Rabat et Casablanca sont comme ces voisins qui ont appris à vivre l’un à côté de l’autre, malgré de vieux différends, des rancœurs tenaces et une méfiance réciproque. Les deux villes, devenues têtes pensantes et agissantes du Maroc utile, ont appris à “faire avec”, comme on dit. Pourtant, entre les deux cités, tout a commencé par une histoire de jalousie, il y a plus de deux siècles de cela.
Andalous vs aâroubis
En 1770, le sultan alaouite Sidi Mohammed Ben Abdallah décide de restaurer les murailles d’Anfa, une petite cité de corsaires détruite par les Portugais. Il arme Dar El Beida, nouveau nom d’Anfa, d’une sqala afin de transformer ce petit port en point de résistance aux incursions européennes entre Mazagan (actuelle El Jadida) et Rabat. Lors d’une visite pour constater l’avancée des travaux, Sidi Mohammed Ben Abdallah “s’étonna à l’extrême à la vue de son port” et “reprocha aux R’batis de ne cesser de lui en dire du mal, parce qu’ils redoutaient la population de Dar El Beida”, rapporte un chroniqueur de l’époque, Mohammed al-Duayf. Que craignaient les habitants de Rabat ? Sans doute l’essor à venir de Dar El Beida, cité appelée à devenir le point de passage obligé du commerce international vers l’Europe, conformément aux directives du sultan. A ce moment-là, Rabat a déjà entamé son déclin, après avoir connu un essor grâce au commerce, ses corsaires et son artisanat.
Dar El Beida s’érige donc comme un concurrent économique, mais aussi comme une ville qui attire une population non citadine, originaire de plusieurs contrées du Maroc. Ces migrants, aâroubis de l’époque, n’ont pas la patine ni les origines qui font de vous un citadin à part entière. Tout le contraire des R’batis, descendants des Andalous expulsés d’Espagne, qui ont fait de Rabat un centre urbain de culture hispano-musulmane, une cité bourgeoise par excellence avec une vie intellectuelle et religieuse riche. Ces caractéristiques valent à Rabat d’être qualifiée de “Hadriya”, un honneur qu’elle ne partage qu’avec sa voisine Salé, Fès et Tétouan, des villes où “la civilisation andanlouse et les traditions urbaines restaient vivantes”, écrit Henri Terrasse dans son Histoire du Maroc. Avant même l’instauration du protectorat, les différences sont bien là entre Casablanca et Rabat. D’un côté, la future capitale administrative est recroquevillée derrière ses murailles, arc-boutée sur ses vieilles coutumes citadines, la vie s’y écoule comme un long fleuve tranquille. De l’autre, la capitale économique en devenir s’ouvre aux étrangers venus y faire des affaires, ainsi qu’aux grandes familles fassies qui y ont trouvé un terrain vierge pour prospérer dans le commerce. Dar El Beida est déjà aussi la cité par excellence de l’exode rural, accueillant les populations pauvres de la Chaouia, des Doukkala, du Tadla, du Souss et du Draâ, victimes des années de sécheresse de la fin du XIXème siècle. Ces nouveaux citadins viennent s’agglutiner à la périphérie de la ville dans des “noualas”. Des bidonvilles avant l’heure.
Casa la frondeuse, Rabat la sage
Une fois sur les rails, Casablanca fonce telle une locomotive, alimentée en charbon durant le protectorat par les Français, qui en font une ville industrieuse et industrielle où viennent s’installer les premières usines du Maroc. En parallèle, Rabat devient, à l’instigation du maréchal Lyautey, la capitale du pays, cantonnée dans un rôle de ville administrative, accueillant les fonctionnaires français du protectorat et ceux du Makhzen. Lors du combat pour l’indépendance du Maroc, les nationalistes fassis, militants de la première heure, investissent Rabat pour être à portée de voix du futur Mohammed V. L’élite de Fès pense le nationalisme près du sérail, tandis que Casablanca l’applique sur le terrain grâce à l’essor de la classe ouvrière, qui devient le bras armé nécessaire pour passer des discours aux actes. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi : “Avant 1947, c’était Casa la sage et Rabat la frondeuse. Les premières manifestations nationalistes sont organisées à Rabat et Salé en janvier 1944. Autre détail significatif : on ne compte aucun Casablancais parmi les signataires du Manifeste de l’indépendance”, nuance l’historien Mustapha Bouaziz. Mais, trois ans plus tard, ce sont bien les Casablancais qui prennent le relais en descendant dans la rue. En 1947, certains d’entre eux affrontent des tirailleurs sénégalais et, en 1958, l’attentat nationaliste du Marché central cause la mort de 18 Européens. C’est que la donne a changée avec l’essor du syndicalisme, qui voit le jour dans la ville blanche. “L’UMT est créée le 20 mars 1955, presque clandestinement, dans une petite maison de la médina de Casablanca (…) Né à Casablanca, le syndicalisme devient une composante essentielle du mouvement national”, explique Abdeslam Kadiri, auteur d’un travail de recherches, Syndicalisme et politique au Maroc : 1955-1967, à l’Université de Rennes II.
Le pli est pris pour Casablanca. Après l’indépendance, les partis politiques occupent le terrain à Rabat, laissant le terrain de la ville blanche aux centrales ouvrières, qui roulent des mécaniques pour montrer que le pouvoir est ailleurs que dans les arcanes du Palais et du parlement. “Mohamed V ne manqua jamais de souligner l’appui qu’il accordait à l’UMT. Il a assisté à tous les discours du 1er mai jusqu’en 1961, signe de l’importance qu’il accordait aux syndicats”, souligne à ce propos Abdeslam Kadiri
Casa la populeuse, Rabat ville de la classe moyenne
Une fois Hassan II au pouvoir, Casablanca, symbolisée par sa classe ouvrière et prompte à la mutinerie, ne fera que reproduire ses sautes d’humeur en choisissant comme objet de sa vindicte, non plus les Français, mais le nouveau pouvoir central symbolisé par Rabat. Dans la capitale administrative, l’opposition à Hassan II s’épanouit surtout dans les partis politiques issus du mouvement national, qui s’y sont tous installés en “politisant” la ville et ses élites. On y lutte contre la mainmise du nouveau roi sur le pays, mais de manière plus feutrée, dans le cadre des institutions. A Casablanca, le divorce avec le roi est plus tumultueux et se concrétise par des émeutes. La culture syndicaliste y a donné naissance au “street fighting man”, plus attaché à sa condition sociale qu’aux grandes idées révolutionnaires et aux lendemains qui chantent.
“A l’UMT, les ouvriers étaient peu politisés, on s’encartait comme on entrait en religion. Les militants n’ont jamais caché que l’UMT était avant tout pour eux un syndicat khobziste. D’ailleurs, à partir de 1963, le syndicat faisait passer les revendications catégorielles (pain) avant les questions politiques”, explique Abdeslam Kadiri.
Les évènements de 1965 liés à l’augmentation du prix des produits de première nécessité, et ceux de 1981 dus à la flambée du prix du pain, vont ainsi façonner l’image d’un Casablancais capable d’avoir recours à la violence. Dans la ville blanche, on s’en enorgueillit pour mieux critiquer la supposée lâcheté des R’batis qui n’ont pas pris d’assaut la rue. A cliché, cliché et demi. Du côté de Rabat, les émeutes casablancaises ne feront qu’accentuer l’image d’une ville chaotique, une jungle où l’anarchie le dispute à la cacophonie.
Tous ces stéréotypes ne tiennent pas comptent d’une donnée essentielle. Rabat n’avait rien à voir avec le cocktail Molotov casablancais. Ce sont les quartiers populaires de Casablanca qui se sont révoltés, à une époque où Rabat n’en comptait pas, encore lovée intra-muros, vivant sous un mode beaucoup plus traditionnel. La capitale était sans classe ouvrière, davantage classe moyenne, sans quartiers périphériques, ni exode rural. “Casablanca est entrée plus tôt que Rabat dans le processus de modernisme. Ce processus s’est caractérisé, entre autres, par l’essor de la classe ouvrière et l’apparition de nouvelles solidarités liées au travail et non plus aux anciennes structures familiales”, explique un historien. Il faudra attendre les années 1980 pour voir Rabat entrer dans ce “modernisme”, développer sa périphérie, accueillir de nouvelles populations en devenant une ville de migration à part entière. Depuis, elle grossit à vue d’œil et défie sa rivale en termes de population et sur le plan de la diversité sociale.
Rabat, bientôt la force du nombre
Jadis villes cloisonnées, parfois rivales, Rabat et Salé ne font désormais plus qu’un, et mettent tout leur poids dans la balance face au monstre démographique casablancais, en ne formant désormais qu’“une seule agglomération”, comme l’écrit le géographe Jean-François Troin, dans Maroc. Régions, pays et territoire (Ed. Tarik, 2002). Le tunnel qui reliera bientôt la Kasbah r’batie à l’ancienne médina slaouie, ainsi que le pont Moulay Hassan qui comprendra une passerelle de tramway, un passage piéton, deux triples voies, scelleront l’union des deux villes. Ces deux projets pharaoniques enfanteront une cité de 1,5 million d’habitants, soit la deuxième plus grande agglomération du pays après Casablanca et ses 3 millions d’âmes, selon le dernier recensement du Haut commissariat au plan (2004). L’écart devrait s’amoindrir encore plus si l’on en croit les prévisions du HCP, qui table sur une population de près de 3 millions d’habitants pour Rabat et régions (Khémissat, Skhirate et Témara) en 2014, alors que le Grand Casablanca s’essoufflera, avec 3,9 millions d’habitants. D’un point de vue démographique, la capitale administrative pèsera de plus en plus lourd, et risque même un jour de ravir à la capitale économique sa ceinture de champion du Maghreb Heavyweight de la plus grande métropole. Mais il y a un revers de la médaille : en 2008, Casablanca et ses villes satellites comptent ainsi environ un peu plus d’un médecin pour 1000 habitants, contre 2 pour 1000 à Rabat. Mieux encore, Rabat, partie prenante du programme villes sans bidonvilles (VSB) initié en 2004 par l’Etat, devait bientôt voir disparaître ses baraques de fortune, qui jouxtent parfois des quartiers résidentiels, comme Hay Ryad, fief de la “haute”. A l’inverse de Casablanca, qui traîne depuis le début du 20ème siècle ses bidonvilles, héritage de son passé. Un poids qui écrase tant la ville que le ministère de l’Habitat a même fini par se débarrasser du boulet, en écartant Casa du plan VSB, alors que la métropole concentre à elle seule pas moins du tiers des “brarek” du royaume.
A consommateur, consommateur et demi
Certaines idées reçues ont la vie dure : pour beaucoup de R’batis, les Casablancais sont des m’as-tu-vu dégoulinant de fric. Pourtant, en termes de taux de chômage, Bidaouis et R’batis tournent autour de 12%, ex-aequo donc. Et sur le plan de la création de richesse, c’est la photo-finish qui départage les deux ennemies intimes. En 2007, le PIB annuel moyen par habitant dans la capitale est d’environ 34 000 dirhams, contre 35 000 pour la cité blanche. A elles seules, Casablanca et Rabat totalisent 35% du PIB marocain. En d’autres termes, ces deux villes protagonistes du “Maroc utile” produisent le tiers de la richesse du royaume. Avantage pour Casa cependant, qui produit 22 % de la richesse nationale, soit près de 130 milliards de dirhams, contre 78 milliards pour Rabat. Reste que pendant longtemps, Casablanca n’a rien eu à envier à Rabat en matière de précarité. Au milieu des années 1990, deux Casaouis sur dix vivent alors sous la menace de la pauvreté (10 dirhams par jour), tout comme les R’batis, pas franchement mieux lotis. Mais la ville blanche actionne le turbo dans les années 1990, et sort de la zone rouge. Résultat des courses, à l’orée des années 2000, Casa affiche au compteur un taux de vulnérabilité frôlant les 11%, contre 16% pour Rabat, qui fait du surplace. Cette avance prise par les Casablancais, catalogués comme fous furieux de la dépense, à l’inverse des R’batis à qui l’on reproche souvent d’avoir un cactus dans leur portefeuille, se traduit par une plus grande propension à consommer chez les Bidaouis. Démonstration par les chiffres : premier consommateur du pays, le Casablancais dépense 14 366 dirhams chaque année pour ses achats. Rabat, finalement, ne s’en sort pas si mal, décrochant même la médaille de bronze dans le palmarès des dépenses des ménages, avec 10 162 dirhams par an.
Rabat achète, et Rabat consomme. Et quand la demande est là, l’offre suit. Exit l’époque où les R’batis devaient “descendre” à Casablanca pour faire leurs emplettes. Aujourd’hui, le quartier d’Agdal, avec ses enseignes de prêt-à-porter à chaque coin de rue, n’a plus grand-chose à envier au Maârif. L’avenue Al Atlas avec ses maisons de haute couture italienne façon Champs-Elysées, rivalise avec le Boulevard Al Massira casablancais, et ses boutiques de luxe à la manière de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Et quand la maison Cartier s’installe à Casa en 2004, Rabat réplique dans la foulée, en accueillant l’horloger Rolex. Même topo lorsque Rabat inaugure son Mégamall à Hay Ryad en 2005, Casa lui rend coup pour coup avec son O Gallery la même année. Idem quand les ouvriers suent sang et eau sur la corniche casablancaise pour donner vie d’ici fin 2010 au Morocco Mall, temple du shopping qui accueillera magasins, patinoire, cinéma et autres prestigieuses enseignes mondiales, Rabat la titille avec Arribat Center, avec sa galerie marchande, son bowling et son hôtel de luxe…
Rabadministrative, Casapitaliste
Avec l’essor des métiers de la finance au début des années 1990, Casablanca devient un terrain à conquérir pour les R’batis les plus téméraires. A l’époque, ils sont une poignée à oser affronter Casablanca et “son univers impitoyable”, les yeux pleins de dédain (comble de l’ironie) pour les Casablancais, qui faisaient le chemin inverse pour travailler dans la fonction publique. “On les regardait avec un certain mépris. Pour nous, il n’était pas question de faire carrière comme nos parents dans l’administration”, explique un de ces “navettistes” de la première heure. Ces précurseurs étaient vus comme des inconscients par leurs proches et amis, alors qu’eux se considéraient comme des conquistadors à col blanc, partis à l’assaut de la place financière marocaine. “Pour nous, c’était New York. Cela se limitait au siège de quelques banques sur le boulevard Hassan II, mais c’était un nouveau monde malgré sa petite taille. En tout cas, il était moins étroit que le milieu r’bati”, nous confie un des passagers du “Aouita”, tel que l’on surnommait le train rapide Casa-Rabat à l’époque. Tous se connaissaient, familiers du “19h30”, la dernière navette, où ils enchaînaient les parties de touti pour tuer le temps. Parmi eux, des têtes célèbres, comme un certain Anas Alami, alors cadre à Wafabank, aujourd’hui patron de la CDG, après avoir créé la banque d’affaires Upline à Casa. Ou encore Hassan Bouhemou, qui a fait ses armes à la BMCI, avant d’être nommé dans le top-management du holding royal Siger au début des années 2000. C’est que “Casablanca est un univers de tous les possibles, qui offre plus d’ouvertures, plus d’opportunités de faire fortune”, nous confie un ancien haut commis de l’Etat rbati, qui s’est frotté au secteur public avant de basculer dans le privé. Tout comme ces milliers de cadres r’batis, qui prennent le train chaque jour, succombant au rêve casablancais. “Les postes à responsabilités avec une rémunération conséquente, ça ne court pas les rues à Rabat, poursuit notre source. Certes, on peut aussi s’en sortir dans l’administration sans franchement se fouler, mais côté salaire, on plafonne rapidement. Alors qu’à Casa, on est poussé à évoluer. Cette ville est finalement un accélérateur de carrière”. Comme quoi, entre Casablanca et Rabat, les deux vaisseaux amiraux du Maroc utile, il n’y a plus d’antagonismes aujourd’hui, dès qu’il s’agit de faire du fric et de reproduire les élites…
Hassan II, Mohammed VI. Deux rois, deux capitales [/encadre]
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