Pourquoi faut-il se soucier d’autrui ?

Nos actions ont des conséquences ; nos décisions affectent la vie de ceux qui nous entourent. C’est une affirmation triviale, qu’on ne devrait pas avoir besoin de rappeler, tant il est vrai que nous sommes des êtres sociaux. Et pourtant, l’ampleur que prennent aujourd’hui certains mouvements, comme celui des anti-masques, ravive le débat.

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Se soucier de l'autre répond à des prescriptions parfois difficiles à appliquer. Crédit: Pexels, CC BY-SA

Pourquoi faut-il s’occuper du bien pour autrui ? Pourquoi faut-il accepter certaines contraintes que la société ou les circonstances nous imposent ? Et pourquoi certaines personnes refusent-elles de le faire ? Cette question prend toute son importance face aux contestations actuelles contre les mesures de prophylaxie partout à travers le monde, des démonstrations massives contre les restrictions sanitaires en Allemagne ou aux États-Unis, à la déclaration du médecin Eve Engerer comme quoi le port du masque serait un “acte de soumission”.

De telles affirmations, on peut vite les dénoncer comme délirantes et irresponsables. On peut aussi montrer en quoi l’obligation du port du masque ne contrevient pas à nos libertés fondamentales. Mais il restera toujours certaines personnes que les arguments de la raison ne convaincront pas. Certains argumentent : “C’est mon corps, c’est mon choix.” Ou d’autres s’interrogent : pourquoi est-ce que cette raison devrait constituer pour moi une raison d’agir ? Pourquoi devrais-je faire ce que la moralité (ou le pouvoir) me dicte ?

La question vraiment difficile

Il est impossible de comprendre le problème tant que nous n’aurons pas reconnu que cette question de la normativité est l’une des plus difficiles de la philosophie morale. Car les prescriptions morales sont des prescriptions normatives : elles commandent, elles exigent certaines actions, elles nous disent ce qui est bien ou juste.

Et pourtant, en tant que prescriptions normatives, les arguments moraux sont toujours soumis à des critères de justification. Qu’est-ce qui garantit qu’ils sont vrais ou bien ? Et même si nous reconnaissons qu’ils le sont, pourquoi devrions-nous agir en conséquence ? Car si les normes morales ont toujours un caractère général (“on doit”, “tout le monde doit”), ce sont toujours des individus particuliers qui doivent décider et agir. Et les raisons que l’on donne peuvent ne pas persuader ou ne pas être perçues comme suffisantes pour l’individu particulier qui doit se les approprier.

Il s’agit de relativiser certains principes moraux en vue d’une cause supérieure, comme lors d’une pandémie où des mesures exceptionnelles visant la protection de la population se révèlent nécessaires

Le décalage entre cette normativité générale et l’appropriation particulière est d’autant plus problématique que les arguments moraux font appel à l’autorité. C’est ce qui explique en partie le mouvement anti-masque, et les revendications de ceux qui disent que les règles imposent la soumission.

La tendance à remettre en question la validité d’une norme est d’autant plus forte que sa justification semblera floue pour l’individu. Il faut porter un masque ? Mais voici quelques mois, on nous disait que ce n’était pas nécessaire. Il faut protéger les plus vulnérables ? Mais les chances statistiques pour que je contamine une personne à risque sont faibles.

Notre but ici n’est pas de donner raison à ces objections. Cependant, si nous souhaitons savoir comment persuader, il faut reconnaître que ces doutes ne sont pas toujours absurdes. Il s’agit d’un vrai problème moral : comment convaincre celui qui ne croit pas que la norme est justifiée ? Comment le persuader qu’il faut l’accepter même s’il va à l’encontre de son intérêt ?

La cause juste

Une première approche doit partir d’une appréciation collective de la “cause juste”. Cette notion est habituellement appliquée à la guerre (par exemple en cas de génocide) pour justifier une intervention exceptionnelle, mais pourrait être étendue à d’autres situations d’urgence où il s’agit de relativiser certains principes moraux en vue d’une cause supérieure, comme lors d’une pandémie où des mesures exceptionnelles visant la protection de la population se révèlent nécessaires.

Dans le débat sur le masque, les arguments et objections portent souvent sur des éléments d’utilité ou sur la liberté individuelle. Ces questions faussent le débat et divisent.Crédit: Rachid Tniouni/TelQuel

Quelles sont les valeurs et les causes qu’il convient de défendre ?

Dans le débat sur le masque, les arguments et objections portent souvent sur des éléments d’utilité ou sur la liberté individuelle. Ces questions faussent le débat et divisent. La vraie question à laquelle il faudrait répondre serait plutôt : est-ce que la vie vaut la peine d’être sauvegardée ? Est-ce que la lutte pour préserver des vies qui peuvent l’être est un combat que notre société doit mener ?

Il est certes possible de répondre non à cette question. Cependant, dans les nombreux arguments avancés par les anti-masques, rien ne laisse présager que la raison profonde serait un mépris de la valeur de la vie. L’acceptation globale des restrictions sévères des mois de confinement témoigne, à vrai dire, du contraire.

Un accord tacite nécessaire

Cet accord tacite est nécessaire pour deux raisons. La première, c’est qu’aucune discussion morale ne peut avoir lieu si nous ne nous accordons pas sur les termes du débat.

Les communications des gouvernements ont dès le départ faussé le débat, en oubliant de prendre en compte l’importance d’autrui dans nos réflexions

C’est seulement lorsque nous sommes d’accord sur une cause commune que nous pouvons discuter des mesures les plus efficaces pour la défendre. Opposer la protection à la liberté, sans contexte, n’a aucun sens. Nous pouvons débattre ensuite sur l’efficacité des mesures, et peser les conséquences relatives : l’inconfort dû au port du masque est-il une raison suffisante pour le rejeter ? Les conséquences économiques ou les inégalités produites par le confinement sont-elles des raisons suffisantes pour sacrifier des vies ?

La seconde, c’est qu’elle permet de reconnaître que les restrictions imposées constituent de réels sacrifices. Et c’est seulement en reconnaissant que l’acceptation d’une norme constitue un sacrifice individuel que l’on peut délibérer sur la justification qu’un individu donnera à un tel sacrifice.

Le poids du libre arbitre

Même si l’on s’accorde sur la justesse de la cause, il reste la question : pourquoi devrais-je me sentir concerné ? Pourquoi devrais-je accepter des normes imposées de l’extérieur ? Et il faut bien admettre que l’obligation heurte quelque chose de fondamentalement ancré dans l’humain : la revendication de son autonomie et de son libre arbitre. Obliger par l’autorité, c’est dire en quelque sorte “tu n’es pas qualifié pour juger par et pour toi-même”.

Obliger par l’autorité, c’est dire en quelque sorte “tu n’es pas qualifié pour juger par et pour toi-même”

Il ne faut pas sous-estimer le poids symbolique d’un tel affront, surtout dans le contexte de la philosophie morale qui, depuis Kant au moins, met l’accent sur la raison et l’autonomie.

C’est ce type de raisonnement que l’on peut retrouver chez les personnes qui revendiquent leur liberté de choisir, et qui explique peut-être que ce sont aussi en grande partie des personnes instruites qui refusent le port du masque. Elles disent : c’est mon droit de choisir si je veux me mettre en danger.

Elles ont raison sur ce point. Pourtant, la difficulté est qu’il ne s’agit pas uniquement de se mettre en danger soi-même ; c’est aussi autrui qui peut tomber malade et mourir, c’est aussi autrui qui peut perdre des proches et souffrir.

La chance morale

Et c’est ici qu’intervient une notion qui mériterait d’être citée plus souvent aujourd’hui : celle de la “chance morale”, développée par Thomas Nagel. La chance morale, c’est le fait que les conséquences de nos actions dépendent presque toujours de facteurs extérieurs que nous ne pouvons pas contrôler. Nagel en donne un exemple : “Il y a une différence morale significative entre la conduite dangereuse et l’homicide. Mais un conducteur imprudent qui heurte un piéton dépend de la présence du piéton à l’endroit où il brûle un feu rouge de manière imprudente.”

Autrement dit, la différence entre le comportement imprudent et le meurtre ne tient pas toujours de la décision ou du choix de l’individu ; c’est la (mal)chance qui en décide.

Nos conditions de vie dépendent des autres

Faut-il se soucier d’autrui ? Il n’existe, certes, aucune raison à même de persuader celui qui pense que seul son intérêt ou son bien-être compte. Mais nous oserons émettre l’hypothèse optimiste que ce n’est qu’une petite minorité des individus qui se trouve dans cette catégorie. Pour la grande majorité d’entre nous, nous reconnaissons que nos vies et nos conditions de vie dépendent des autres, que nous sommes vulnérables, que nos actions ont des conséquences sur autrui.

C’est à cette reconnaissance que le discours moral ou public doit parler, en faisant appel à notre sens de la juste cause et à nos capacités de raisonnement et de délibération, non par une voix uniquement d’autorité, mais en responsabilisant les individus. Comme l’affirme Christine Korsgaard, pour réussir à persuader l’individu d’accepter une norme générale, on doit remplir trois critères : s’adresser à l’individu qui doute de la légitimité de la norme, être transparent, et faire appel à son identité.

C’est peut-être là que les discours publics ont failli jusqu’ici, et ce dès le début de la crise. En effet, les communications des gouvernements ont dès le départ faussé le débat, en oubliant de prendre en compte l’importance d’autrui dans nos réflexions. Cela oriente la réflexion morale autour de l’intérêt individuel, et celui de sa communauté. Il occulte ainsi l’importance d’autrui, de nos prochains qui ne sont pas toujours nos proches.

Il n’est peut-être pas trop tard pour remédier à ces défaillances, en faisant appel au sens moral des individus, en faisant preuve de plus de transparence, en prenant au sérieux le sentiment de sacrifice individuel, et en revendiquant une adhérence commune à une cause que nous jugeons juste.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Voici l’article original, signé Mélissa Fox-Muraton, professeur de philosophie, Groupe ESC Clermont