Agriculture. La pluie, défenseur du trône

Premier indicateur de la bonne santé de l’économie du pays, la pluie se fait attendre cette année. Un retard qui risque de compliquer la tâche à l’actuel gouvernement, déjà en prise à de grands défis sociaux. Autopsie d’un malaise.

Ils étaient tous là, ils sont tous venus pour implorer le bon Dieu de faire tomber la pluie à l’occasion de Salat Al Istisqaâ, ces fameuses rogations pour la pluie ordonnées par Mohammed VI, Amir Al Mouamine. C’était vendredi 6 janvier à 10 heures du matin, dans toutes les mosquées et autres mssalas du royaume. Politiques, sécuritaires, hauts dignitaires de l’Etat… tout le monde a répondu à l’appel. Mais c’est l’image du nouveau Chef du gouvernement tout en larmes, à genoux sur un tapis de prière au milieu de citoyens lambda qui a marqué les esprits. Benkirane gagné par l’émotion ? Sûrement, mais il faut dire aussi qu’il a toutes les raisons de pleurer. L’année s’annonce difficile. Et les belles promesses de croissance et de prospérité tenues par son parti durant toute la campagne électorale seront difficilement tenables.

Après la pluie, le mauvais temps
Après un début de campagne encourageant, avec une succession de trois mois de pluies bien réparties sur le temps et dans l’espace, le robinet s’est brusquement refermé tout le mois de décembre… au moment où la pluie était le plus attendue. Sur les réseaux sociaux et autres forums 2.0, ce revirement de tendance est tourné en dérision : “C’est un signe du ciel : Dieu ne veut pas des islamistes au gouvernement !”. Une blague de potache qui ne fait pas rire tout le monde. Car pour les paysans et gros agriculteurs qui ont labouré leurs champs à coup de milliers, voire de millions de dirhams, c’est tout juste la faillite qui menace.
Pour l’économie du pays, c’est tout simplement la catastrophe. “Le Maroc est un pays rural. L’économie est trop dépendante de l’agriculture, et donc des aléas climatiques. Si on a une année de sécheresse, la situation économique et sociale risque d’être effroyable”, signale Omar Balafrej, économiste et président de la Fondation Abderrahim Bouabid. Preuve par les chiffres : l’agriculture est le premier employeur du pays avec 4 millions d’emplois, premier contributeur à la croissance du PIB avec une part de 14%, soit l’équivalent de 74 milliards de dirhams de valeur ajoutée. Le secteur fait vivre, surtout, quelque 18 millions de personnes établies dans les zones rurales, soit près de la moitié de la population marocaine. Bref, si l’agriculture va, tout va… Sinon, le fellah, “défenseur du trône” selon l’expression célèbre de Rémy Le Veau, trinque et c’est toute la machine politico-économique qui se grippe. Ce n’est pas pour rien que le département de Aziz Akhannouch est devenu un “ministère de souveraineté” !

La baraka s’épuise
Inutile de le rappeler, le Maroc est un pays dépendant de la pluie. Sur les 8,7 millions d’hectares consacrés à l’agriculture, seulement 15% profitent de la manne de l’irrigation, malgré tous les efforts de Hassan II, roi des barrages. Le reste, c’est du bour, comme on dit dans le jargon : des terres qui dépendent essentiellement de la bonne volonté du ciel. Autre point noir : la prédominance des cultures céréalières, trop dépendantes des conditions climatiques, au détriment d’autres cultures comme l’arboriculture fruitière ou les plantations pastorales, moins consommatrices en eau et plus rentables. C’est ce qui rend la récolte céréalière (le blé surtout) un des indicateurs clés de la croissance du PIB. Si le gouvernement El Fassi se targue dans son bilan d’avoir maintenu le cap de croissance dans une moyenne de 4,5% ces quatre dernières années, malgré le contexte de crise mondiale, c’est surtout grâce à la pluie et, par conséquent, aux très bonnes récoltes de céréales. Surtout en cette saison 2008/2009, année de panique mondiale, sauvée in extremis par une récolte record de 102 millions de quintaux. “Nous avons eu de la chance ces dernières années. Malheureusement, nous savions que la sécheresse est un phénomène cyclique et nous n’avons pas préparé d’alternatives. Au contraire, on a tout misé sur des secteurs tout aussi cycliques comme le tourisme et l’immobilier, alors que le choix le mieux indiqué était l’industrialisation touts azimuts”, explique Omar Balafrej.

Effets secondaires
Cette année encore, l’ancien Exécutif s’est montré optimiste en tablant, dans son projet de Loi des Finances (avorté), sur une moisson de 70 millions de quintaux. Hypothèse centrale, avec celle du prix du baril de pétrole, sur laquelle l’ex-argentier du royaume, Salaheddine Mezouar, avait fondé sa prévision de croissance de 4,5%. C’était tenable quand la pluie tombait, aujourd’hui, ce sera “rêver en couleur”, signale ce député de l’opposition. “L’équipe Benkirane doit tout revoir. Si la sécheresse se confirme, on ne dépassera pas les 3% de croissance. C’est mathématique”, estime-t-il. C’est donc tout le château du programme électoral du parti du Chef du gouvernement qui s’écroule : sans croissance, il n’y a pas de création d’emplois. Et sans une bonne activité agricole, il n’y a pas de consommation, et donc pas d’investissement, et encore une fois pas d’emploi. Le commerce n’échappe pas, non plus, au coup de blues. “Il y a encore des commerçants à Derb Omar qui paramètrent leur activité en fonction de la pluviométrie. Il y a du rationnel là dedans, bien sûr, mais la psychologie y est aussi pour quelque chose. Même s’il travaille en ville, le Marocain garde toujours ses réflexes de rural”, explique Charaf Jaïdani, journaliste spécialisé dans l’agriculture. Autre effet secondaire et pas des moindres, l’exode rural. “Quand les paysans n’ont pas de quoi manger, ils viennent chercher du boulot dans les villes. C’est normal. Le problème c’est qu’il faudra leur assurer du travail, un habitat et tous les services sociaux nécessaires…”, explique Balafrej. Bref, c’est le scénario catastrophe en cette année où les attentes de la population sont énormes. Pour le gouvernement, cela aura un coût politique fort. Et la grogne sociale risque d’être encore plus vive. Sauf si les prières de Benkirane sont exaucées !

Bulletin météo. Espoir et complot
“L’anticyclone des Açores, zone de haute pression qui refoule les pluies vers l’Europe centrale, est en train de présenter des faiblesses tout en se retirant vers le sud, laissant le passage à des masses nuageuses pluvieuses qui aborderont le royaume à partir de la nuit de dimanche à lundi”. Tombée à l’heure où ces lignes sont écrites, cette prévision de la Direction de la météorologie nationale redonnera espoir à tout un pays. Elle fera surtout beaucoup d’heureux dans les sphères du Pouvoir. A moins que les pluies attendues ne soient juste passagères. “Il faut de la continuité dans les précipitations au moins jusqu’à février ou mars. Des chutes de quelques jours ne serviraient à rien, sinon à remplir un peu les barrages”, explique Charaf Jaïdani, journaliste spécialisé dans les questions agricoles. Sur les réseaux sociaux, on crie déjà à la manip : “Les ingénieurs du Makhzen savaient très bien que la pluie retomberait et ont monté de toutes pièces cette histoire de Salat Al Istisqaâ pour renforcer la légitimité religieuse du roi, Amir Al Mouminine, sauveur de la nation”, lance ce geek, apparemment très porté sur les théories de complot.

 

 

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