Musique. Chaâbi côté sexe

Entre chansons séculaires et reprises dévergondées, l’érotisme, et parfois la pornographie, constituent la toile de fond de nombreuses chansons populaires.

La vidéo est disponible sur Youtube depuis déjà cinq ans et continue pourtant d’engranger des visiteurs. Plus de 500 000 visionnages à ce jour, un record pour une vidéo marocaine. Pendant huit minutes, des pochettes de cassettes défilent, quelques-unes sont estampillées d’un avertissement “interdit aux moins de 18 ans”. Et en guise de fond sonore, une rengaine répétée – attention, cela écorche les oreilles- “qam zbibi” (mon pénis est en érection), jusqu’à ce qu’un chanteur populaire reprenne l’antienne de son orchestre et enchaîne “jibou l’qhab…” (ramenez les putes…). La chanson prend ensuite l’allure d’un medley où des classiques de la chanson populaire, tel que “ould âmtii” (mon cousin), sont massacrés sur l’autel de la pornographie. C’est ainsi que le refrain “ould âmti” vient rythmer une série d’offrandes anatomiques faites par une vierge, des affectations corporelles en fonction du statut social de l’heureux élu, allant des cuisses offertes au juge au derrière à l’avocat.
Cette chanson choque par l’explicité de ses paroles -aucune métaphore pour désigner les parties génitales. Il va sans dire qu’elle a été chantée à huis clos et qu’elle ne serait certainement pas sortie du cadre de ladite soirée sans l’aide de Youtube. Elle a offusqué la sensibilité des internautes au point que, dans les commentaires, on parle d’une hypothétique incarcération ou du moins une amende affligée au chanteur. Pourtant, elle découle d’une tradition orale qui fait de l’érotisme la toile de fond de la chanson populaire, et qui date de plusieurs décennies, pour ne pas dire des siècles.

Timeline de la grivoiserie à la marocaine
Il faut remonter à la période du protectorat pour retrouver les premières traces des allusions explicites dans l’art du chaâbi. D’après Abdeslam Ghayour, chercheur dans le domaine de la aïta, c’est l’occupation française qui a teinté la chanson populaire de références sexuelles, avec ce qu’elle a importé comme transformations sociales et idéologiques. “L’occupation a sorti le chaâbi de son cadre jovial, célébré dans l’intimité dans chaque tribu, pour l’inscrire dans un cadre dépravé”, note-t-il. La raison en est que les paroles étaient limpides, inspirées du quotidien et compréhensibles par le paysan lambda. Durant cette période, il était logique que certaines paroles appellent à la résistance, les décrédibiliser était donc une question de survie pour l’occupant. “La façon la plus efficace d’étouffer cette résistance était de circonscrire le chaâbi dans des soirées à huis clos, placées sous le signe de la débauche”, ajoute-t-il. La première moitié du 20ème siècle a donné ainsi naissance à lqsara, soirée de chant, d’alcool et de sexe, et qui a constitué le point de départ de la dégradation du statut de la chikha (voir encadré).

La aïta injustement inculpée

Il n’est pas nécessaire de maîtriser les préciosités de la darija pour voir dans plusieurs chansons populaires des allusions au coït et à l’effeuillage. C’est cette même accessibilité qui peut porter à croire que ces chansons s’inscrivent dans la tradition de la aïta, l’un des chants populaires les plus facilement déchiffrables. Hassan Nejmi, ex-président de l’Union nationale des écrivains du Maroc et spécialiste de la aïta, est catégorique: “C’est un art ancestral qui date de douze siècles et qui obéit à des règles strictes. Un poème de la aïta, par exemple, doit contenir 400 points”. La aïta fait plus dans la suggestion, comme en témoigne cet extrait d’une chanson de la région de Abda, “hezzi l’haska ou tal’i l’sala ya Zerouala” (prends le chandelier et monte au salon ô zerouala), un vers qui fait office d’invitation explicite à l’acte sexuel.
Selon Hassan Nejmi, tous les genres musicaux marocains contiennent des références érotiques. En revanche, pour trouver du pornographique, il faut chercher en dehors des plaines de la Chaouia. “Cela fait trente que je suis chercheur dans le domaine de la aïta et je n’ai pas lu un seul texte pornographique”, ajoute-t-il, “C’est dans le malhoun qu’on peut trouver des textes osés, notamment dans les kananich qui renferment des poèmes citant ouvertement les parties intimes”. Des poèmes qui ne sont chantés qu’à huis clos, évidemment.

La femme, impulseur d’érotisme
Outre l’accessibilité verbale, la aïta est pointée du doigt comme vecteur d’immoralité car sa rythmique se prête à la danse plus que les autres genres populaires. Quand les claquettes sur l’qaâda (grande bassine en métal) demeurent principalement la chasse gardée des hommes, les femmes se réservent déhanchement, flageolement des seins et balancement des cheveux dans un geste mimant le redressement du cheval sur ses pattes arrière, connu sous le nom de te’hyar (transes). Le corps d’une femme est facilement érotisable pour peu que l’audience soit à majorité masculine et que ladite femme soit chikha, meneuse de soirée vêtue d’une aura érotique plus exacerbée que ses consœurs au foyer. Et leurs pas de danse, elles les puisent essentiellement dans la vie de tous les jours, “une manière de sublimer leur quotidien difficile à vivre” nous apprend Abdeslam Ghayour. Par exemple, les gestuelles inspirées des journées lessive, telles que rekza (piétinement cadencé) et le déhanchement couplé au frottage de pan de caftan. Ce vêtement d’ailleurs, qui n’a pas échappé aux louanges charnelles, dans la chanson “qaftanek mehloul” (ton caftan est ouvert) de Pinhas, qu’on ne présente plus.

Chikha. Genèse d’une déchéance
“La chikha était une artiste respectée, pratiquant son art devant une audience mixte avec la bénédiction de sa tribu”, rappelle Abdeslam Ghayour. C’était à une époque où la mixité ne posait pas de problème, que ce soit dans les tribus âroubies (arabes) ou amazighes, et où la chikha pouvait danser sans gêne même devant son mari et ses enfants. Le point d’achoppement, encore une fois, est l’occupation française. “Un exemple des bouleversements sociaux et culturels qu’a importé le protectorat est la mutation des cafés. Avant cela, les cafés se caractérisaient par leur intériorité, les terrasses, telles qu’on les connaît aujourd’hui, ne datent que des années 50”, remarque Hassan Nejmi, avant d’ajouter que “les terrasses ont permis l’exposition des chikhate et, la pauvreté aidant, le racolage”. S’ajoute à cela la transformation de la rétribution de la chikha. Avant, son cachet se limitait à “lghrama”, un mode de rétribution variable qui dépend de la générosité de l’audience. “C’était la contrepartie du privilège de s’approcher de trop près de la chickha”, ajoute Ghayour. Or, depuis l’avènement des Lqsara, une partie fixe a vu le jour et a renforcé la dépendance économique de la chikha, la poussant des fois à la prostitution. “C’est ainsi que d’une diva vénérée, la chikha est passée au statut de marionnette hypersexuée qu’on n’ose pas regarder en famille à la télévision”, conclut Hassan Nejmi.

 

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