[Tribune] L’odyssée d’Elvis

Le 13 septembre dernier, Molubela Gori Elvis, 23 ans, de nationalité congolaise (RDC), prenait l’avion à l’aéroport de Casablanca en direction de Las Palmas. Titulaire d’une licence en droit public de l’Université Mohammed V de Rabat, il a bénéficié d’une bourse espagnole pour poursuivre ses études supérieures aux Canaries.

Par et

Elvis à l’aéroport de Casablanca, le 13 septembre 2021.

L’histoire d’Elvis aurait pu être une histoire banale, comme celle de centaines de milliers d’étudiants engagés aujourd’hui dans la mobilité internationale, dont des milliers de Marocains.

40.000 étudiants marocains poursuivent leurs études supérieures en France et plusieurs milliers sont aujourd’hui répartis entre l’Amérique du Nord, l’Espagne, le Mexique, la Chine ou la Tunisie. Elvis est aujourd’hui, objectivement, un de ces étudiants. Mais son histoire est infiniment plus complexe et en rien banale, et révèle de nombreuses réalités de notre monde.

Né le 1er janvier 1998 à Luba en Guinée équatoriale de parents congolais réfugiés, Elvis perd sa mère à sa naissance, et regagne, bébé, le Congo avec son père et ses frères et sœurs en 2000. Son père décède en 2003. Benjamin d’une fratrie de quatre frères et une sœur, Elvis en est séparé à la suite d’attaques successives sur son village par diverses milices plus ou moins “officielles” ; il est obligé de fuir.

Errance et chaos

Elvis erre dans son propre pays plusieurs années, se battant pour survivre et parvient, malgré tout, à poursuivre une scolarité primaire chaotique. À quinze ans, en 2013, il décide de fuir la violence et les milices et entreprend un long périple à travers le continent : Zambie, Botswana, République centrafricaine, Tanzanie, Burkina Faso, Ghana, Côte d’Ivoire, Mali, Sénégal, Mauritanie, Algérie puis enfin le Maroc. Elvis a seize ans quand il entre le 20 novembre 2014 sur le territoire marocain, par Oujda, en “clandestin”.

Seul ou accompagné par d’autres enfants, Elvis a parcouru des milliers de kilomètres pour réaliser ce qu’il appelle son “rêve marocain”

Son expédition aura duré une année. À pied ou à vélo, en camion, en car ou à moto, avec des interruptions forcées (en prison) ou volontaires (pour faire de menus travaux pour survivre), seul ou accompagné par d’autres enfants, il a parcouru des milliers de kilomètres pour réaliser ce qu’il appelle son “rêve marocain”.

C’est en effet à Gaborone au Botswana qu’il aperçoit pour la première fois à la télévision le roi Mohammed VI. Nous sommes alors en pleine campagne de régularisation des migrants sans papiers et Elvis ne connaît pas le Maroc, mais il se renseigne. Il apprend qu’il s’agit du roi du Maroc et que ce pays est “bon pour les migrants”. C’est là qu’il décide d’aller “pour, dit-il, avoir la sécurité et la paix intérieure, c’est-à-dire vivre dans un pays pacifique, pour étudier, car chez (lui il n’a) eu personne pour (l)’envoyer à l’école”.

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Au Maroc, Elvis persévère et se fixe deux objectifs : se faire régulariser et reprendre ses études. Il ne parviendra pas à obtenir sa régularisation, démuni dans un premier temps d’un papier d’identité officiel, puis parce qu’il ne peut, une fois son passeport obtenu, prouver la date de son entrée sur le territoire.

Mais il atteint son deuxième objectif grâce à une chaîne d’ami.e.s de toutes origines : Elvis reprend sa scolarité d’abord au Petit collège puis au lycée Omar Al Khayyam à Rabat. Son baccalauréat en poche, il parvient, malgré son statut administratif irrégulier, à s’inscrire à l’Université Mohammed V où il obtient sa licence en droit public.

Dernier rebondissement de cet incroyable itinéraire : Elvis obtient grâce à cette chaîne solidaire une bourse du gouvernement espagnol et vient de faire sa rentrée scolaire sur les bancs de l’université de Las Palmas.

Des mineurs sur les routes

Pour exceptionnelle qu’elle soit, l’histoire d’Elvis est au fond celle de milliers de mineurs non accompagnés dont de nombreux adolescents marocains. 

Apparue au début des années 1990, la migration des mineurs est aujourd’hui un phénomène universel qui concerne de nombreux pays du Sud. Pour certains comme dans le cas d’Elvis et de nombreux Afghans, Syriens, Irakiens… les conflits armés de toutes sortes sont à l’origine de l’exil.

Pour d’autres, le motif est purement économique : le mineur émigre pour travailler puisque l’adulte ne le peut plus. Pour d’autres enfants, qu’on appelle “de la rue”, la migration internationale n’est que le prolongement de l’errance entamée au pays.

L’accueil de l’étranger exige sous tous les cieux une politique publique digne et conforme au droit. Mais il demande aussi une implication de l’ensemble des acteurs sociaux et de toute la société

Enfin, il y a les victimes de la traite, mais aussi des enfants qui choisissent de partir parce que la mobilité est pour eux signe d’ascension sociale, de découverte du monde et finalement d’une certaine modernité, à l’image de leurs idoles, musiciens ou grands sportifs. L’baraka flharaka (le mouvement est béni), disent les jeunes Marocains, alors que les enfants sénégalais proclament en wolof Barça ou Barzakh (Barcelone ou la mort), alors que les jeunes du Cameroun parlent de faire un boza (passer en Europe).

Elvis a entrepris de décrire son odyssée dans un livre que ses amis cherchent à faire publier. Son récit s’ajoutera à quelques autres ouvrages qui sont parus et qui constituent des témoignages de première main sur ces nouvelles dynamiques migratoires.

Publié en 2020 aux éditions J’ai lu, Boza ! raconte le périple du Camerounais Ulrich Cabrel.

Ainsi de Boza !, publié en 2020, qui reprend le récit d’un jeune camerounais qui décide de quitter son bidonville de Douala à l’âge de quinze ans et qui arrive en France après avoir traversé plusieurs pays dont le Maroc et affronté “le monstre à trois têtes”, les grillages qui entourent les présides de Sebta et Melilia.

Ou du livre paru en Italie et traduit dans plusieurs langues et intitulé en français : Dans la mer il y a des crocodiles. Einaituallah, jeune Afghan hazara, raconte comment sa mère l’a poussé à partir par crainte des persécutions dont son ethnie est victime et comment il est parvenu à Milan… après un périple de cinq ans.

Fabio Geda, Einaituallah Akbari, Dans la mer il y a des crocodiles, éd. Liana Levi.

Ainsi, après les témoignages des premiers migrants “célibataires” publiés dans les années 1970, puis les biographies des beurs des années 1980, ces récits montrent, après les travaux académiques, très nombreux, que le mineur migrant est définitivement un nouvel acteur des migrations internationales, probablement pour longtemps.

L’histoire d’Elvis est aussi passionnante pour ce qu’elle révèle de notre attitude envers les étrangers, l’autre. Elvis étudie aujourd’hui grâce à son courage et son obstination, admirables. Mais il le peut parce qu’à plusieurs moments, il a bénéficié de l’hospitalité d’hommes et de femmes, anonymes et tout aussi admirables.

L’accueil de l’étranger exige sous tous les cieux une politique publique digne et conforme au droit. Mais il demande aussi une implication de l’ensemble des acteurs sociaux et de toute la société.

Histoire singulière, l’histoire d’Elvis nous parle du monde, mais aussi de nous : que sommes-nous par rapport à notre frère étranger ?