Politique. Mais à quoi joue Al Adl ?

Moins d’un mois après son retrait du M20, la Jamaâ adresse une lettre virulente au PJD. Son message : le parti islamiste fait le jeu du Makhzen et les conditions nécessaires pour intégrer le jeu politique ne sont pas réunies. Que pourrait cacher cette nouvelle missive ?

Al Adl Wal Ihsane aime les lettres. On n’oubliera jamais les deux fameuses missives de son chef spirituel, Abdeslam Yassine, à Hassan II (L’Islam ou le déluge, 1974) et à Mohammed VI (A qui de droit, 2000).

Sauf que, cette fois, c’est le conseil d’orientation de la jamaâ qui s’adresse à ses “frères” du Parti justice et développement (PJD) et à leur base arrière du Mouvement unicité et réforme (MUR). Datée du 8 janvier, cette nouvelle missive contient deux messages à l’adresse du parti aujourd’hui au pouvoir. Primo, Al Adl juge que les conditions ne sont pas réunies pour intégrer le jeu politique, comme le fait le parti islamiste. Secundo, elle accuse le PJD, avec des mots à peine voilés, de faire le jeu du Makhzen en légitimant des “institutions non démocratiques”. Conséquence, le PJD, selon les disciples de Yassine, fait perdurer le despotisme. Pire encore, il permet au régime de passer le cap du Printemps arabe à moindres frais, contrairement à la Tunisie et l’Egypte, où la révolution a débouché sur un changement radical. En guise de réponse, le MUR s’est contenté d’une assez brève lettre de “remerciement” qui rappelle, en substance, que les deux mouvements ont en commun de défendre l’islam. Et, selon des sources au PJD, le parti s’apprêterait à son tour à répondre, par écrit, à la Jamaâ.

Une réponse à Benkirane
En attendant, le timing de cette lettre -envoyée une semaine seulement après la nomination du gouvernement de Abdelilah Benkirane- n’est évidemment pas anodin. “Tout le monde s’interrogeait sur notre position après la formation du gouvernement. Nous devions apporter une réponse claire à cela. Il fallait mettre un terme à toute confusion possible”, explique Omar Iharchane, membre du cercle politique d’Al Adl. Pour Fathallah Arsalane, porte-parole de la Jamaâ, ce sont le PJD et le MUR qui ont provoqué cette réaction. “Depuis sa désignation comme Chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane a multiplié les déclarations nous appelant à changer de position et à travailler à l’intérieur des institutions”, explique-t-il. En d’autres termes, le PJD en a “trop fait, trop dit”. “Notre lettre vient clarifier les choses. Nous ne sommes pas opposés, par principe, au dialogue et à la participation, mais cela doit se faire dans le cadre d’un réel changement et d’une constitution démocratique”, conclut Fathallah Arsalane.
En s’adressant au PJD et au MUR, la Jamaâ en profite donc pour clarifier ses positions tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. “Cette lettre est aussi un message adressé aux Occidentaux pour dire que le PJD ne représente pas à lui seul l’islamisme au Maroc et que c’est plutôt un outil, entre les mains du régime, pour endiguer la dynamique de changement”, analyse Mohamed Darif, politologue spécialiste des mouvements islamistes. Et notre source va encore plus loin. Selon sa lecture, si les déclarations de Abdelilah Benkirane présentent, en filigrane, Al Adl comme un mouvement radical, la Jamaâ tient aussi à prendre ses distances avec le PJD. “Al Adl souhaite se démarquer du parti de Benkirane, par précaution, au cas où ce gouvernement échoue dans sa gestion des affaires”, explique-t-il. Et ce n’est pas tout. “Notre lettre au PJD démontre aujourd’hui que notre retrait du M20 n’est nullement un cadeau pour le nouveau gouvernement comme le veut une certaine analyse”, affirme Omar Iharchane.

M20, un pied dedans, un pied dehors ?
Faire cavalier seul, c’est visiblement le propre de la Jamaâ. Quelques semaines seulement après l’annonce de sa direction du retrait du Mouvement du 20 février, des centaines de militants adlistes sont venus accueillir le rappeur du M20, L7a9ed, à sa sortie de prison (le 12 janvier). Mieux, la sortie des adlistes a été remarquée, notamment en raison de la participation de leur chanteur attitré Rachid Ghoulam (le rossignol) qui a comparé le PJD à “une barbe pour cacher les cicatrices du visage hideux du Makhzen”. Question : Al Adl a-t-il vraiment rompu avec le M20 ? “Depuis leur retrait du M20, nous n’avons plus de contacts avec eux et je pense que leur soutien à L7a9ed est une manière de maintenir une présence qui leur permet une position de médiatisation dont ils raffolent”, affirme Najib Chaouki, membre de la coordination M20 de Rabat. Un autre membre de cette coordination explique que des membres d’Al Adl, autrefois très actifs au sein du M20 et se revendiquant d’une sorte de courant ayant pour slogan “Sarkhat achaâb al maghribi” (le cri du peuple marocain), animent toujours une page sur Facebook où ils multiplient les diffamations contre les jeunes du M20, allant jusqu’à les excommunier.
Et il faut croire que la Jamâa se suffit à elle-même. “Al Adl trouvera toujours des alternatives au M20 pour investir la rue comme celle de surfer sur la vague du social en profitant de n’importe quelle manifestation, celle des diplômés chômeurs comme celle des habitants d’un bidonville”, explique cet observateur. “Nous avons suspendu notre participation au M20 et c’est une décision mûrement réfléchie. Toutefois, nous continuerons à appuyer les revendications légitimes du peuple”, rectifie Fathallah Arsalane. En termes de mobilisation, justement, la Jamaâ maintient, à sa manière, la pression sur le régime. Le moindre procès de ses membres se transforme en démonstration de force, comme cela a été le cas, récemment, à Fès, où sept de ses dirigeants étaient poursuivis par un avocat de la ville. Ou encore lors du procès de Mounir Regragui, responsable d’Al Adl et, en même temps, gendre de Abdeslam Yassine. Les adlistes accusent l’Etat de continuer à mener une “guerre sale” contre eux. Le plus récent épisode, selon des sources internes, concerne la surmédiatisation de l’affaire de l’un de ses dirigeants qui aurait été arrêté à Meknès dans une maison close…

Succession. La lettre qui cache la crise ?
La lettre adressée au PJD cacherait-elle une crise interne à la Jamaâ où on reparle encore de la succession de Abdeslam Yassine dont la santé se serait davantage dégradée ? “On nous renvoie le même argument à chaque fois qu’on décide une action. Nous nous portons bien et nous n’avons aucune crise interne”, affirme Omar Iharchane qui explique que, si crise interne il y avait, la Jamaâ serait sortie avec des positions différentes. “Or, ce n’est pas le cas puisque notre direction parle d’une seule voix”, conclut notre interlocuteur. L’analyse de Mohamed Darif abonde dans le même sens. “Il faut arrêter de tout ramener à l’état de santé d’un homme et à sa succession”, confirme le politologue. Pour lui, “la force d’Al Adl ne vient pas de son dirigeant, mais des hommes de terrain, ces responsables opérationnels et leur grande capacité de mobilisation”.

 

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