New York. Musulmans en colère

Espionnés, soupçonnés, stigmatisés : depuis plusieurs mois, les musulmans de New York crient leur ras-le-bol. Leur bête noire ? Le département de police de la ville, le célèbre NYPD, empêtré dans plusieurs scandales.

“C’est merveilleux de vivre à New York. Je suis née ici, j’ai grandi ici, et je ne pourrais jamais vivre ailleurs”. Linda Sarsour est américaine de nationalité, palestinienne d’origine et new-yorkaise de cœur. Née à Brooklyn, cette mère de trois enfants dirige l’Association des Arabes méricains de New York. A ce titre, elle mène la fronde contre les méthodes controversées de la police new-yorkaise. Ce 26 janvier, sur les marches de la mairie, elle est la première à s’adresser aux journalistes. Sourire énergique et voile coloré, Linda donne ensuite la parole à tous les orateurs venus pour cette conférence de presse convoquée à la hâte.
La raison de leur colère : la diffusion au sein de la police du film The Third Jihad (le Troisième Jihad). Sorti en 2008, ce documentaire affirme que l’islam radical a infiltré la société américaine pour mener la guerre sainte de l’intérieur. “Tel est le programme de la plupart des responsables musulmans en Amérique : une stratégie pour infiltrer et dominer l’Amérique, entonne la voix-off. Tout le monde connaît le terrorisme. Ceci est la guerre que vous ne connaissez pas”.

Réquisitoire féroce
Pour appuyer sa thèse et illustrer la menace, le film décrit l’oppression des femmes, des homosexuels et des chrétiens dans certains pays arabes. Sur fond de musique angoissante, il montre des voitures piégées, des drapeaux américains en feu, des diatribes contre l’Amérique ou encore les ruines fumantes du World Trade Center. Certes, dès les premières secondes, le ton se veut rassurant : “Ce film ne porte pas sur l’islam, mais sur la menace de l’islam radical. Sur 1,3 milliard de musulmans dans le monde, peu sont radicaux”. Mais ensuite, le réquisitoire est féroce… et à sens unique. “Ce film est scandaleux, s’insurge Linda Sarsour. Toute personne rationnelle qui le verrait se dirait : Waouh ! Comment la police de New York, la plus importante du pays, et prétendument la plus crédible, a pu y avoir accès ?”. C’est là toute la question, et le New York Police Department (NYPD) peine à y apporter des réponses.
L’affaire remonte à janvier 2011. Un journaliste de Village Voice révèle alors que The Third Jihad a été montré à des policiers de New York lors d’une formation antiterroriste. A l’époque, le porte-parole du NYPD affirme que la vidéo n’a été diffusée “qu’à quelques reprises”. Le Centre Brennan pour la Justice, un organisme pro-démocratie, en doute. En vertu de la loi sur la liberté d’information, il demande donc la déclassification des documents de la police. Le 24 janvier, la vérité éclate dans les colonnes du New York Times : les documents officiels prouvent que le film a été montré “en boucle” à au moins 1489 officiers – agents, lieutenants et détectives – sur une période allant de trois mois à un an.

The Moroccan Initiative
Ce scandale survient dans un climat de vive tension entre la communauté musulmane et la police new-yorkaise. En septembre dernier, quelques jours avant les dix ans du 11 septembre, l’agence Associated Press révèle en effet l’existence d’un vaste programme de surveillance des musulmans de la ville, pour la plupart américains. Au cours d’une longue et minutieuse enquête, AP s’est procuré des milliers de documents, souvent secrets. On y apprend que des agents en civil ont espionné les musulmans à la mosquée, au restaurant, chez le barbier, voire à leur domicile. Toujours selon l’agence, la première communauté visée était d’ailleurs celle des Marocains, forte d’environ 9000 membres. Ce programme de surveillance, baptisé The Moroccan Initiative, a débuté après les attentats de Casablanca en 2003.
Pour sa défense, la police affirme qu’au moins quatorze attaques liées à des islamistes radicaux ont été empêchées depuis 2001, et qu’elle n’a fait que suivre des pistes. AP réplique que ces complots déjoués ne l’ont que rarement été grâce à l’espionnage. Et que la police a surveillé des gens qui n’étaient ni accusés, ni suspects. “En Amérique, vous n’avez pas le droit de mettre des gens sous surveillance sans raison valable”, s’emporte alors Rush Holt, une élue démocrate du New Jersey. Avec 33 autres membres du Congrès, elle a d’ailleurs envoyé en décembre une lettre au ministère de la Justice pour réclamer une enquête. Une demande restée lettre morte jusqu’à présent.

Enquête et démission
Ce 26 janvier, devant la mairie, les représentants de la communauté musulmane sont donc venus crier leur colère. “Nous partageons les inquiétudes de tous les New-yorkais pour la sécurité. Le terrorisme est un fléau qu’il faut éliminer, mais on ne peut pas combattre le mal par le mal, déclare l’imam Talib Abdur Rashid, président du Conseil des dirigeants musulmans de New York. Les New-yorkais ne doivent tolérer ni les violations de nos libertés civiques, ni aucune surveillance organisée sur une base ethnique, religieuse ou politique”. A ses côtés, des élus et des représentants des autres religions, comme la révérende Chloe Breyer, présidente du Centre interreligieux de New York. “Nous sommes choqués de savoir que près de 1500 policiers ont été exposés à cette vidéo grossière et incendiaire à propos des musulmans de ce pays. Cette propagande monstrueuse n’a pas sa place dans notre ville et notre pays multiculturel”, affirme-t-elle, avant de réclamer une enquête indépendante pour savoir comment ce film a pu tourner en boucle devant des policiers.
Les représentants musulmans, eux, vont plus loin et exigent la démission du chef de la police, Ray Kelly. Ce dernier est d’autant plus critiqué qu’il apparaît brièvement dans The Third Jihad. Il n’y évoque pas la communauté musulmane, mais la menace d’une attaque chimique ou nucléaire sur New York. Dans un premier temps, son porte-parole avait nié sa participation, avant de reconnaître finalement que Ray Kelly avait bien accordé une interview aux réalisateurs du film. Depuis, le patron du NYPD a présenté ses excuses, qualifiant le film de “provocateur”. Mais pour ses détracteurs, sa simple participation est déjà une faute professionnelle. “Kelly must go, Kelly must go (Kelly doit partir)”, entonnent les protestataires. Une option exclue par l’intéressé comme par le maire de New York, qui a autorité sur la police. “Ray va devoir travailler dur pour regagner la confiance de la communauté musulmane”, a simplement concédé Michael Bloomberg. Une mission qui semble pourtant presque impossible. Pour preuve : en août dernier – soit avant ces deux scandales –, 52% des musulmans américains s’estimaient déjà harcelés par la police.

Coulisses. Qui se cache derrière The Third Jihad ?
Le documentaire a été financé par le Fonds Clarion, qui se présente comme une “organisation à but non lucratif qui produit des documentaires sur la menace de l’islam radical”. Le Fonds Clarion se dit “indépendant et apolitique”, mais sa proximité avec les néoconservateurs ne fait pas de doute. Son fondateur, Raphael Shore, est un réalisateur et rabbin canado-israélien, ancien cadre de Aish HaTorah, une organisation juive pro-Israël. Le précédent documentaire du Fonds Clarion, intitulé Obsession, la guerre de l’islam radical contre l’Occident, avait déjà défrayé la chronique en pleine campagne présidentielle 2008, en étant distribué gratuitement à 28 millions d’exemplaires dans les Etats indécis des Etats-Unis. Selon le New York Times, le Fonds Clarion serait financé par le milliardaire juif Sheldon Adelson, magnat des casinos de Las Vegas, figure du lobby pro-israélien et parrain financier de Newt Gingrich, candidat républicain ultraconservateur, qui qualifiait récemment les Palestiniens de “peuple inventé”. Enfin, le “consultant historique” de The Third Jihad est l’historien Bernard Lewis, spécialiste du monde musulman, fervent défenseur d’Israël et proche des néoconservateurs.

 

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