Adaptations de romans au cinéma : des mots à l'image

Certains romans marocains ont été consacrés par des adaptations sur le grand écran. Parmi les auteurs concernés, Tahar Ben Jelloun, Abdellah Taïa ou encore Mahi Binebine. écrivains et réalisateurs conservent des souvenirs particuliers de cette expérience, entre réticences, découvertes et déceptions. 
Ils se confient.

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Nadia Kounda dans L’Amante du Rif, une adaptation par la réalisatrice Narjiss Nejjar du roman éponyme écrit par sa mère. Crédit: DR

Une longue histoire d’amour et de désamour lie la littérature et le cinéma, tant les adaptations cinématographiques de romans sont un objet d’admiration, de fascination, mais aussi de déception et de désaccord, pour les romanciers et réalisateurs.

Chez nous, les adaptations de roman sont malheureusement trop rares. Comment concevoir qu’aucune des œuvres de Driss Chraïbi n’ait vu le jour au cinéma ? Ou encore qu’un roman aussi célèbre que La Boîte à merveilles n’ait à ce jour tenté aucun réalisateur ?

Certes, les critiques sont souvent divergentes, et les adaptations sujettes à débat, mais la transposition d’un roman au cinéma est avant tout une consécration, un ancrage supplémentaire de l’œuvre dans l’imaginaire collectif.

En attendant que nos réalisateurs s’intéressent un peu plus à notre patrimoine littéraire, TelQuel vous propose de découvrir quatre adaptations de romans marocains au cinéma, racontés par leurs réalisateurs et romanciers.

Tahar Ben Jelloun : “Lire n’est pas regarder”

“Être adapté au cinéma, c’est toujours une aventure et un malentendu”, résume Tahar Ben Jelloun. Si c’est le cas, le membre du jury du Goncourt aura été l’un des premiers à en avoir fait les frais, puisque l’adaptation de La Prière de l’absent par Hamid Bénani en 1991 est l’une des premières – si ce n’est la première – transpositions d’un roman marocain au cinéma.

Un autre réalisateur, Nicolas Klotz, adapte ensuite deux autres des romans de Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable et La Nuit sacrée, ce dernier ayant valu à l’écrivain le Prix Goncourt en 1987. La Prière de l’absent met en scène l’aventure de Body et Sindibad sur les traces d’un héros de la résistance marocaine, tandis que La Nuit sacrée retrace l’histoire d’Ahmed, mi-homme, mi-femme, l’un des plus célèbres protagonistes de Tahar Ben Jelloun.

“Je n’ai pas aimé les deux adaptations. Ce n’est pas la faute des réalisateurs, mais du principe”, répond Tahar Ben Jelloun, avec la sincérité qu’on lui connaît bien. “Je suis cinéphile depuis l’âge de quatorze ans. Je pense avoir vu la plupart des classiques. Depuis toujours, je regarde un film sinon deux films par jour. C’est dire combien j’aime le cinéma”, explique-t-il, tout en citant Fritz Lang, John Huston, Ettore Scola, Raoul Walsh, Akira Kurosawa, ou encore Vittorio De Sica…

“Les cinéastes que j’aime m’ont appris à raconter une histoire. J’aurais voulu être réalisateur, mais j’ai senti qu’aimer une chose ne veut pas dire qu’on peut la réussir”. La littérature et le cinéma seraient-ils incompatibles ? Pas de radicalité qui tienne : “Luchino Visconti a fait un chef-d’œuvre du roman de Thomas Mann Mort à Venise, mais il a fait une catastrophe avec L’étranger de Camus”, estime ainsi Tahar Ben Jelloun.

Les mots ne sont pas des images. Lire n’est pas regarder (…) Je pense qu’il faut cesser de croire qu’un roman est un scénario. Cela n’empêche pas un écrivain d’écrire un scénario, mais ça reste très différent d’un roman”, conclut-il.

Narjiss Nejjar : “On introduit un troisième personnage, la caméra”

Lors du Salon du Livre en juin dernier à Rabat, la réalisatrice Narjiss Nejjar intervient aux côtés de Abderrahmane Tazi, vétéran du cinéma marocain, sur la question pointilleuse de l’adaptation cinématographique, qui continue de diviser réalisateurs et écrivains à travers le monde. “Je suis étonnée que revienne de manière si récurrente la question de la fidélité de l’adaptation au livre. Dès l’instant où l’on adapte une œuvre littéraire, on introduit ce que je considère être un troisième personnage, à savoir la caméra”, soutient alors Narjiss Nejjar.

Elle le sait bien, puisqu’en 2011, elle a adapté L’Amante du Rif, un roman écrit par sa mère, Noufissa Sbaï. Aya, une jeune fille vivant dans un petit village au nord du Maroc, s’éprend d’un trafiquant de cannabis et refuse un mariage arrangé avec un cousin à elle.

Il est très difficile pour moi de dater l’instant exact où on est traversé par une émotion au point d’avoir envie d’en faire un film”, confie encore la réalisatrice. “L’Amante du Rif est un très beau roman que ma mère a écrit et que j’ai vu écrire. Elle radiographie la descente aux enfers de cette jeune femme, avec une pudeur qui est celle de sa plume. Cette pudeur m’a toujours dérangée, j’avais envie d’aller plus loin et d’être plus frontale dans ma manière d’aborder le sujet”, poursuit-elle.

“L’écrit et la caméra peuvent se retrouver autour du même signifié, mais n’utilisent pas la même langue”

Narjiss Nejjar

Ainsi, l’infidélité du film au roman est tout à fait assumée, et même revendiquée. La réalisatrice pointe même l’impossibilité de parvenir à deux œuvres identiques : “L’écrit et la caméra peuvent se retrouver autour du même signifié, mais n’utilisent pas du tout la même langue”. Selon les confidences de Narjiss Nejjar, la romancière – sa mère – n’a lu le scénario de L’Amante du Rif qu’après son achèvement : “Je me souviens lui avoir dit “ce sont des images qui vont t’échapper, et peut-être que tu ne retrouveras pas l’essence, du moins l’esprit, que tu as mis dans ce roman”.

S’il s’agit du scénario “le plus difficile” que Narjiss Nejjar ait eu à écrire, elle n’exclut pas pour autant de se prêter à nouveau à l’exercice : “Je ne suis pas sûre de recommencer un jour cette expérience. Peut-être que j’irais sur une adaptation d’un roman plus loin de moi…”.

Mahi Binebine : “Chacun son style, chacun son œuvre”

Avant même Les Chevaux de Dieu, c’est autour de Sidi Moumen, tristement célèbre quartier casablancais, que se sont retrouvés Mahi Binebine et Nabil Ayouch. Il faut remonter à la sortie en salles de Ali Zaoua, prince de la rue, en 2000.

Mahi Binebine, alors membre du jury du Festival du film de Marrakech, dit “découvrir un film d’une profonde puissance littéraire”. Dix ans plus tard, le romancier est plongé dans l’écriture de son septième roman, racontant l’histoire de quatre enfants qui grandissent dans la misère de Sidi Moumen et finissent par commettre un attentat terroriste.

“Il était très difficile de vendre à un éditeur l’idée qu’un terroriste puisse être une victime”, retrace l’écrivain. Les réticences de Flammarion en disent long sur la délicatesse du sujet, et Mahi Binebine est loin de s’imaginer qu’un réalisateur puisse vouloir porter le roman à l’écran.

Pourtant, avant même que le manuscrit soit livré à l’éditeur, une brève parue dans TelQuel livre quelques indiscrétions sur le contenu du prochain roman de l’écrivain. “J’ai immédiatement reçu un appel de Nabil qui me disait qu’il voulait ce livre. Le manuscrit n’avait même pas encore été envoyé à l’éditeur  ! Je lui en ai envoyé une version brute, et deux jours plus tard, il m’a demandé les droits”, confie-t-il.

C’est ainsi que commence le projet d’adaptation des Étoiles de Sidi Moumen, qui marque également le début d’une longue collaboration entre l’écrivain et le réalisateur, aujourd’hui devenus les cofondateurs de la Fondation Ali Zaoua et des centres culturels Les Étoiles, dédiés à l’épanouissement culturel des jeunes en situation de précarité. “Le film et le livre seront deux œuvres différentes”, impose d’emblée le romancier.

“Chacun son style, chacun son œuvre, mais il fallait absolument nous mettre d’accord sur le fond, à savoir que ces enfants ne sont pas des monstres, mais des victimes”, précise Mahi Binebine, qui assure n’avoir découvert le scénario du film qu’après son écriture.

Si l’adaptation cinématographique est fidèle aux principaux rebondissements narratifs du roman, la construction des deux œuvres diverge en tout point : quand Mahi Binebine opte pour une narration d’outre-tombe, Nabil Ayouch choisit un récit linéaire.

Près de dix ans après Les Chevaux de Dieu, l’aventure de l’adaptation cinématographique continue pour Mahi Binebine. Il y a quelques semaines, le géant Netflix a racheté les droits de deux romans de l’écrivain, Les Funérailles du lait et Le Fou du roi, ainsi que du récit carcéral de son frère Aziz Binebine, Tazmamort.

“Nous sommes en train d’y travailler, avec une metteure en scène”, nous informe Mahi Binebine, soulignant que celle-ci a également travaillé sur les séries Narcos et Lupin.Le projet est en gestation. Par contre, j’ai vu un ensemble de chiffres fuiter dans la presse, complètement inventés… Pour le moment, nous travaillons seulement sur le scénario. Tout est encore à faire”, conclut-il.

Abdellah Taïa : “La meilleure manière d’adapter un livre est de l’oublier”

Lorsqu’il était étudiant, Abdellah Taïa se rêvait réalisateur. Les détours de la vie l’ont d’abord fait passer par la littérature. Pour autant, l’adaptation cinématographique de L’Armée du salut, son tout premier roman paru en 2004 aux éditions du Seuil, ne s’est pas imposée comme une évidence.

Et ce, même s’il en est le réalisateur. “Une fois que je finis d’écrire un livre, je n’arrive plus à l’ouvrir. Un roman correspond toujours au moment de son écriture”, explique l’écrivain. Pendant longtemps, il était donc impensable pour Abdellah Taïa de s’imaginer derrière la caméra pour adapter l’un de ses romans. “C’est un livre mort, ça ne m’intéresse pas. Le livre est vivant pendant que je l’écris, c’est tout”, répond-il aux deux premières propositions qui lui ont été faites.

La troisième finit par avoir raison de lui, sur la demande insistante d’un producteur qui tient à ce que ce soit l’écrivain lui-même qui réalise le film. Celui-ci entame alors une longue réflexion. “L’adaptation est toujours de l’ordre de la trahison et de l’infidélité. C’est à partir du moment où je m’en suis rendu compte que j’ai pu me donner la liberté de concevoir une adaptation d’un de mes romans”, retrace-t-il.

“J’ai compris que si je voulais faire une adaptation, ce ne serait pas un film tiré du roman, mais un film fait avec ce qu’il me reste du roman”, poursuit-il. Finalement convaincu de sa démarche, Abdellah Taïa met un point d’honneur à ne pas relire son roman, et ce, tout au long du processus d’écriture du scénario.

Il en ressort un long-métrage poignant par la puissance du silence qu’il met en scène, pleinement imprégné du style elliptique qui caractérise sa littérature. Avec à l’affiche Amine Ennaji dans le rôle du grand frère et Saïd Mrini dans celui du jeune Abdellah – L’Armée du salut étant, faut-il le rappeler, d’inspiration autobiographique – le film reçoit des échos favorables à sa sortie, après sa première mondiale à la Mostra de Venise, puis au Festival international du film de Toronto.

De cette expérience unique, l’écrivain semble avoir tiré une leçon bien précise  : “La meilleure manière d’adapter un livre est de l’oublier”.