Avec sa voix suave, une énergie débordante sur scène et beaucoup de talent, Mohamed Sousdi a donné de la puissance au groupe Lemchaheb, avant de s’éteindre dans le dénuement. Récit de la gloire et de la décadence d’une icône.
“Tiens ! J’ai une nouvelle blague à te raconter”. C’est ainsi que Mohamed Sousdi avait l’habitude d’apostropher ses proches. Parolier, compositeur et chanteur hors pair, Sousdi portait en lui l’âme du groupe Lemchaheb, une des formations les plus atypiques, créée en 1975, et qui a forcé le respect d’un public conquis par Nass El Ghiwane et Jil Jilala. “Mohamed Sousdi était trempé de sueur chaque fois qu’il montait sur scène, c’était un grand timide”, souligne Hassan Nraiss, critique de cinéma et ami intime de l’artiste. Malgré son talent indéniable, Sousdi s’ajoute à la cohorte des artistes décédés dans le dénuement. Un énième mélodrame, mais l’histoire de sa vie passionne plus que jamais.
Hay Mohammadi forever
C’est au cœur de Hay Mohammadi que Mohamed Sousdi voit le jour en 1952. Inutile de répéter que ce quartier fut le terreau de la conscience politique de l’époque et allait engendrer les artistes qui vont marquer le renouveau du théâtre et de la chanson marocains. Attiré par le chant depuis sa plus tendre enfance, Mohamed prête sa voix en chantant la chanson indienne lors des entr’actes de la formation de théâtre Al Khouloud en 1964. Il quitte rapidement l’école et fait le choix d’exercer le métier de soudeur jusqu’à un accident de travail qui le pousse à revenir à son premier amour : la musique. Les choses se précipitent pour le jeune artiste. Le public découvre la voix de Sousdi dans la très populaire émission Al Wakt a Tallit, en 1969, et dont l’interprétation de la chanson du cultissime film indien Dosti va lui valoir le prix de la meilleure interprétation.
En ce début des années 70, le quartier Hay Mohammadi bouillonne de créativité et une bande de copains lance un groupe, Nass El Ghiwane, dont le son atypique trouve un large écho auprès du public. Ce succès suscite des vocations chez les jeunes du quartier. En 1971, Mohamed Sousdi et son complice Mbarek Chadili décident de monter aussi un groupe de musique. De cette expérience naîtra la formation éphémère Al Jouda qui disparaîtra après quatre morceaux sans grand succès. A l’instar de tous les artistes de l’époque, Sousdi fera un passage par le théâtre de Tayeb Saddiki avec qui il développe son jeu de scène. Sousdi et Chadili réitèrent l’expérience en 1972 en créant le groupe Dakka qui est un véritable fiasco et qui les pousse à s’installer aux Pays-Bas. Le hasard va faire que, pendant la même période, un groupe appelé Lemchaheb était en tournée aux Pays-Bas en compagnie de Hamid Zahir et Abdelhadi Belkhayat. Le groupe Lemchaheb était constitué à l’époque de Mohamed Batma (frère de feu Larbi Batma), voisin de quartier de Sousdi, de Moulay Chérif Lamrani, des frères Bahiri, et de la vocaliste Saïda Birouk. Cette rencontre avec Lemchaheb fera basculer la vie de Sousdi.
El Ghiwane, Jilala et nous
De retour au Maroc en 1974, Sousdi tape dans l’œil de Mohamed Batma et Moulay Chérif Lamrani, les deux fondateurs de Lemchaheb. Il met à contribution son expérience théâtrale pour réaliser la nouvelle mise en scène du groupe et propose à Moulay Chérif Lamrani, joueur de mandoline hors pair, de faire de cet instrument leur marque de fabrique, et ainsi se différencier de Nass El Ghiwane et Jil Jilala qui se partageaient la scène marocaine. “Moulay Chérif Lamrani est originaire d’Algérie et la mandoline est un instrument utilisé dans la musique gharnatie typique de la région de l’Oriental et de l’Algérie. Il a modifié sa mandoline en doublant les cordes pour donner des notes graves et composait sur la gamme de la voix de Sousdi”, souligne Miloud Errami, un ami proche de Sousdi. Avec deux paroliers de talent comme Batma et Sousdi, le groupe est prêt à conquérir le public avec ses nouveaux accords. Des tubes comme Amana, Hamouda, Al Ghadi Baid et Sayeg Talef permettent alors d’apprécier le talent de chanteur et de compositeur de Sousdi. “A l’époque, El Ghiwane et Lemchaheb baignaient dans le même magma à cause de liens familiaux et artistiques. Il n’était pas rare que Mohamed Batma écrive des chansons pour El Ghiwane. Les rapports entre ces artistes étaient très fraternels”, confie Hassan Nraiss.
Le roi aime
Fort de son succès, le groupe Lemchaheb multiplie les concerts au Maroc et à l’étranger, où il est plébiscité par la communauté maghrébine. “Le groupe était tellement apprécié en France et en Belgique que j’ai dû m’installer en France avec Mohamed en 1983. Mais on n’a pas tardé à rentrer au pays parce qu’il ne voulait pas laisser sa mère, Mi Aïcha, seule au Maroc”, se rappelle l’épouse du défunt artiste, Fatima Khayet. Le contexte politique difficile de l’époque va imprégner les textes de Sousdi et Batma, notamment la fameuse chanson Dawini dont le dernier couplet sera modifié pour lever le doute sur la signification du mot ahaydouh, interprété selon une légende urbaine comme un appel à la destitution du roi. Mais les textes acerbes du groupe ne vont pas tarder à attirer les zélotes du Makhzen qui y voient de la subversion déguisée et iront même jusqu’à arrêter les membres du groupe après un concert, pour les interroger dans un appartement à Casablanca. Sousdi, qui a réussi à s’enfuir, racontera plus tard que le groupe a été bien traité et invité même à chanter quelques chansons. Un test en réalité, avant d’être invité au palais royal, puisque Hassan II était fan de Lemchaheb. En 1977, alors que Sousdi se trouvait au cinéma Shahrazad à Casablanca, les lumières s’allument subitement et quelqu’un appelle Sousdi au micro. Deux personnes se dirigent vers lui, et lui demandent de les accompagner sans dire un mot sur leur destination. Une heure plus tard, il se retrouve au palais royal où sont conviés les artistes. “Lemchaheb entament le spectacle avec la chanson Ya Majmaâ Al Arab, le roi a exigé une autre chanson. Ainsi, ils ont chanté plusieurs fois la fameuse chanson Bghit Bladi que le roi appréciait énormément”, raconte Miloud Errami, amusé.
Gloire et décadence
Après des années de gloire, le groupe Lemchaheb commence à perdre son aura à la fin des années 80. Les concerts se faisant de plus en plus rares, les membres du groupe travaillent chacun de son côté. Ainsi, Moulay Chérif, en véritable passionné du son, voyage beaucoup à l’étranger et fait quelques expériences concluantes, comme en 1985 quand il signe le morceau Al Monadi avec le groupe allemand Dissidenten. “Même si cette collaboration s’est faite au nom de Lemchaheb, il n’y avait, en réalité, que Moulay Chérif Lamrani qui représentait le groupe”, précise Miloud Errami. En plus de la disparition progressive du groupe de la scène, les décès de Mohamed Batma en 2001 et Moulay Chérif Lamrani en 2005 marquent la fin du groupe. “La disparition des deux piliers du groupe va accentuer la coupure de Sousdi avec les autres membres. Il était un poète bohème et il ne s’en remettra jamais”, se souvient Hassan Nraiss. Sans opportunités de travail, Sousdi entame sa descente en enfer. “Il a vécu des années de dénuement. Il n’a jamais tendu la main à quiconque, il était digne”, raconte Hassan Nraiss. Père de trois garçons et deux filles, Sousdi continue à composer avec ses fils Mehdi et Hamza. “Je jouais au synthétiseur et j’accompagnais mon père au chant. On travaillait, mais ça couvrait à peine nos besoins”, souligne Mehdi Sousdi. Pour ne rien arranger, sa santé se détériore à cause de problèmes respiratoires. “Il a continué à écrire des chansons jusqu’au dernier jour de sa vie et ses textes étaient dominés par la thématique de la mort. Il a écrit une chanson à la mémoire de Batma, que le public découvrira dans trois mois à la sortie d’un album à titre posthume”, révèle son fils Mehdi Sousdi. Il décédera le matin du 17 janvier 2012 à l’âge de 60 ans.
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