Rached Ghannouchi. “C’est à la Tunisie que le PJD doit sa victoire”

Président d’Ennahda, Rached Ghannouchi dessine les grandes lignes de la politique islamiste du pays un an après la chute de Ben Ali. TelQuel l’a rencontré à Tunis.

 

Les Tunisiens ne sont pas heureux. Les grèves, sit-in et manifestations continuent. L’économie est en panne. Les investisseurs locaux et étrangers observent mais ne passent pas à l’acte. Comment Ennahda gère cette situation ?

Nous avons fait une révolution qui se poursuit. Comme dans toute révolution, il y a des pertes et des profits. Le principal bénéfice a été la chute d’un dictateur soutenu au niveau international, sans aucune aide étrangère et au prix de sacrifices raisonnables (ndlr : entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier, environ 300 personnes ont été tuées et près d’un millier blessées)… Nous avons eu des élections libres et transparentes. Et nous avons mis en place un gouvernement de coalition qui comprend des islamistes et des laïcs – les deux principaux courants dans l’opposition depuis près de trente ans – capables de travailler ensemble. Nous venons d’entrer dans l’an II de la révolution et nous avons maintenant le cadre institutionnel nécessaire pour s’attaquer aux problèmes de développement. Les pertes sont bien sûr l’augmentation du chômage qui a doublé (de 400 000 à 800 000 chômeurs) et quelques grèves et manifestations car les Tunisiens sont aujourd’hui libres de revendiquer leurs droits. Auparavant, le pays était une caserne aux ordres de Ben Ali, aujourd’hui les gens sont libres de s’exprimer… Nous sommes toujours en apprentissage de la liberté.

 

Vous dites “nous avons fait une révolution” mais, de l’avis général, Ennahda n’était pas dans la rue entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011…

Bien sûr, c’est le peuple tunisien qui est descendu dans la rue et aucun mouvement politique ne peut revendiquer cette révolution. Ennahda y a participé comme tous les autres partis. Au cours des 23 ans du régime Ben Ali et des 30 ans de Bourguiba, le courant islamiste a été le plus réprimé. Nous avons eu le plus grand nombre de prisonniers politiques et de martyrs. Le peuple nous a élus parce qu’il sait que nous avons fait les plus grands sacrifices, même si les autres mouvements ont aussi souffert.

 

Le Premier ministre, Hamadi Jebali, a affirmé qu’une des solutions au chômage serait l’exportation de main-d’œuvre vers la Libye et les pays du Golfe. Est-ce une solution sérieuse ?

Le Premier ministre n’a pas seulement dit cela. Le chômage est une maladie à laquelle il faut trouver plusieurs remèdes. Une des solutions est l’exportation de main-d’œuvre vers des pays amis. Ce n’est pas nouveau. Il y a des Tunisiens qui travaillent en Europe, en Libye et dans le Golfe. Mais la lutte contre le chômage doit avant tout avoir lieu dans le pays. Par la lutte contre la corruption car elle était extrêmement pénalisante pour les investisseurs… Nous allons créer un climat favorable aux investissements locaux et étrangers et à la création d’emplois.

 

Le monde est en crise. Les pays européens croulent sous leurs dettes publiques. Ce climat n’est pas favorable à l’investissement…

L’ancien régime ne comptait que sur l’Europe pour l’investissement. Nous allons garder cette porte ouverte et en ouvrir de nouvelles, celles de nos voisins immédiats : la Libye, l’Algérie et les pays arabes, dont ceux du Golfe.

 

Mais sous Ben Ali, il y avait déjà des investissements provenant des pays du Golfe…

Pas tant que ça. Aux temps de Bourguiba et de Ben Ali, la politique extérieure était occidentale. Aujourd’hui, nous allons nous repositionner vers le monde arabe et, par exemple, supprimer le visa pour les ressortissants des pays du Golfe, comme cela a été fait il y a des années pour les ressortissants européens. J’étais à Davos il y a quelques jours et le thème du forum était la crise du capital financier. Aujourd’hui, les pays européens se tournent vers les fonds souverains du Golfe pour financer leurs déficits, pourquoi ne pas faire de même ? Nous appartenons à la même civilisation, autant nous rapprocher de nos frères du Golfe. Nous ne devons pas mettre tous nos œufs dans le même panier.

 

Comment voyez-vous la politique étrangère de la Tunisie dans les dix prochaines années ?

Elle sera ancrée dans le Maghreb arabe, notre premier cercle géographique et culturel. Le Tunisien comprend le libyen, mais il y a des Tunisiens qui ne comprennent pas le français. Pour le moment, l’Union du Maghreb Arabe est une coquille vide. Nous allons concrétiser cette Union…

 

Et que faites-vous du problème du Sahara Occidental, qui mine les relations entre le Maroc et l’Algérie ?

La visite à Alger du ministre des Affaires étrangères marocain, Saâd Eddine El Othmani, est encourageante. Lorsque j’ai visité le Maroc, j’ai abordé la question du Sahara Occidental avec Abbas El Fassi, alors Premier ministre, comme je l’ai abordée lors de ma visite à Alger, en soulignant que la question du Sahara était une affaire bilatérale algéro-marocaine. Le dossier traîne précisément parce que nous n’avons pas concrétisé l’Union du Maghreb Arabe. Concrétisons l’Union et nous trouverons une solution au Sahara Occidental. La question des frontières ne se posera plus. En Europe, on ne se pose pas la question des frontières. Un train qui part de Paris arrive à Bruxelles sans s’arrêter.

 

Le Maghreb sera donc le premier cercle, et quid de l’Europe ?

Ce premier cercle s’inscrit dans la Méditerranée et donc forcément en Europe qui en constitue la rive nord. Nous allons poursuivre et améliorer notre partenariat avec l’Europe, car la géographie le commande. Mais nous allons également nous ouvrir aux pays du Golfe qui, eux aussi, font partie de notre aire culturelle. Aujourd’hui, la Tunisie brille dans le monde. Du coup, tout le monde veut avoir des relations avec notre pays. Dès que la situation sera apaisée, le monde entier va investir en Tunisie. C’est ce que j’ai ressenti à Davos.

 

Quelles sont vos relations avec le PJD de Abdelilah Benkirane ?

C’est un parti frère, un parti ami. Abdelilah Benkirane et Saâd Eddine El Othmani sont venus nous féliciter après notre victoire aux élections. Je leur ai dit : vous avez 42 sièges au parlement, vous en aurez beaucoup plus aux élections du 25 novembre, mais vous devrez mettre cette avancée au crédit des Tunisiens, car c’est la révolution tunisienne qui a lancé la vague islamiste. Je suis très content qu’ils aient remporté les élections, que le PJD soit devenu le premier parti du Maroc. Nous nous sommes rencontrés à Davos avec le Chef du gouvernement Benkirane et je l’ai félicité.

 

Mais la situation au Maroc est différente. C’est une monarchie avec un roi commandeur des croyants, et qui gouverne… Dans ce contexte, quelle est la marge du PJD pour gouverner ?

Le Maroc a ses spécificités tout comme nous avons les nôtres. Avec le PJD nous partageons la même idéologie. Nous appartenons au courant modéré de l’islamisme, qui rejette la violence et souhaite avancer par étapes. Et qui est prêt à collaborer avec les autres courants politiques.

 

Un autre courant islamiste rejette la monarchie : Al Adl Wal Ihsane de Abdeslam Yassine, qui prône le retour à la Khilafa. Qu’en pensez vous ?

Cheikh Abdeslam Yassine est un savant que je respecte. C’est aussi un ami. Il rejette également la violence. A chaque parti ses spécificités. Evidemment, je souhaiterais que le roi du Maroc reconnaisse le mouvement de Cheikh Yassine car c’est la démocratie qui sera gagnante.

 

Que pensez-vous du Mouvement du 20 février, qui secoue la rue marocaine ?

Le principal mérite de ce mouvement est d’avoir poussé le roi du Maroc à entreprendre une réforme constitutionnelle…qui a permis à un parti islamiste d’arriver aux affaires.

 

Mais les marches de protestation se poursuivent chaque dimanche…

à partir du moment où ces marches ne mettent pas en péril la vie économique, où les routes ne sont pas coupées, les gens, en particulier les jeunes, ont le droit de manifester pour leurs revendications.

 

En Algérie, prévoyez- vous également une victoire des islamistes aux législatives de mai ?

Je l’espère. Il faut que les élections soient libres et honnêtes, et ce sera la victoire de la démocratie. J’ai d’excellentes relations avec mes frères algériens qui m’ont accueilli durant mon premier exil entre 1989 et 1991.

 

Quel modèle de société souhaitez-vous pour la Tunisie ?

Une société arabe, musulmane, libre et démocratique. Une société fondée sur la citoyenneté, où tout citoyen, religieux ou pas, musulman ou pas, homme ou femme, aurait les mêmes droits.

 

Vous avez à plusieurs reprises déclaré que vous ne toucherez pas au Code du statut personnel en Tunisie (ndlr : le Code interdit la polygamie, crée une procédure judiciaire pour le divorce et n’autorise le mariage que sous consentement mutuel des deux époux). Et voilà que l’on reparle du mariage coutumier (Orfi). N’est-ce pas une atteinte au Code du statut personnel ?

Je suis contre le mariage coutumier car il est illégal et ne présente aucune garantie pour la femme et les enfants qui pourraient naître de ces unions éphémères. Le mariage en Tunisie est régi par la loi et il faut s’y conformer.

 

Vous avez dit un jour : “Les salafistes sont mes enfants, ils me rappellent ma jeunesse”. Vous avez aussi déclaré que leur parti, Hizb Al Tahrir, pourrait être légalisé. Or, ces salafistes attaquent les journalistes et les intellectuels, la chaîne Nessma TV et paralysent l’université de la Manouba depuis fin novembre. Et ils ne sont ni arrêtés, ni jugés…

Je suis contre la violence, contre toute violence. Personne ne doit imposer ses idées par la violence. Personne n’a le droit d’appeler au meurtre au nom de ses idées.

 

Lorsque les salafistes ont appelé au meurtre des juifs lors de la visite du Premier ministre palestinien Ismaïl Haniyeh, vous avez mis trois jours à réagir et à condamner ces appels au meurtre…

J’ai reçu ici même M. Roger Bismuth, le président de la communauté juive, qui est venu me féliciter après les élections. Il m’a affirmé qu’il n’avait aucune crainte d’Ennahdha. En revanche, il a dit que les salafistes étaient un problème…

 

Et pour vous, alors, sont-ils un problème ?

Bien sûr que c’est un problème. Lorsque des salafistes tirent sur les forces de l’ordre dans les environs de Sfax, c’est un problème. Les salafistes me considèrent d’ailleurs comme un apostat et considèrent Ennahda comme un mouvement révisionniste et mécréant (mounharifoune). Mais ces salafistes sont les enfants de la Tunisie. Ils sont l’héritage de la violence du régime de Ben Ali. Quand Ben Ali a décimé Ennahda, les salafistes ont prospéré, notamment en raison de l’influence des télévisions prédicatrices du Golfe qui ont semé cette graine. Avez-vous entendu parler des salafistes en Tunisie dans les années 70 et 80 ? Non. Ils sont nés du vide créé par Ben Ali en réprimant Ennahda. Tant qu’Ennahda pouvait agir, il n’y avait pas de salafistes. En Egypte, les salafistes sont nés sous la torture dans les geôles de Moubarak.

 

Quelle est donc la solution ?

Elle n’est pas d’interdire les salafistes, ni leur parti. J’aimerais les ramener dans le cadre de la loi en leur faisant rejeter la violence. Ce sont des Tunisiens à part entière, donc nous devons leur donner leurs droits. Qu’on l’accepte ou pas, le salafisme est un mode de vie. Nous devons traiter ce problème par le dialogue.

 

Est-ce que la Tunisie a besoin d’un courant salafiste ?

Là n’est pas la question. Il faut intégrer le courant salafiste dans le cadre de la loi. Dans les années 70 et 80, la bande à Baader en Allemagne et les Brigades Rouges en Italie étaient des mouvements d’extrême gauche hors la loi. Aujourd’hui, leurs héritiers siègent au parlement européen. Le dialogue avec les salafistes, et leur intégration dans le jeu politique, est la seule solution pour désamorcer ce problème. Des salafistes siègent au parlement koweïtien, de même, deux partis salafistes viennent de faire leur entrée au parlement égyptien. Ce sont des partis qui ont renoncé à la violence. La démocratie n’est pas seulement un système de gouvernement, c’est un contrat de société où tout citoyen a le droit de faire passer ses idées dans le cadre de la loi.

 

Mais quand, à l’issue de l’audience du procès de Nessma TV le 23 janvier (la chaîne est poursuivie pour avoir doublé et diffusé le film d’animation Persépolis), nous voyons des salafistes insulter Zied Krichène, rédacteur en chef du quotidien Le Maghreb, et Hamadi Redissi, islamologue reconnu, sous le regard passif des policiers, nous sommes en droit de nous poser des questions…

Nous avons condamné ces actes et le plus vindicatif des salafistes a été arrêté. De même que nous nous sommes opposés au procès de Nessma TV. Ce qui nous a valu une levée de boucliers sur les réseaux sociaux. Mais la question de la police est une autre affaire. Au moment où je vous parle, les policiers sont en grève et manifestent à la Kasbah, devant le siège du gouvernement. Ceux qui doivent faire respecter la loi sont en mode de revendication : ils s’en sont pris au ministre de l’Intérieur, ils demandent de nouveaux équipements, de meilleurs salaires pour exercer leur fonction…

 

Sous le régime Ben Ali, la police était le corps le mieux équipé…

On le croyait. Mais ce n’est pas exact. C’était la police politique de Ben Ali qui était suréquipée et qui fonctionnait bien. Le simple policier, dont le devoir est de protéger le citoyen, était sous-équipé et mal payé, il survivait grâce au bakchich.

 

Comment définissez-vous votre rôle en Tunisie ? Votre attitude et vos déclarations font penser au Guide Suprême de l’Iran. Etes-vous le Guide Suprême de la Tunisie ?

Un Guide Suprême sans turban (rires). Non, je ne prétends pas l’être. Je suis un citoyen qui se trouve être le chef d’un parti. Je suis également le vice-président de l’organisation mondiale des savants musulmans. Je suis surtout un serviteur de l’humanité et pas seulement des musulmans.

 

Finances. Le parti des pauvres est riche

“Ennahda n’est pas pauvre !”, assure Rached Ghannouchi. On s’en doutait. Ennahda est installé dans le quartier des affaires de Montplaisir dans un immeuble équipé d’une liaison fibre optique sécurisée qui relie les 26 bureaux du parti à travers la Tunisie. Pour sa campagne électorale, Ennahda a déployé des moyens considérables : meetings dans toutes les villes, caravanes de bus à travers le pays et porte à porte dans les quartiers populaires et de classes moyennes. Son quotidien Al Fajr, interdit depuis 1989, est réapparu, sans une page de publicité. Les sources de financement du parti islamiste ont fait couler beaucoup d’encre. Financement du Qatar ? Les dirigeants du parti l’ont toujours démenti. “Durant la répression, quand nos militants croupissaient en prison, Ennahda a soutenu leurs familles et assuré l’éducation de leurs enfants”, assure Rached Ghannouchi. Aujourd’hui, chaque militant doit verser au parti 5% de son salaire mensuel. Les plus riches doivent cotiser un 13ème mois et consacrer 2,5% de leur zakat à Ennahda. Multiplié par 500 000 militants cela fait, en effet, beaucoup d’argent.

 

Portrait. L’homme fort de Tunis

Singulier destin que celui de ce fils de paysan, né il y a un peu plus de 70 ans à El Hamma (sud tunisien), qui a fait ses armes d’instituteur à Gafsa, la ville de toutes les contestations. Rached Ghannouchi règne aujourd’hui sur un parti fort d’un demi-million de militants, qui a raflé trois fois plus de voix lors des élections constituantes du 23 octobre 2011. De son bureau au 5ème étage de l’immeuble d’Ennahda, meublé de cuir noir et de plantes vertes où le drapeau tunisien côtoie le fanion du parti, il dirige de fait la Tunisie. Son numéro 2 et Premier ministre, Hamadi Jebali, le consulte en effet sur toutes les décisions importantes, notamment la plus récente, l’expulsion de l’amba- ssadeur de Syrie en Tunisie. Avec l’âge, la barbe a blanchi et s’est clairsemée. Le discours s’est également bonifié. Rached Ghannouchi veut séduire et prêche pour un islam démocratique et moderne. L’homme d’Etat l’emporte sur le militant, au risque de décevoir une base acquise à l’islamisme radical. S’il préfère s’exprimer en arabe, il comprend et parle avec hésitation le français et l’anglais.

 

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