Quel modèle de développement pour le Maroc? L'avis de Saïd Saadi

Sept experts exposent leur vision sur les manières de développer le Maroc. Ils apportent ainsi leur pierre à l'édifice, suite au discours de Mohammed VI qui réclamait de l'audace au parlement le 13 octobre dernier, et qui a encore appelé appelé à "une réflexion" nationale ce lundi dans l'élaboration du nouveau modèle de développement.

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Saïd Saâdi © Yassine Toumi/TELQUEL

Coordonné par Mehdi Michbal et Hayat El Gharbaoui

Pour l’économiste et ancien ministre, Saïd Saadi,le Maroc ne peut prétendre construire un nouveau modèle de développement sans avoir au préalable acquis sa souveraineté économique.

Quand on cherche à analyser le modèle de développement du Maroc sur ces dernières décennies, nous nous rendons compte qu’il n’y a pas eu d’inflexion majeure. Le modèle de développement fondé sur le secteur privé et l’exportation n’a pas été remis en cause. Toutes les analyses faites résument les difficultés du Maroc dans des problèmes de croissance non créatrice d’emplois, de gouvernance et de capital humain.

Cela veut-il dire que nous devons garder le même modèle tout en travaillant sur ces trois aspects ? Il me semble que c’est la trajectoire choisie par les responsables politiques qui parlent dans leurs déclarations d’améliorer la gouvernance, mettre à niveau le secteur de l’éducation et de la formation, créer plus d’emplois…

Or, le développement ce n’est pas seulement une question de capital humain dans le sens de l’amélioration de l’éducation. Le développement tel que je l’ai appris, c’est le fait d’introduire des changements profonds dans les structures de l’économie en favorisant la transition des secteurs à faible productivité vers des secteurs à haute productivité permettant la distribution de meilleurs salaires.

Si on accepte cette définition, la question qui se pose c’est de savoir comment aller vers ce développement. Il faut avoir ce qu’on appelle le “policy
space” ou l’espace politique. Il s’agit, en d’autres termes,
de la souveraineté économique. Nous ne l’avons pas aujourd’hui, pour la simple raison que le Maroc est lié par les accords de libre-échange et les conditionnalités du FMI. Cette souveraineté est une condition sine qua non à mettre en place avant toute réflexion pour un nouveau modèle de développement.

En finir avec le paradigme néolibéral

À supposer que le Maroc ait pu prendre en main son destin économique, pour ma part j’ai un point de vue radical. Il faut remettre en cause le paradigme néolibéral. L’alternative serait un État démocratique développeur. C’est un État qui joue un rôle fondamental dans l’orientation de l’économie et aussi dans l’investissement dans des secteurs délaissés par le secteur privé.

C’est aussi un État qui mobilise les ressources internes. Maintenant, vous allez me dire comment et avec quels moyens l’Etat va-t-il jouer ce rôle d’investisseur-développeur ? D’où l’importance des politiques macroéconomiques, notamment de la politique budgétaire. Avoir une marge
au niveau du budget de l’État.

Il faut certes maintenir le déficit budgétaire à des niveaux raisonnables, mais sans que cela se fasse aux dépens des dépenses sociales et des investissements publics. On peut élargir la marge de manœuvre tout en respectant un déficit soutenable si on agit à la fois sur les ressources et sur les dépenses.

Il ne faut pas oublier qu’il y a d’énormes gisements de productivité au niveau
de l’administration. L’actuelle gestion sectorielle des départements ministériels est antinomique avec la synergie et la convergence. A ce niveau, nous sommes en présence d’un vrai problème de gouvernance politique.

Fiscalité et préférence nationale

Ensuite, nous pouvons agir au moyen de la politique fiscale. Tout l’enjeu est d’en faire un instrument d’incitation à l’investissement productif et un outil de création de la demande locale. La TVA est un bon exemple en la matière. À mon avis, la TVA joue aujourd’hui un rôle régressif.

Elle touche surtout les couches moyennes et pauvres parce qu’elles ont une propension à la consommation beaucoup plus forte que les couches aisées. Il faut avoir une imposition différenciée de la consommation de sorte à surtaxer les biens et services de luxe et alléger la TVA sur les biens de première nécessité afin de susciter une demande locale et des débouchés pour
les entreprises locales.

On voit bien que cela est lié à la politique industrielle qui doit, par ailleurs, être sélective. Nous devons choisir les industries à encourager. À ce titre, la commande publique est un levier fondamental pour l’industrialisation d’un pays. Il faut pratiquer une préférence nationale et encourager les industries orientées vers le marché local. Tout
ce qui se fait aujourd’hui se fait essentiellement pour l’export.

Je n’ai rien contre, mais il y a deux points auxquels il faut faire attention quand on a des industries tournées vers l’export. Le contexte mondial qui n’est pas porteur. L’Europe est dans une crise existentielle profonde qui n’est pas près de se terminer. Le second point, il faut que notre exportation puisse apporter de la valeur ajoutée.

Une banque sociale

Une autre idée à développer dans le sens de l’amélioration du tissu productif local destiné au marché interne : une banque nationale de développement économique et social qui serait un instrument fondamental pour l’intervention dans la politique économique. Certes, nous avons des outils comme le Fonds Hassan II ou la CDG, mais nous avons aussi des PME qui vivotent et n’arrivent pas à accéder au financement et des régions déconnectées par rapport au Maroc atlantique.

Cette banque nationale devrait servir de levier à la fois pour promouvoir et accompagner les PME, mais aussi désenclaver les régions. Il y a aussi un problème majeur au Maroc qu’il faut garder en vue : c’est la forte interpénétration entre le politique et l’économique. Cette interpénétration fait que beaucoup d’avantages et de privilèges sont accordés aux gens qui sont proches du pouvoir politique.

C’est un problème énorme qui étouffe la PME. Or, c’est la PME qui crée le plus d’emplois. De ce point de vue, il faut arriver à casser les ressorts du capital de connivence. Le développement reste une question éminemment politique. Ce ne sont pas les propositions que je vous fais qui vont résoudre le problème. S’il n’y a pas de rapport de force, des forces sociales et politiques qui se mobilisent pour le changement démocratique pour ces alternatives, il n’y aura pas de changement.