Quand, au bout de la rue Didouche Mourad, on bifurque pour admirer la baie d’Alger, les belles bâtisses de l’ère coloniale accrochent l’œil. Pourquoi voudrait-on quitter une aussi jolie ville? Chaque année, pourtant, des milliers de jeunes choisissent de laisser derrière eux Alger « la blanche ». « Quitter et aller n’importe où, au Maroc, en Australie ou en Europe », tranche un Algérois. Échapper surtout aux fantômes de la “décennie noire”. On dit qu’on peut croiser les spectres de la guerre civile, à la tombée de la nuit, lorsque, au bout de chaque ruelle de la capitale, les échoppes et les magasins baissent leurs rideaux métalliques. Sur les murs de la ville, on ne peut éviter les portraits — souvent défraîchis — du président Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999. À 79 ans, le chef de l’État apparaît de plus en plus rarement depuis 2013, date d’une attaque cérébrale sérieuse. Omniprésentes dans les rues aussi, les banderoles du Front de libération nationale (FLN), l’ancien parti unique, rappellent que la réforme de la Constitution a été plébiscitée par le parlement, le 7 février dernier.
« Ils ont pris ma jeunesse »
Si la révision de la Constitution a fait couler beaucoup d’encre dans la presse algérienne, une des plus virulentes d’Afrique du Nord, le débat n’a pas conquis la rue. Loin de là. Comme si tous étaient convaincus que, nouvelle Constitution ou pas, Bouteflika ou pas, rien n’allait changer. « Il y a, en Algérie, une perte totale de confiance en l’avenir. Cela se donne à voir par un je-m’en-foutisme radical, y compris à l’égard d’un pouvoir jugé illégitime », analyse Sidali Kouidri Filali. Sidali est l’un des fondateurs du mouvement Barakat, né en 2014 de l’opposition à un quatrième mandat de Abdelaziz Bouteflika.
« J’ai voté à deux reprises lors des élections présidentielles, et toujours pour Bouteflika. Mais aujourd’hui, je n’y crois plus, je ne veux même pas savoir s’il est encore là ou pas », nous confie Sofiane, 35 ans, croisé dans le quartier d’El Biar. Le quotidien de ce père de famille au chômage consiste à errer en ville. Et il n’est pas le seul. Les rues d’Alger fourmillent de jeunes, majoritairement des hommes, qui papotent et font honneur à leur surnom de “hittistes”, ces chômeurs qui passent leurs journées adossés aux murs. Depuis 2014, le chômage est reparti à la hausse, touchant 1,33 million d’Algériens. Et il frappe plus durement encore les jeunes : 30 % des moins de 25 ans n’ont pas de travail, selon l’Office national de la statistique.
Sofiane nous invite à le suivre au balcon Saint Raphaël, sur les hauteurs de la ville, où il partage des bières avec quelques amis. Entouré de verdure, l’endroit offre une vue panoramique sur les principaux bâtiments d’Alger. « Là, on peut voir les somptueux jardins de Saïd Bouteflika [frère et influent conseiller du président, ndlr], ou encore la villa d’un de nos généraux. Tu vois, c’est la propriété, avec sa forêt immense », nous indique-t-il de la main, s’improvisant guide des quartiers d’une nomenklatura qu’il rend responsable de son sort. « Ils nous ont tout pris et ont fini par écraser [Tahnou] l’Algérie », déplore Sofiane.
Adolescent, il a connu la “décennie noire” qui a opposé l’armée aux groupes jihadistes, surtout le Groupe islamique armé (GIA), après l’annulation du deuxième tour des législatives promises au Front islamique du salut (FIS), en décembre 1991. « Durant ces années de terreur, notre quotidien consistait à survivre aux bombes et aux meurtres », se rappelle Sofiane. Si les affrontements ont en grande partie cessé après l’élection de Abdelaziz Bouteflika (1999), plus de quinze ans plus tard, le traumatisme est encore là. La guerre civile a finalement eu raison de la fougue de Sofiane, poussant le jeune Algérois à quitter l’université puis à enchaîner les petits boulots pour nourrir sa mère, veuve.
D’étudiant, il est quasiment passé au statut de réfugié au sein de sa propre ville. « À l’époque, c’est surtout pour notre vie qu’on craignait, se souvient-il. Aujourd’hui, je n’ai plus rien à faire de cette vie. Je me suis marié pour me ranger ». Un peu gêné par ses confessions, notre interlocuteur finit par se rétracter. « Ce qui hante les esprits des Algériens, c’est qu’ils n’aient pas fait leur deuil », nous explique Sidali. Les séquelles de cette histoire récente hantent jusqu’aux virées nocturnes de la jeunesse d’Alger. Animée la journée, la ville paraît éteinte la nuit. Comme si le couvre-feu des années noires n’avait pas encore été levé. Les quelques restaurants et bars de la capitale se vident ou sont très difficilement accessibles. Pour sortir à Alger, il faut être riche ou s’adapter. « On se fait discret, pas parce que c’est interdit par la loi ou la religion, mais parce qu’il vaut mieux boire en cachette pour éviter de mettre en colère certaines personnes », commente le client d’un bar dans lequel nous avons réussi à rentrer. Du coup, les jeunes — du moins les plus aisés d’entre eux — privilégient les soirées à la maison. Dans un quartier de la classe moyenne, près du centre-ville, une bande d’amis, étudiants, consultants ou encore banquiers, s’est réunie autour de la musique.
À 25 ans, Amazigh, des dreads sur la tête, est étudiant en marketing. Il rêve de vivre de sa passion, la musique. « Je n’ai pas peur de galérer », nous explique-t-il. « Ce dont je suis sûr, c’est que je veux partir. Où? Je ne sais pas encore. Mais loin. Partout où je pourrai parler de la cause kabyle, ajoute-t-il. Là où je pourrai être utile à mon pays, pas comme ici ». Même constat chez son acolyte, qui se fait appeler “Cheikh Cédric”, et dont le projet musical en cours sera, pour lui, le dernier en Algérie: « Après, je me tire d’ici ». Son voisin de canapé intervient dans la discussion. « On raconte que les artistes peuvent vivre de leur passion à Marrakech », glisse-t-il, un brin rêveur. Comme s’il parlait d’un eldorado devenu tout à coup accessible
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