Tournage. Bienvenue à Kaboul

Pour réaliser l’adaptation cinématographique de son prix Goncourt, l’écrivain afghan Atiq Rahimi a transformé une ancienne cimenterie casablancaise en quartier de Kaboul. Rencontre.

Les bâtiments sont délabrés, et ça fait belle lurette que les portes, les fenêtres et les peintures ont disparu. Les murs portent des impacts de balles, le sol est jonché de gravats, et au milieu de ce sinistre décor, il y a deux hommes vêtus à l’afghane, qui attendent gentiment sur des chaises en plastique. Même le taxi Simca jaune, garé entre deux rangées de maisons fantômes, est immatriculé à Kaboul. Nous sommes pourtant à Casablanca, au quartier des Roches Noires. C’est ici, à deux pas du port, dans l’enceinte de l’ancienne cimenterie Lafarge, que l’écrivain et réalisateur afghan Atiq Rahimi a choisi de tourner son prochain film. Syngué Sabour, Pierre de Patience, a d’abord été un livre, publié en France aux éditions POL. Un roman à succès qui, en 2008, a obtenu le prix Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires français.

Confidences d’une Afghane
Kaboul, années 90. Dans un quartier dévasté par la guerre, une femme passe ses journées au chevet de son mari. Un homme violent qu’elle n’a pas choisi et qui ne l’a jamais aimée et encore moins comprise. Combattant pendant la guerre civile, il est touché par une balle. S’ensuit un long coma pendant lequel sa femme, sur les conseils de l’imam, décide de répéter un à un les 99 noms de Dieu, en espérant le miracle qui réveillera son homme. Mais le temps passe et cette incantation permanente la fatigue. Elle se met en quête de lui raconter toutes ses peines. Devant ce corps immobile qui ne peut plus rien contre elle, cette héroïne sans gloire livre ses pensées intimes, ses colères, ses frustrations. Elle va jusqu’à exprimer ses désirs sexuels, toujours dissimulés. Son mari devient sa pierre de patience, sa syngué sabour, une pierre magique à qui l’on confie ses souffrances. Ces paroles franches, qui mettent fin à des années de silence et d’hypocrisie, seront pour elle une véritable libération mentale.
Cette histoire, Atiq Rahimi l’a écrite suite à l’assassinat d’une poétesse afghane, tuée par son mari. Est-ce un message de soutien à la cause féministe ? Pour l’écrivain, ce récit est plutôt une question. “Alfred Hitchcock disait : ‘A moins que ce soit extraordinaire, si vous avez un message, allez à la poste !’ ”, s’amuse-t-il à relater. Avec sa barbe, ses lunettes d’intellectuel, sa chemisette et son chapeau de cow-boy, Atiq Rahimi est un homme simple, à l’allure joviale et plutôt sympathique. “Je n’ai pas la prétention d’avoir un message à faire passer. Mais je me demande : “Pourquoi c’est comme ça, le monde ?” Il faut partir avec une question pour trouver une réponse. Ou pousser les autres à se poser la même question que vous”, ajoute-t-il.    

Le désir de changement
Golshifteh Faharani, l’actrice qui incarne l’héroïne du film, se pose sans doute la même question que l’écrivain. En tout cas, elle comprend le besoin d’émancipation féminine exprimé par le livre. “Au Moyen-Orient et en Orient, on donne aux hommes le droit d’avoir des désirs, mais pour les femmes, c’est comme quelque chose d’impossible, regrette-t-elle. Mais non ! Nous aussi, on peut avoir du désir. Et c’est beau”. Plutôt contestataire, cette Iranienne est interdite de séjour dans son propre pays, suite à sa participation dans Mensonges d’Etat, film américain de Ridley Scott, avec Léonardo DiCaprio.
Atiq Rahimi, lui, n’est pas interdit de séjour en Afghanistan, où il est né en 1962. Exilé à Paris depuis le début des années 80, il est souvent retourné à Kaboul depuis 2002. “Après 2002, il y a eu une nouvelle constitution, raconte-t-il. Les instances internationales et les Afghans ont posé de nouvelles lois, qui permettent aux femmes de participer à la vie économique, politique et culturelle du pays. Elles vont à l’école, sont présentes au parlement. Ce sont elles qui accusent en permanence les hommes corrompus, les seigneurs de guerre. Je crois à la jeunesse et aux femmes pour reconstruire le pays, reconstituer l’identité afghane”.

Casablanca – Kaboul
Bien qu’il porte un regard plein d’espoir sur son pays, Atiq Rahimi n’y tourne pas son film. Ce n’est pas que le sujet, critique envers les hommes dominateurs et religieux, puisse gêner. “Actuellement en Afghanistan, des jeunes tournent des sujets assez durs, contre les politiques ou les religieux”, indique Atiq Rahimi. Les raisons sont plutôt d’ordre pratique. “Là-bas, il aurait fallu apporter tout le matériel. Ici, au Maroc, la logistique est facilitée, justifie l’écrivain. Et puis, en Afghanistan, il y a toujours des attentats. Les compagnies d’assurance n’y assurent pas les tournages”.
Après avoir envisagé de filmer en Algérie, en Tunisie ou au Tadjikistan, Atiq Rahimi fait le choix du Maroc quand Agora Films, société de production casablancaise, lui présente les futurs lieux de tournage : la cité des ingénieurs de l’ancienne cimenterie Lafarge (voir encadré). Un quartier résidentiel fantôme, avec des bâtiments en béton qui semblent “frappés par la guerre, par la détresse”. Il a bien fallu rajouter quelques impacts de balles sur les murs, mais “tomber sur un décor pareil, c’est inespéré, confie le réalisateur. Dès que je l’ai vu, je me suis dit que c’est ce que je cherche. Des quartiers comme ça, il y en a à Kaboul, construits par les Soviétiques ou les Tchèques”. Au Maroc, il a aussi trouvé des figurants qui pouvaient passer pour des Afghans. “Beaucoup de visages marocains ressemblent étrangement aux Afghans, assure Atiq Rahimi. Les regards, la peau, la manière de se comporter…”.
Les quatre semaines de tournage arrivent à leur terme. Le réalisateur s’apprête à quitter le Maroc, pour filmer quelques scènes d’extérieur à Kaboul. “Au Maroc, il n’y a pas autant de misère qu’en Afghanistan, pas de guerre, pas de tensions. Par contre, au niveau de l’accueil, de la gentillesse des gens et, de temps en temps, sur les carrefours routiers, une situation chaotique de voitures, je retrouve un peu l’Afghanistan”, rigole Atiq Rahimi. Si l’occasion se présente, il reviendra volontiers.

 

Zoom. Bienvenue à “Casacittà” !
Abandonnée au cours des années 80, la cité des ingénieurs de l’ancienne cimenterie Lafarge du quartier des Roches Noires porte aujourd’hui les stigmates du temps passé et du manque d’entretien. Ce quartier fantôme, racheté par l’ONA, évoque une atmosphère de fin de bataille. En tant que décor de cinéma, “c’est la perle rare”, estime Amine Lamraki, premier assistant réalisateur du film d’Atiq Rahimi. “ça peut être Beyrouth, Kaboul ou Téhéran”, poursuit le technicien, qui pointe cependant quelques problèmes de son. Les boulevards Moulay Ismaïl et Moulay Slimane, tout proches et très animés, apportent leur lot de klaxons intempestifs. “On va refaire le son de quelques séquences”, regrette-t-il. Avant Atiq Rahimi, qui l’a surnommé “Casacittà” (en référence à Cinecittà, le studio romain où a souvent tourné Fellini), d’autres réalisateurs sont passés par là. Tony Scott y a tourné quelques scènes de Spy Game (2001), où jouait Brad Pitt. Plus récemment, une équipe de Canal + est venue y tourner Kaboul Kitchen, une série humoristique qui a pour cadre la capitale afghane.

 

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