera absente de la future Constitution”. L’article 10 prévoit que la Charia sera la référence essentielle de la loi, et l’article 126 la création d’un Conseil suprême islamique, autorité dont le rôle sera de vérifier la conformité des lois avec la Charia et d’émettre des fatwas. Dans une explication de texte du projet de Constitution islamiste, Al Fajr, le quotidien d’Ennahda écrit : “La religion est une affaire publique et un mode de vie. La séparation entre la religion et l’Etat contredit le message de l’islam et tout appel à la séparation est une atteinte à la pensée islamique”. Si ce projet, qui rassemble les voix de la Troïka (142) et qui semble avoir le soutien des députés d’Al Aridha (la Pétition populaire de Hachmi Al Hamdi -11 élus) et des islamistes indépendants de Nejib Hasni (12 élus), était adopté – il ne manquerait que 7 voix pour atteindre les deux tiers -, la Tunisie glisserait inexorablement vers une théocratie islamiste. |
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