Mohamed Shahrour : "Les mouvements islamistes sont de véritables arnaques"

Mohamed Shahrour s’en est allé ce 21 décembre. Celui que l’orientaliste américain Dale Eickelman présentait comme le “Martin Luther de l’islam” proposait une nouvelle méthodologie de lecture du Coran et des textes religieux. En février 2017, il avait accepté de répondre à nos questions.

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Mohamed Shahrour dérange. En 1990, après près de 20 ans de recherche, il publie un livre qui fait fureur dans les milieux intellectuels arabo-musulmans. Le Syrien de naissance, vivant entre le Liban et les Emirats arabes unis, s’en prend directement aux oulémas traditionalistes.

Dans les 822 pages de son livre Al Kitab Wal Quran : qira’a moâassira (Le livre et le Coran : une lecture contemporaine), l’auteur n’hésite pas à tout balayer d’un revers de main. La jurisprudence islamique et ses différents courants ? Juste des faits historiques, une base trop obsolète pour parler de l’islam au XXIe siècle. La prophétie ? Vraie et intemporelle, représentée par un Coran qu’on a souvent peu lu, mal lu ou lu il y a trop longtemps. Le Message et la Sunna ? Relatifs, circonstanciels et ne prenant pas en compte les évolutions des sociétés.

Pour Mohamed Shahrour, tout reste à faire. Il faut surtout relire le Coran à l’aune des avancées scientifiques, notamment en linguistique. Celui que l’orientaliste américain Dale Eickelman présentait comme le “Martin Luther de l’islam” a accepté de répondre à nos questions. Une première pour un média marocain.

TelQuel : Vous êtes ingénieur en mécanique des sols, discipline que vous avez enseignée à l’université pendant 30 ans. Comment êtes-vous passé à la théologie ?

Mohamed Sahrour : Je suis ingénieur et non théologien. J’ai entamé mes recherches dans le domaine religieux après avoir pris connaissance des patrimoines religieux et philosophiques à travers le monde. Grâce à ça, j’ai constaté que notre approche et notre conception du monde contemporain souffraient de plusieurs problèmes. L’islam comme religion est à la base de notre culture et de notre patrimoine, j’ai décidé de me consacrer à l’étude de ce patrimoine pour remonter aux sources de l’erreur. J’en ai conclu que la pensée qui le sous-tend a été développée essentiellement vers les 9e et 10e siècles de notre ère et que ceux qui sont venus après ont essayé d’appliquer cette pensée sans prendre en considération le développement des sociétés et la réalité de leur contexte actuel. C’est pour cela que les musulmans vivent actuellement une sorte de dédoublement de la personnalité. Le plus souvent, ils restent attachés à leur culture, tout en se perdant entre ce qui a été consigné dans les livres de théologie et de jurisprudence islamique vieux de plusieurs siècles, et le droit positif tel qu’il est appliqué dans les pays où ils vivent. Ce problème se pose le plus souvent pour les musulmans vivant en Europe.

Pour votre lecture contemporaine du Coran, vous avez recours à des moyens nouveaux de critique et d’analyse. Vous pensez que ces moyens pourront encore être viables à l’avenir ?

Oui, dans ma lecture contemporaine, j’ai eu recours à une méthodologie scientifique basée sur des principes de connaissance pragmatique. Cette même méthodologie peut être sujette au développement et à l’amélioration en temps voulu. C’est pour cela que je soutiens que les moyens de pensée que nous utilisons ne devraient pas devenir une science religieuse sacrée, comme ce qu’ont pu faire ceux qui nous ont précédés. Ils ont fait de cette science une religion qui rejette l’introspection et la critique. Ces gens-là ne savent pas que tout développement ou pensée, quel que soit leur niveau, devraient être ouverts aux critiques, car la pérennité de la société en dépend. Tout ce que je fais, c’est offrir une lecture consciencieuse en me basant sur des données contemporaines, afin de tenter de résoudre les problèmes de notre civilisation. Je suis en même temps conscient que les sciences et les moyens que j’utilise pourraient très bien s’avérer périmés à un autre moment de l’histoire. Dès lors, il sera du ressort de cette autre société de refaire une autre lecture.

Dans vos livres, ainsi que dans vos conférences, vous attaquez souvent le corpus des Hadiths. Vous dites que la Sunna fait plus de mal que de bien à l’islam et que celui-ci n’a pas besoin d’intermédiaire pour être compris…

Je n’ai jamais attaqué la Sunna et les Hadiths et je ne suis pas en droit de le faire vu qu’elles représentent une tradition historique et culturelle qui nous est commune et dont on ne peut pas se passer. Par contre, je m’attaque à ceux qui font de la Sunna la base de notre religion et la sacralisent, au détriment du Coran, qui constitue le vrai fondement de notre religion. Je n’arrive pas à les croire lorsqu’ils affirment qu’ils considèrent le Coran et la Sunna comme une seule et unique source religieuse. En réalité, ils privilégient la Sunna par rapport au Coran et poussent les gens à comprendre le Coran à travers elle, même si le texte coranique apporte plus de crédibilité. En réalité, à travers la Sunna, le Prophète a posé un code civil applicable à la société, ouvrant la voie à une législation humaine et non divine. Mais son ijtihad (jurisprudence) est aujourd’hui obsolète, et dans le temps et dans l’espace. C’est l’objet même de son message. Les théologiens qui sont venus par la suite ont tenté de copier les chrétiens qui ont fait du Christ l’axe central du christianisme, en faisant de la figure du Prophète Muhammad le noyau de la religion musulmane. C’est là tout le problème actuellement. Pour y remédier, il faudrait remettre le Coran au centre de notre religion, comme c’était le cas au temps du Prophète. Pour le reste, qu’il s’agisse du Prophète ou de ses compagnons, ils sont bel et bien morts et il faudrait penser à les enterrer une bonne fois pour toutes, contrairement à ce que veulent bien nous faire croire les hommes de religion.

Vous ne pensez pas que cela pourrait ouvrir la voie à n’importe qui pour expliquer le Coran à sa façon, quitte à avoir des lectures extrémistes, comme celles de Daech ?

Les groupes terroristes n’expliquent pas le Coran et la religion. Ils se basent sur des lectures qui ont déjà été publiées par des théologiens durant l’histoire de l’islam. La jurisprudence de ces théologiens est d’ailleurs utilisée à titre officiel comme source dans plusieurs pays. Et c’est là tout notre problème dans la mesure où cette jurisprudence date d’une époque assez particulière, celle des conquêtes musulmanes où le califat représentait l’État le plus puissant du monde. Ces différentes lectures appartiennent à l’histoire et il convient de ne pas y revenir. L’histoire veut que nous allions de l’avant et les explications qu’on devrait avoir doivent prendre en considération les contextes et les développements actuels. Personnellement, j’essaye d’expliquer le Coran à la manière d’Isaac Newton, contrairement aux théologiens qui l’interprètent comme de la poésie. Les lecteurs comprendront qu’on doit interpréter le Coran d’une manière scientifique et en nous basant sur les différents progrès de l’humanité en matière historique et linguistique et non sur des légendes et des mythologies.

L’un des piliers de votre projet réformateur est la différentiation entre le concept de kitab (livre) et Coran. Mais la question qui est souvent posée aujourd’hui concerne l’utilité même du Coran dans les temps modernes. Que répondez-vous à cela ?

Cette question est très importante. Je pourrais dire que ce sont les explications du Coran, données dans un temps déterminé, qui ne sont pas applicables en tout temps. Elles sont souvent même en contradiction avec les développements que connaît l’humanité. Par contre, on ne peut pas dire que le Coran puisse mourir vu que c’est Dieu, qui est éternel, qui l’a révélé aux hommes. Chaque génération doit interagir avec le texte coranique et essayer de lui donner un sens. Ce n’est qu’à partir de là que le Coran pourrait être un message de paix spirituel pour les hommes et les aider à se développer, à condition qu’ils le comprennent correctement.

Quelle serait pour vous la méthode exemplaire pour contrer les groupes terroristes qui se basent sur une certaine lecture des textes religieux ?

Il n’y a pas de méthode exemplaire pour se débarrasser du terrorisme. L’exemplarité n’existe que dans l’imaginaire. Il y a par contre des méthodes pragmatiques et réalistes qui prennent en considération l’intérêt des peuples et des sociétés et s’accrochent aux principes humanistes avant tout. Cette méthode consiste à combattre n’importe quelle pensée avec une autre pensée, bien avant l’utilisation d’armes qui ont déjà prouvé par le passé leur impuissance. La seule méthode qui me paraît juste pour combattre le terrorisme serait de conscientiser nos sociétés par rapport au grand idéal proposé par les groupements terroristes au nom de la religion. Il faut faire comprendre aux gens que la véritable définition de l’islam, telle que le Coran l’enseigne, est contre toutes les formes de violence. Pour faire ça, il nous faut retirer le monopole de la pensée aux autorités religieuses et la donner à qui de droit, à savoir les penseurs et les scientifiques pragmatiques.

Pensez-vous qu’il soit toujours nécessaire d’avoir des mouvements islamistes, ou, de manière générale, ce qu’on appelle l’islam politique ?

Je pense qu’il est nécessaire de veiller à former les peuples et les sociétés pour qu’ils puissent se rendre compte que les programmes et les projets portés par ces mouvements islamistes sont de véritables arnaques. À partir de là, ces mouvements disparaîtront d’eux-mêmes vu qu’ils tirent leur légitimité des mêmes peuples auxquels ils ne proposent que des mensonges.

Vous soutenez que la plupart des citoyens du monde sont des musulmans, y compris les bouddhistes et les hindous. Que voulez-vous dire par là ?

La grande erreur que commettent les théologiens, c’est qu’ils confondent imane (foi) et islam, dans le sens où ils soutiennent que les fondations sur lesquelles s’appuie l’islam sont : la croyance en un seul dieu qui est Allah, et en son prophète Muhammad, la prière, le jeûne, la zakat et le pèlerinage. Cette version se base sur un hadith qui diffère de la réalité du texte coranique, lequel précise que ces cinq piliers confirment, en fait, la foi en Muhammad (imane) puisque ce sont les rites pratiqués par ses disciples. Ces derniers prenaient exemple sur le prophète dans sa manière d’effectuer la prière et de jeûner le ramadan. De ce fait, quiconque suit ces rites peut dire qu’il est “muhammadien”. Ce sont des piliers de la foi, et non de la religion. Les piliers de la religion sont fixés par le Coran, à savoir la foi en Dieu et la bienfaisance, c’est-à-dire le respect des valeurs humaines, et c’est un point sur lequel s’accorde la majorité des citoyens du monde. Par exemple, le respect des parents, que recommande l’islam, est une valeur universelle. De ce fait, n’importe quel être humain peut respecter ses parents sans pour autant se déclarer “muhammadien”, puisqu’il peut être bouddhiste ou hindou. Le Coran appelle ceux qui suivent le prophète “mou’minine” (qui ont la foi), et ceux qui suivent Dieu “mouslimine” (musulmans), c’est pour cette raison qu’un juif et un chrétien peuvent également être musulmans. Une personne est musulmane quand elle a foi en Dieu, si elle ajoute à cette foi la croyance en Moïse, elle est juive ; si elle croit en Jésus, elle est chrétienne ; si elle croit en Muhammad, elle est muhammadienne. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il y a deux niveaux de foi : le premier concerne Dieu et le second concerne son prophète Muhammad.

Comment votre “lecture contemporaine” de la religion considère-t-elle les problématiques actuelles comme l’homosexualité, le sexe hors mariage et, plus largement, les libertés individuelles ?

Cette lecture contemporaine nous a permis de comprendre que seul Dieu est en mesure d’interdire. Dans le Coran il arrêté à 14 le nombre d’interdits (ce qui est haram), ni plus ni moins. Pour le reste, le Prophète n’a rien interdit, il n’a fait qu’organiser le halal dans la société de son époque, selon ses us et coutumes. De ce fait, tout ce qui n’est pas haram est halal. Mais puisque le halal ne peut pas être pratiqué d’une manière absolument libre, c’est à l’organe législatif de chaque pays de l’organiser. Par exemple, le Coran interdit explicitement l’homosexualité, par conséquent, on ne peut pas dire qu’elle est halal, mais on ne peut pas non plus tuer un homosexuel — car le meurtre est également interdit dans le Coran —, mais on a parfaitement le droit de s’opposer à lui. Quant aux relations sexuelles, tant qu’elles sont consenties entre un homme et une femme, et qu’elles ne soient ni incestueuses ni adultérines, elles sont à régir par la société selon ses us et coutumes.

Comment la jurisprudence islamique a-t-elle été injuste avec les droits de la femme, notamment en ce qui concerne l’héritage, la polygamie et le port du voile ?

Il faut rappeler ici que le texte coranique n’a en aucun cas été injuste avec les femmes. Il leur a donné tous leurs droits. C’est la jurisprudence patriarcale, en se basant sur une lecture erronée du texte sacré, qui a obligé la femme à hériter de la moitié de la part d’un homme et à porter le voile, tout en octroyant aux hommes la liberté de multiplier les épouses avec pour seule contrainte de limiter leur nombre à quatre. Tout ceci va à contre-courant de ce qui est mentionné dans le Coran. Dans le texte, celui-ci intime à la femme de cacher la “Awra (la partie du corps qu’on ne doit pas voir), comme il l’a fait pour l’homme. La nature de l’habit lui-même est à définir selon les us et coutumes de chaque société. Quant à la polygamie, Dieu l’a accompagnée de l’engagement à prendre en charge les enfants de la veuve, en faisant de la pratique une question humanitaire. Concernant l’héritage, une lecture mathématique des versets qui le cadrent nous pousse à dire que Dieu a été parfaitement équitable avec la femme et l’homme. De plus, Dieu autorise le règlement de la succession avec un testament, et il s’agit là d’une justice divine.

Selon vous, comment concilier religion et pouvoir? Que préconisez-vous comme modèle de gouvernance politique pour les pays arabo-musulmans?

Il faut séparer la religion du pouvoir. La première interfère dans la vie privée des gens en fonction de leur bon vouloir car il s’agit là d’une liberté individuelle, et le second le fait contre leur gré car la contrainte est un outil d’organisation de la société. L’État ne devrait pas imposer la religion par la contrainte, car il a l’obligation de respecter les libertés individuelles pour faire régner la paix sociale et que les libertés des uns n’empiètent pas sur celles des autres. Ceci étant, la religion représente un référentiel éthique pour le pouvoir. Car un pouvoir sans éthique est un régime dictatorial.

(Propos recueillis en 2017 par Ghassan El Kechouri. Traduit de l’arabe par Soufiane Sbiti)

 

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