Au milieu d’un magasin rempli d’antiquités, douze verres à thé Saint-Louis en cristal rouge, vert et bleu, sont posés sur l’une des étagères. De manière anodine, sans fioritures. Et pourtant, ils sont d’une grande valeur, en numéraire, tout comme objets de la mémoire collective marocaine. “Ils ont plus de 60 ans”, assure Afaf Bennani, antiquaire du Triangle d’Or à Casablanca. Transmis de génération en génération dans les grandes familles bourgeoises, ces mêmes verres continuent à faire fureur, neufs, à Fenêtre sur cour et Nuances maisons, luxueuses boutiques des arts de la table de Casablanca et Rabat, et seuls vendeurs officiels de la marque dans le royaume. Nommés Rabat, Meknès ou Marhaba, ces verres à thé qui font explicitement référence au Maroc figurent en bonne place dans la collection permanente de la Cristallerie Saint-Louis depuis 1950. Une cristallerie vieille de plus de quatre siècles.
Créée en 1586, la verrerie Müntzthal,devenue verrerie royale en 1767 par lettres patentes du roi Louis XV, se consacre d’abord à la production d’objets en verre avant de se consacrer au cristal dans sa manufacture de Saint Louis-Lès-Bitches en Moselle, dans l’est de la France. La manufacture a équipé le palais de Versailles en services de table et en lustres. Mais pas seulement. Rebaptisée “Cristallerie royale de Saint-Louis” en 1829, elle suscite un engouement croissant auprès de la bourgeoisie française. Et elle gagne en réputation aussi auprès des cours royales, de Monaco au Cambodge, en passant par l’Ethiopie, la Belgique et l’empire chérifien.
Verres royaux
Les gobelets à thé ont été conçus spécialement pour “répondre à une demande des sultans du Maroc”, explique le service patrimoine de la Cristallerie Saint-Louis. Par suivisme, les grandes familles fassies ont également passé commande auprès de la manufacture. “Les verres Saint Louis présents au Maroc avant la fin du XIXe siècle n’ont pas été conçus spécifiquement pour le thé. Ils avaient une forme de gobelet que les consommateurs marocains ont détourné pour boire ce précieux breuvage”, raconte Céline Sanchez, directrice de la marque Saint-Louis. “C’est d’ailleurs ainsi qu’est née l’idée de développer des verres à thé Saint-Louis destinés au Maroc”, ajoute-t-elle. Il y avait un marché à conquérir, d’autant que la demande augmentait avec la démocratisation du thé et du sucre au Maroc à la fin du XIXe siècle. Au cours du XXe siècle, la verrerie Saint-Louis reçoit toujours une multitude de commandes de la famille royale : un service avec filet or et couronne royale pour Mohammed V en 1958, un service Thistle avec l’écusson or du Maroc à la fin des années 1950 pour le prince Moulay Abdallah, et au début des années 1960 de nombreux services de table et autres articles pour Hassan II, qui y fait apposer son monogramme.
A titre d’exemple, “la cristallerie a fourni des gobelets à thé Rabat signés du nom du défunt roi”, confie Céline Sanchez. Dans ses archives, Saint-Louis a aussi retrouvé la commande d’un service avec gravure personnalisée pour la Compagnie des chemins de fer du Maroc en 1946. Des verres auraient aussi été produits spécialement pour le Pacha El Glaoui, selon Aziz El Amrani, un antiquaire basé à Casablanca. Dans sa collection familiale se trouve un verre en cristal transparent gravé d’un fin dessin en or représentant la Koutoubia. “Il a été fabriqué par Saint-Louis en 1954 pour El Glaoui quand il dominait Marrakech”, assure le passionné d’art antique marocain. Pourtant, difficile pour Saint-Louis d’authentifier ce verre dont ils n’ont pas retrouvé de traces dans leur service patrimonial. Encore aujourd’hui, “les clients Saint-Louis sont de grandes familles marocaines, mais aussi le Palais à travers des créations exclusives de luminaires, de décoration ou d’art de la table, à l’instar des gobelets à thé Rabat”, ajoute Céline Sanchez de Saint-Louis. Sur les photos de Mohammed VI ornant les cafés et les pâtisseries, ou lors de cérémonies officielles, on peut d’ailleurs voir le roi boire son thé dans l’un de ces verres.
Le must-have
“Dans le trousseau de la mariée, ces verres à thé étaient traditionnellement accompagnés du plateau en argent Richard Wright tout droit venu de Manchester, ainsi que la théière, le sucrier, la boîte ciselée à thé et celle pour la menthe”, raconte l’antiquaire Afaf Bennani. Désormais, ils s’accompagnent plutôt du plateau de la marque Christofle. Décorés de fil d’or de 24 carats, les gobelets Saint-Louis au décor des mille et une nuits continuent d’être inscrits dans les listes des grands mariages, et sont aussi offerts comme cadeau d’affaire ou politique. L’habitude est d’acheter les verres par six ou douze, avec une paire aux couleurs traditionnelles, rouge, bleu et vert, translucides pour voir la couleur du thé apparaître au moment de le boire. “Le must est de trouver le verre blanc lait opaque parce qu’il est rare et ne se produit plus”, explique Afaf Bennani. Les plus originaux choisiront le verre Rabat, violine et clair. Les moins nantis, la collection classique Tommy qui date de 1928, ou Théorème, collection imaginée en 2012. Le verre à 1500 dirhams “plaît mais ne remplace pas le Rabat ou le Meknès”, explique Ghislaine Belhaj, directrice générale de la boutique Fenêtre sur cour. “Dès notre ouverture il y a 25 ans, c’était essentiel d’avoir les verres Saint-Louis dans notre offre, étant donné notre positionnement dans l’art de la table de luxe”, affirme celle pour qui ce produit est un indispensable, puisqu’aucune autre grande marque de cristal ne fait des verres à thé marocains.
Un affaire en or
Les prix chez Fenêtre sur cour et Nuances maisons peuvent atteindre 5660 dirhams l’unité, selon le modèle. Et pour les familles qui n’ont pas les moyens de mettre près de 34 000 dirhams dans un service à thé, il est toujours possible de fouiner chez les antiquaires et brocanteurs, où ils peuvent être vendus jusqu’à deux fois moins cher. Mais il faut rester vigilant car il y a des contrefaçons. “Les verres en cristal venus de Bohème sont une imitation de la gamme Tommy. Beaucoup moins chers, ils se vendent plus facilement mais sont de moins bonne qualité”, explique Afaf Bennani. Le prix effarant des verres Saint-Louis s’explique par le savoir-faire ancestral nécessaire pour concevoir ces petits bijoux. “Du dessin sommaire à l’ultime opération de polissage, plus de 35 interventions et 20 artisans sont nécessaires afin que le verre à thé soit gravé, décoré à l’or fin et poli à la pierre d’agate”, nous explique-t-on à la maison Saint-Louis. La forme et la couleur sont réalisées dans l’atelier chaud où les verres sont soufflés à la bouche, puis ils sont taillés et décorés à l’or 24 carats selon “une technique vieille de 500 ans.” “Nous ne vendons pas des verres Saint-Louis tous les jours”, précise Selma Kettani, la patronne de Nuances maisons, sans vouloir donner de chiffre sur ses ventes. Même discrétion du côté de Fenêtre sur cour et de la maison Saint-Louis, qui fait partie du groupe Hermès depuis 1995. “Les marchés prédominants sur le segment du verre à thé sont l’Asie, le Moyen-Orient et le Maghreb. Et le Maroc représente une part importante de notre chiffre d’affaires dans cette catégorie”, nous glisse cependant Cécile Sanchez. Une boutique de la marque Saint-Louis va d’ailleurs ouvrir le 6 octobre prochain à Casablanca. Elle sera principalement dédiée aux luminaires. Mais elle vendra aussi des verres à thé, valeur sûre sous nos cieux.
Vaisselle royale. Le verre est dans le fruitEn 2005, Mohammed VI découvre, catastrophé, qu’on a volé une partie de la vaisselle de son père dans la résidence royale de Dar Essalam à Rabat. Parmi les objets dérobés, près de 350 verres et 6 carafes en cristal Saint-Louis, frappés du monogramme de Hassan II. L’enquête aboutit à l’arrestation et la condamnation d’une dizaine de personnes -la plupart employés du roi- pour “constitution de bande criminelle, vols d’objets précieux, assistance préméditée à une bande criminelle, participation à vol qualifié et abus de |
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