Fuite des cerveaux : l'herbe est-elle toujours plus verte hors du Maroc pour les ingénieurs?

Le Maroc souffre depuis des années de l'exode de ses jeunes diplômés. Qu'est-ce qui pousse ces jeunes talents à l'exil? Comment vivent-ils leur nouvelle vie à l'étranger?

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Le mois de juin, rime avec baccalauréat et obtention de licence ou de master pour ceux qui sont à l’université. Pour certains, c’est l’occasion de se lancer sur le marché du travail ou bien d’aller voir ailleurs, où l’herbe semble plus verte.

Déjà cette année, plusieurs entreprises étrangères, via des campagnes de communication et de recrutement, ont recruté de jeunes talents marocains. C’est ainsi qu’au mois de février, la société française Atos avait fait scandale en annonçant “un programme innovant de recrutement” à Casablanca cherchant à offrir aux potentiels candidats des contrats de travail en France. Une initiative d’autant plus mal venue que le groupe français bénéficie de plusieurs avantages sur l’offshoring concernant ses activités au Maroc.

La présidente de la Fédération des technologies de l’information de télécommunication et de l’offshoring (APEBI), Saloua Kakri-Belkeziz, déplorait à l’époque “une annonce scandaleuse de la part d’une entreprise qui a reçu pas mal d’incitations et développé ses activités au Maroc. L’objectif était de créer des emplois ici”. 

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Un business cruel, mais « fair play« 

La fuite des cerveaux sévit depuis plusieurs années au Maroc, particulièrement sur les métiers du développement et de l’ingénierie informatique. La demande des pays européens est telle que certaines entreprises se spécialisent dans le recrutement et la gestion des procédures administratives permettant aux diplômés marocains de partir vers un nouvel avenir professionnel à l’étranger.

C’est le cas de Sintegra Consulting, qui possède des bureaux à Paris, Tunis et Casablanca. Spécialisé dans les profils d’ingénieurs en informatique, le cabinet organise régulièrement des journées de recrutement à Casablanca.

Être ingénieur en informatique ou développeur, avoir un Bac+5 [débutants acceptés], ou un Bac+3 avec au moins 2 ans d’expérience”. Tels sont les critères annoncés aux éventuels candidats. Les profils retenus sont ensuite présentés aux 50 SSII (société de services en ingénierie informatique) partenaires de Sintegra recherchant des développeurs sur des technologies précises ou des langages informatiques précis (Java, SQL, Python, Symphony, PHP… NDLR). L’objectif est clair: permettre aux candidats qui se présentent d’obtenir un contrat de travail en CDI en France. Et pour ce faire, l’entreprise affiche du contenu sponsorisé sur Facebook et Instagram pour attirer les talents à l’immigration.

Souvent vilipendées, ces entreprises sont-elles l’unique cause de la fuite des cerveaux marocains? Pour Mohamed Benboubker, dirigeant de Mobiblanc, entreprise de développement informatique, la réponse est clairement “non”.

C’est une fatalité, clairement. Nous l’acceptons […]. C’est de bonne guerre. Ce qu’il faut voir, c’est ce que l’on fait de notre côté pour ralentir ce phénomène. Nous sommes défaillants. La structure PME/TPE marocaine n’est pas en mesure de retenir les talents, cela coûte cher, et les politiques incitatives sont limitées”, déplore le chef d’entreprise. Ce dernier pointe également des lacunes du côté de la formation: “nous n’avons pas produit assez d’ingénieurs non plus. D’ailleurs, nous avons créé une base de développement informatique en Tunisie pour le Maroc”.

Les facteurs qui poussent au départ

Dans de telles conditions, faire carrière à l’étranger est-il une étape obligatoire pour les jeunes talents marocains, surtout ceux diplômés dans les filières informatiques? Pour Abdelahad Satour, associé et CEO d’Adservio Maroc (entreprise spécialisée en services numériques, NDLR) la situation est claire: “Il y a beaucoup de personnes qui partent pour obtenir la nationalité, car la France fait partie des pays qui régularisent le plus rapidement. Cela ouvre des portes pour le futur, même si ces personnes retournent au Maroc par la suite. Il y a également un meilleur management et une culture d’entreprise qui est différente. En France, le responsable technique a un véritable lead, un rôle d’influence sur ses équipes. Ce qui n’est pas nécessairement le cas au Maroc”.

Au-delà de ces raisons, les aspects de salaires et le cadre de vie sont, pour les juniors, les motivations principales qui poussent au départ. “En termes de salaire, nous ne pouvons pas rivaliser avec l’Occident. C’est évident. Un bac+5 ingénieur informatique au Maroc commence entre 7.000 et 10.000 dirhams par mois. Après dix ans d’expérience, il peut prétendre à 16.000 ou 18.000, quand, en France, un junior peut percevoir entre 24.000 et 28.000 dirhams nets par mois”, nous expliquait Mehdi Alaoui, vice-président du pôle start-up à l’APEBI.

Pour l’entrepreneur Amine Azariz, les départs des compétences marocains s’expliquent aussi par une envie de stabilité: “ce n’est pas qu’une question de salaire. Les ingénieurs partent, car ils voient que la conjoncture au Maroc est globalement mauvaise. Ils sont en quête de plus de sérénité professionnelle et personnelle”.

Dans la balance, ce qui fait pencher vers un départ à l’étranger, c’est également une possibilité de développement personnel: “Les entreprises mettent les budgets de formation et le temps pour investir dans les gens. Les supérieurs hiérarchiques sont également plus respectueux de la vie privée des salariés ou des enseignants et ne vous appellent pas à des heures impossibles pour vous demander de travailler sur quelque chose”, nous explique Soraya*, professeur dans une université parisienne dans le domaine numérique.

Des solutions précaires

Pour lutter contre cette pénurie d’ingénieurs informatiques, le Maroc, se faisant phagocyter ses talents par le nord, a décidé de suivre la même stratégie sur les pays d’Afrique subsaharienne. Comme le disait la présidente de l’APEBI en mars dernier,  “si vous êtes un étranger avec un bac+5 dans une filière informatique, avec ou sans expérience, vous bénéficierez d’une procédure simplifiée pour intégrer le marché du travail marocain”.

Sur ce phénomène globalisé où l’avantage est à celui qui aura les meilleures conditions pour attirer ces profils stratégiques, Abdelahad Satour décrypte : “Pour le Maroc, aller chercher des talents en Afrique subsaharienne, c’est la seule solution. Ça ne va pas vraiment aboutir cependant, car tout le monde cherche à recruter dans ces zones là aussi. Ici en France, nous démarchons également cette zone”.

A terme, ce phénomène de recrutement de main d’oeuvre étrangère fera augmenter l’offre sur le territoire marocain, ce qui poussera les salaires vers le bas pour maintenir la compétitivité des entreprises marocaines sur le coût avantageux de leurs développeurs informatiques.

Mais ce qui ressemble à un eldorado pour les jeunes codeurs marocains risque de ne pas nécessairement durer. “Nos études ont montré que le marché français, il y a quelques années, embauchait tout le monde. Maintenant, les entreprises veulent des profils plus expérimentés. Elles sont devenues plus exigeantes. Dans deux ans, il n’y aura que des gens qui auront minimum 4 ans d’expérience qui pourront venir en France”, explique le CEO d’Adservio Maroc.

De l’autre côté de la barrière

Certains comme Houssam* ont tenté de rallier le Maroc après des études et une première expérience professionnelle en France.  Après deux ans en classe préparatoire et une intégration à l’école Centrale Marseille, il occupe actuellement un poste de développeur dans une entreprise parisienne. Voulant revenir au Maroc, il s’est néanmoins confronté à une barrière inattendue, celle de la technologie. “Il y a quelques mois, j’ai eu le mal du pays. Je pensais à rentrer au Maroc, donc j’ai postulé et regarder les postes de développeurs qu’il y avait. Je dois avouer que c’était un peu la désillusion. Les technologies qui sont utilisées en France sont bien plus récentes et pas encore utilisées au Maroc”, confie-t-il.

Badr* fait partie de ces profils marocains ayant décidé de franchir la Méditerranée pour rejoindre la France. Après des études en informatique à l’Ecole Mohammedia des ingénieurs (EMI), il intègre la filiale marocaine d’une multinationale, basée à Rabat. “Je travaillais sur la partie back-end (serveurs, NDLR). Je voulais changer, mais le management n’écoutait pas vraiment mes demandes. En termes de reconnaissance, ce n’était pas ça non plus. Côté salaire, j’ai commencé à 9.000 dirhams, et après quatre années passées au sein de l’entreprise j’ai atteint un salaire de 14.000 dirhams. Au final, j’ai été transféré à la filiale française de l’entreprise”.  Pour cet informaticien, la différence réside dans le management. “Il y a beaucoup plus de communication. Ici, on demande, on ne donne pas d’ordre. Quand quelque chose ne me plait pas, je le dis. Je demande de l’aide ou du changement, et on me trouve des solutions”, explique le jeune cadre.

Si le salaire de Badr a évolué très rapidement, il ne peut en dire de même de  la qualité de vie. “Je gagne mieux ma vie, c’est indéniable. Je suis passé de 14.000 dirhams par mois à l’équivalent de presque 30.000 dirhams quand je suis arrivé en France. Mais au Maroc, je vivais chez mes parents , sans payer de loyer… Ici je vis dans un appartement assez petit que je paie 1.000 euros par mois, sans parler de mes 400 euros mensuels d’impôts. Au final, il me reste la même chose qu’au Maroc”, regrette-t-il. La promotion de Badr à l’EMI comptait 80 étudiants. Attirés par des salaires pouvant atteindre 4.000 euros nets par mois, près de la moitié réside actuellement en France.

*Pour des raisons de confidentialité, les prénoms de nos sources ont été modifiés.