La prison est à l’image de la société. On y trouve tous les profils. En prison, la pire des choses est la stigmatisation et notre mission est de préserver la dignité de tout détenu jusqu’à ce qu’il finisse de purger sa peine », annonce Thami Oulbacha, secrétaire général de la Délégation générale de l’administration pénitentiaire et de la réinsertion (DGAPR). D’ailleurs, dans le nouveau jargon de la maison, on ne doit plus dire « prison », mais « établissement pénitentiaire ». Les mots ont leur poids dans cette administration de 10.000 fonctionnaires, dirigée par un spécialiste de l’analyse du discours, Mohamed Saleh Tamek. Et puis le Maroc n’a pas d’autre choix que d’humaniser ses prisons, qui accueillent aujourd’hui 73.000 détenus. Ses engagements internationaux l’y obligent, et les ONG nationales et internationales sont intraitables sur la question.
Quatre mois après avoir pris les rênes de la DGAPR, Mohamed Saleh Tamek a décidé de permettre à un groupe de journalistes, dont une équipe de TelQuel, d’accéder au milieu carcéral. Lors d’un long périple qui nous a menés dans sept établissements pénitentiaires, dont les célèbres Zaki et Oukacha, nous sommes allés à la rencontre des prisonniers et des prisonnières : les pauvres comme les riches, ceux condamnés pour de petits larcins comme ceux qui ont un crime de sang sur la conscience. Reportage en cinq étapes.
Oukacha, Casablanca
Superficie : 65.021 m2
Capacité : 4000 détenus
Effectif réel : 8645 prisonniers
Il fait une chaleur d’enfer en ce mois de mai à Casablanca. Mais l’ambiance est de glace dans les couloirs de la prison de Aïn Sebaâ, surnommée « Oukacha », du nom des anciens propriétaires du terrain sur lequel elle a été bâtie. L’établissement, construit en 1979, est uniquement réservé aux hommes. Dans cette prison, on comprend pourquoi la détention préventive est la bête noire des responsables de la DGAPR. Sur 8645 prisonniers, le pourcentage de détenus en préventive (pas encore déférés devant la justice ou ayant fait appel) s’élève à 89%. « La loi nous oblige à accepter toute personne que les autorités nous demandent d’incarcérer », explique Mohamed Bendriss, directeur de l’établissement, qui estime que c’est à l’Etat de trouver une solution à ce sempiternel problème. Oukacha est une véritable petite ville, avec sa clinique, son centre de formation, sa propre école et même son centre de dialyse d’une capacité de trois lits. Au total, 1200 détenus poursuivent leur scolarité dans l’école de la prison. « 13 candidats sur 31 ont eu leur bac en 2013 et le nombre des candidats s’élève à 85 en 2014 », affirme un cadre de la prison. Parmi eux, un jeune homme originaire de l’Oriental condamné à 30 ans de prison pour homicide. Il nous raconte qu’il a des problèmes d’estomac, qu’il suit un régime spécial et que la direction de la prison lui facilite la tâche puisqu’il ne doit consommer que des aliments cuits à la vapeur. Ferait-il partie de l’un de ces privilégiés des prisons, ceux qu’on surnomme les VIP ? « Ici, tous les prisonniers sont traités de manière égale et tout le monde est soumis au régime de l’établissement », répond un cadre de la prison. Pour preuve, il nous est révélé, que Karim Zaz, ex-patron de Wana, partage sa cellule avec 31 détenus. Et que Abdelhanine Benallou, ancien patron de l’Office national des aéroports (ONDA), passe ses jours et surtout ses nuits avec 34 compagnons d’infortune. « Si vous voulez la vérité, la présence de tels détenus est généralement une bonne chose pour leurs codétenus. Ce sont souvent des gens qui reçoivent des tonnes de nourriture et de vêtements et qui partagent avec tout le monde », affirme un responsable de cet établissement. Car, en plus de la visite hebdomadaire, chaque prisonnier a le droit de recevoir sa « gouffa » (panier) quotidienne. Cela dépend des moyens dont dispose sa famille.
Salé 1
Superficie 27.446 m2
Capacité: 2500 détenus
Effectif réel : 4468 prisonniers
A Salé 1, l’un des deux établissements du complexe « Zaki », nous sommes accueillis par le directeur régional, Hassan Hmina. Comme d’autres prisons, Salé 1 souffre d’un vrai problème de surpopulation, contrairement à Salé 2 qui est moins encombrée, avec seulement 435 détenus. Sauf que nous n’avons pas le droit de visiter ce dernier, « pour des raisons de sécurité », justifie laconiquement un responsable à la DGAPR. Mais on devine ce qui se cache derrière cette consigne. Salé 2 abrite 118 islamistes et les Sahraouis de l’affaire Gdeim Izik. La présence de journalistes n’est donc pas souhaitable. Dans la cour principale de Salé 1, de nouveaux détenus arrivent. D’autres sont embarqués dans des fourgons en direction des tribunaux de la région. Naïma, l’une des gardiennes, nous mène au quartier des femmes. « Ihtiram ! » (Respect !), crie-t-elle à chaque angle de ce quartier. « C’est une manière d’avertir les prisonnières de l’arrivée d’hommes, pour respecter leur intimité. D’ailleurs, même le directeur de la prison n’a pas le droit de venir dans ce quartier sans être accompagné d’une gardienne », explique Naïma, en poste depuis près de vingt ans et qui semble bien maîtriser son travail. Le quartier des femmes est bien entretenu par ses 176 pensionnaires. Dans une kitchenette, des détenues font mijoter, sur des plaques chauffantes, divers plats. Ici, comme dans toutes les prisons du Maroc, on vit et on mange en communauté. Après avoir visité l’infirmerie et le service dentaire, nous découvrons un centre de formation professionnelle pour les femmes. Les formateurs et le matériel sont fournis par l’Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT). Et là aussi, les gardiennes supervisent tout. Khadija, l’une des plus anciennes, affirme ne pas avoir vraiment choisi ce métier : « Avec une licence en poche et après cinq ans au chômage, j’ai accepté de passer le concours. Mes premières années dans une prison dans le Gharb ont été les plus dures, surtout avec les permanences de nuit ». Au fil des promotions, les choses s’ améliorent. « Mais il y a toujours cette image de fonctionnaires pourris qui nous colle à la peau. Je ne porte même pas de sac à main en venant au travail pour écarter tout soupçon », poursuit Khadija. Pour elle, comme pour ses collègues, ce qui compte est d’avoir la conscience tranquille. « A la longue, les détenues finissent pas nous considérer comme des soeurs ou des mères. Et le respect est mutuel », conclut notre gardienne.
Oudaya 1, Marrakech
Fait partie d’un complexe pénitencier de 26 hectares
Capacité : 672 détenus
Effectif réel : 901 prisonniers
Le complexe pénitentiaire de l’Oudaya comprend quatre établissements. Mais il n’y en a qu’un d’opérationnel, depuis mars 2013. L’ensemble s’étale sur 26 hectares et évoque l’une des prisons du désert américain. L’Oudaya, cette petite commune rurale de la région de Marrakech, est un vrai no man’s land. La DGAPR a toutefois prévu d’aménager, à l’extérieur, deux salles d’attente pour les visiteurs. C’est également ici que débutent les premières formalités, comme la vérification des papiers. La première prison de ce complexe est composée de quatre quartiers qui ne communiquent pas entre eux. Le tout est entouré d’une très haute muraille. Bouchta El Faïz, directeur régional, nous fait faire le tour de la prison, mais c’est dans le centre de formation que nous passons le plus de temps. Il accueille 114 stagiaires répartis sur 6 spécialités (elles seront portées à 17 prochainement). Hamid, 22 ans, fait partie des 23 détenus qui ont choisi la « mécanique à deux temps ». Et il s’en sort pas mal, après quelques mois d’apprentissage passés à s’acharner sur les mécaniques des motocyclettes comme des grosses cylindrées. Des débouchés après la prison ? « Une telle main d’oeuvre est très demandée dans cette région où les habitants ont une prédilection particulière pour les deux roues », répond l’un des formateurs. Les détenus repartent avec un savoir-faire, mais aussi un diplôme délivré par l’OFPPT. « Leur certificat, comme tous les diplômes délivrés ici, ne porte aucune mention de la prison », précise Bouchta El Faïz. Ceux qui quittent la prison quelques semaines avant les examens de fin d’année ont même la possibilité de revenir y passer les épreuves finales. A quelques mètres, on retrouve l’atelier « boulangerie-pâtisserie ». Ce jour-là, les 20 stagiaires ont préparé des croissants et des cookies. « Nous ne les encombrons pas trop avec la théorie. La pratique prend 80% du temps de la formation », souligne un encadrant. Mais il ne faut pas trop idéaliser : une fois libérés, peu d’anciens détenus parviennent à s’en sortir. Un responsable de la DGAPR admet : « L’attrait de l’argent facile et la mauvaise compagnie, entre autres, ne facilitent pas la réinsertion. De toute manière, en matière de suivi, nous restons loin du compte ».
Tifelt
Superficie 1380 m²
Capacité : 650 détenus
Effectif réel : 795 prisonniers
Nous sommes à l’entrée de Tiflet, dans l’une des prisons nouvelle génération, opérationnelle depuis mars 2010. L’encadrement est assuré par 120 fonctionnaires, exclusivement des hommes. Nous franchissons un premier portail, puis un second avant d’atteindre une imposante grille. L’enceinte, comme les murs à l’intérieur, sont hérissés de fils de barbelés et les caméras de surveillance sont omniprésentes. Passés tous les filets de sécurité, nous nous trouvons dans la « chasse », un immense espace où tout véhicule est minutieusement fouillé avant de passer, dans l’un ou l’autre sens, la grille de la « détention ». Comme dans les autres prisons, plusieurs formations sont proposées aux détenus. Cela va du dessin de bâtiment à l’électroménager en passant par la plâtrerie. Pour coller à la spécificité de cette région agricole, des espaces ont été réservés à une formation en agriculture. Il s’agit en réalité de deux serres où des arbustes et quelques plantes luttent pour survivre dans une insupportable chaleur en ce début de mai. Dans un hall balayé par une douce brise, quelques détenus sont assis sur des tabourets, cigarette aux lèvres pour certains, une tasse de café à portée de main pour la plupart. Et surtout de la peinture pour tout le monde. Abdellah, artiste peintre dans le civil, a émis le souhait de pouvoir se livrer à son hobby en prison et d’initier ceux de ses codétenus qui le désirent. « Nous ne pouvions pas refuser, comme nous ne refusons jamais une activité qui contribuera d’abord à alléger le poids de la détention et éventuellement à la réinsertion des détenus », affirme le directeur de la prison. « J’ai des codétenus que je forme depuis à peine quatre mois et le résultat est déjà là », affirme Abdellah en nous montrant quelques tableaux et même des calligraphies, qui seront exposées ultérieurement. Mais tout le monde n’a pas la chance de notre artiste peintre et ses apprentis. La prison de Tiflet abrite plus d’une cinquantaine de détenus salafistes que nous n’avons pas eu le droit de rencontrer. « Il s’agit de terroristes qui ont du sang sur les mains », nous confie un responsable de la DGAPR. Vérification faite, on apprend qu’il est question des neuf salafistes qui avaient fui la prison centrale de Kénitra en avril 2008, en plus d’individus directement impliqués dans les attentats du 16 mai 2003. A la prison de Tiflet, qui rappelle les pénitenciers américains situés dans des no man’s lands, il est quasiment impossible de tenter une évasion.
Toulal 2, Meknès
Superficie : 8 hectares
Capacité : 2236 détenus
Effectif réel : 2558 prisonniers
Cap sur les hauteurs de Meknès, où se trouve la prison Toulal 2, une composante d’un complexe pénitentiaire qui regroupe trois établissements. Les 250 fonctionnaires de cet établissement doivent gérer en moyenne 900 à 1000 visiteurs et 600 paniers par jour. Les récidivistes qui ont déjà fait l’expérience d’une incarcération à Meknès doivent regretter amèrement la prison de Sidi Saïd, une bâtisse vétuste située au centre de la ville ismaélienne et fermée depuis quelques années. Car ici, on ne badine pas avec la sécurité. A Toulal 2, dont les parages sont surveillés par des gendarmes, on ressent vraiment le poids de la prison. L’été commence déjà en mai dans cette région, et c’est l’enfer. Outre les chambres froides, le seul lieu où l’on peut vraiment se rafraîchir est la salle de contrôle où des ingénieurs techniciens gèrent pas moins de 120 caméras de surveillance. « C’est une technologie américaine et les caméras filment en HD », explique l’un d’eux. Braquées sur tous les services de la prison, à l’exception des sanitaires et des cellules, ces caméras dotées d’un système infrarouge ont une longue portée. Elles sont aussi télécommandables et munies d’un excellent zoom. « Elles sont surtout utiles pour la surveillance des visiteurs et du contenu des paniers qu’ils apportent », souligne un cadre de la prison. « C’est aussi un moyen de dissuader les gardiens de toute éventuelle compromission », ajoute, amusé, un de ses collègues. Dans la salle de contrôle, tout le monde est épié grâce à 70 écrans. Les enregistrements sont conservés pendant une période minimale de deux semaines. En tout, pour les as de l’informatique, cela fait un total de 24000 giga hébergés. Coût du marché ? Pas de réponse. Mais il y en a que ces caméras de surveillance ne préoccupent nullement. C’est le cas de Hassan, ancienne terreur des « espoirs » du CODM, l’équipe de foot locale, absorbé par un match avec ses codétenus dans une grande cour. L’objectif est de préparer le prochain tournoi de foot. Existent aussi des concours de psalmodie du Coran ou de poésie. Sur la revue murale de la prison, un détenu a placardé plusieurs poèmes manuscrits à la gloire de Mohammed VI. Peut-être dans l’espoir de s’attirer une grâce…
Chantier. Prisons nouvelle génération Depuis quelques années, la Délégation générale de l’administration pénitentiaire et de la réinsertion (DGAPR) lancé le chantier de construction de nouvelles prisons. Douze établissements ont été édifiés entre 2008 et 2012. D’autres sont en cours de construction. En général, il s’agit de prisons situées en dehors des villes avec une capacité ne dépassant jamais 1400 détenus. L’aspect sécuritaire y est très présent. « C’est un mix entre le modèle français et le modèle américain, mais avec une touche de marocanité », explique un responsable de la DGAPR. En plus de la généralisation de la surveillance par caméras, il est aussi question de mettre en place une restauration dans des réfectoires au lieu des repas servis dans les cellules. Que deviendront alors les vieilles prisons, comme Aïn Kadous (Fès), Boulemharez (Marrakech), Zaki (Salé) et Sidi Saïd (Meknès) ? « Nous sommes en train d’étudier, avec le ministère des Finances, la meilleure manière de tirer profit de l’assiette financière qui sera dégagée », répond Thami Oulbacha, secrétaire général de la DGAPR. Cela ne risque-t-il pas d’aiguiser les appétits des promoteurs immobiliers ? « Tout mètre carré sera cédé au prix du marché et au plus disant, selon le programme de développement le plus adéquat», promet notre interlocuteur.
Trafic. Pour quelques morceaux de shit Il y a deux mois, l’épouse d’un détenu salafiste a été prise en flagrant délit alors qu’elle tentait d’introduire trois téléphones portables à la prison de Safi. Elle a été condamnée à un mois de prison ferme. Mais pourquoi des portables ? « Un téléphone vaut en prison dix fois son prix à l’extérieur. C’est un commerce juteux », explique un cadre de la DGAPR, qui précise que ce sont les salafistes et leurs familles qui se plaignent le plus des fouilles. Mais il y a un autre produit encore plus prisé et plus coûteux en prison : la drogue. Et toutes les astuces sont bonnes pour faire parvenir un morceau de haschich à un proche purgeant une peine de prison. Finie l’époque où on le glissait dans un livre, un œuf, un fruit ou un pack de lait. Les dernières trouvailles en vogue consistent à cacher la drogue dans les parties intimes des visiteuses. Ou à la coller sous le palais. « Il nous est arrivé de découvrir des femmes qui passent de la drogue à leurs maris par le bouche à bouche », affirme un responsable à la DGAPR. Mais il y a aussi les sandales pour hommes. Bourrées de drogue, puis recousues, il suffit de les échanger avec celles, identiques, du prisonnier lors des visites. La DGAPR a donc commencé à équiper les établissements pénitentiaires de scanners et de portiques.
Bilan. Un long chemin à parcourir… Nos prisons vont mal et souffrent de nombreux problèmes. Déjà en 2012, un rapport publié par le très officiel Conseil national des droits de l’homme (CNDH) dresse un tableau alarmant sur la situation des prisons au Maroc : atteintes graves à la dignité humaine, enchaînement de détenus aux grilles pendant de longues heures, insultes, brimades et privation de visites… Le rapport, assorti de 100 recommandations, décrit la situation déplorable de la nourriture en milieu carcéral et explique comment prendre une douche hebdomadaire, dans certaines prisons, est un luxe inabordable pour beaucoup de détenus. Dans le même rapport, le CNDH relève que les recommandations préconisées en 2004 par son ancêtre, le CCDH, sont restées lettre morte. Aujourd’hui, l’administration pénitentiaire affirme qu’un grand chemin a été parcouru pour améliorer les conditions de détention d’une population de 73 000 personnes. Mais les faits sont têtus. Les témoignages de gens qui quittent la prison au Maroc sont unanimes : il vaut mieux être riche et protégé, ou bien costaud, pour avoir la paix dans ces véritables jungles. Pour les détenus démunis, il faut faire profil bas, subir de longues journées de corvées et dormir à même le sol. Mais, surtout, prier pour éviter un transfert dans des prisons difficiles comme Outita 2 (Sidi Kacem), Aït Melloul (Agadir) ou Moul El Bergui (Safi).
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