Années de plomb : De nouvelles victimes indemnisées, avec du retard

Admettant le retard pris dans le traitement de leurs dossiers, le CNDH a reçu les 6 et 7 août plus de 500 victimes de graves violations des droits de l’Homme, commises entre 1956 et 1999 au Maroc. Le plus grand groupe est celui des étudiants de l’école militaire d'Ahermoumou d'où a été commandité le coup d'État de Skhirat. 

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Pour avoir manifesté pacifiquement avec ses camarades, l’écrivain Tahar Ben Jelloun (à d.) a été appelé à effectuer avec ses camarades un service militaire strict dans la caserne d’El Hajeb puis à l’école d’Ahermoumou. Crédit: DR

“Je voudrais présenter au nom du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH, ndlr) des excuses pour le retard pris dans le traitement de vos dossiers », reconnaît d’emblée Amina Bouayach, lors du discours qu’elle a prononcé le 6 août devant une partie des 544 victimes (ou leurs ayant droits) de graves violations des droits de l’Homme, commises entre 1956 et 1999 et devant être indemnisées par le Maroc. Dans un communiqué diffusé dimanche dernier, le CNDH a annoncé l’organisation, les 6 et 7 août à son siège de Rabat, de rencontres pour « la remise de nouvelles décisions arbitrales du comité de suivi pour la mise en œuvre des recommandations de l’Instance équité et réconciliation (IER, ndlr) au profit de 624 bénéficiaires ».

Moins de 48 heures après, le premier groupe est reçu au CNDH. Pourtant, l’indemnisation de ces victimes traîne depuis plusieurs années déjà. En janvier 2004, soit cinq ans après son intronisation, Mohammed VI avait mis en place l’IER dont la moitié de ses membres sont issues du CCDH, devenu en 2011 le CNDH. Objectif : entendre les victimes des années de plomb et les indemniser pour pouvoir tourner la page des violences commises à leur égard sous le règne de Hassan II.

Les victimes n’ont toutefois pas le droit de nommer leurs tortionnaires. « Il faut reconnaître que la décision du roi Mohammed VI de créer l’IER est non seulement un acte courageux, mais unique dans le monde arabe », estime l’écrivain Tahar Ben Jelloun, qui a été envoyé en 1966 dans un camp disciplinaire militaire à El Hajeb, puis à Ahermoumou, pour avoir participé aux manifestations de mars 1965.

« Mohammed VI a marqué une rupture totale avec l’ère des années de plomb. (…) Certes, le CNDH a tardé à s’occuper des victimes, mais toute reconnaissance de ces violations est la bienvenue », poursuit-il.

Vers la clôture du dossier ?

L’IER a donc eu 23 mois pour examiner une période de 43 ans. Disparitions forcées, détentions arbitraires, torture, violences sexuelles, atteintes au droit à la vie, exil forcé… Plus de 16 000 dossiers concernés par des violations de droits humains ont été passées au crible pendant cette période par l’instance présidée alors par Driss Benzekri, lui-même ancien prisonnier politique.

Un rapport final a été préparé par l’IER, avec les résultats et conclusions des investigations menées, mais aussi des recommandations pour « préserver la mémoire, garantir la non-répétition des violations et effacer les séquelles ». Le rapport a été remis au roi qui a chargé, à son tour, en janvier 2006, le Conseil consultatif des droits de l’Homme de chapeauter la mise en œuvre des recommandations de l’IER, y compris celles “relatives à la réparation, l’indemnisation financière, l’intégration sociale, la régularisation administrative et financière et la couverture médicale des victimes ou leurs ayants droit”.

Depuis, l’IER a reçu d’autres plaintes. En décembre 2017, le CNDH indiquait que 19 474 victimes des années de plomb ont été indemnisées, conformément aux recommandations de l’IER,  pour un montant total de près de 928 millions de dirhams. 120 millions de dirhams ont été versés par l’État dans la Caisse nationale des organismes de prévoyance sociale (CNOPS) pour intégrer des victimes dans le régime de couverture médicale. Un an et demi après, en mai 2018, une nouvelle tranche de 600 personnes a été indemnisée.

Les groupes de victimes reçues cette semaine par le CNDH font partie des derniers dossiers qui seront traités. Nous nous approchons de la fin”, s’enthousiasme Mohamed Moustapha Raissouni, membre du CNDH. “Nous avons reçu mardi 6 aout des groupes gauchistes, à tendance islamiste, des veuves et familles des victimes décédées à Tazmamart, des victimes des évènements de 1984. Le plus grand groupe, celui de l’école d’Ahermoumou, a été reçu mercredi”, précise-t-il.

“La Punition”

Le groupe d’Ahermoumou, l’école militaire d’où a été commandité le putsch de 1971 contre le palais de Skhirat, était composé de 367 élèves. Une enveloppe de 36 560 000 de dirhams leur a été consacrée.

Dans le camp d’El Hajeb puis l’école d’Ahermoumou, nous n’avions aucun droit. Nous étions des soldats punis, donc privés de tous les droits”, se remémore Taher Ben Jelloun, qui n’a pas sollicité l’IER pour une quelconque indemnisation. “Je n’ai pas déposé de dossier à l’IER, j’ai préféré écrire un récit, “La Punition. Je n’ai pas été contacté par cette instance et puis je considère que ceux qui ont subi des tortures physiques et qui ont passé plusieurs années en prison pour l’unique délit d’opinion sont plus légitimes que moi pour réclamer des indemnisations. Le fait d’avoir écrit, cinquante ans après mon séjour au camp disciplinaire, m’a libéré de cette période noire de ma vie. Pas besoin de plus. La Punition a été traduit dans plusieurs langues et cela est pour moi une victoire », poursuit l’écrivain, poète et peintre franco-marocain.

À l’école d’Ahermomou, Taher Ben Jelloun était sous les ordres du commandant Ababou, directeur de l’école de formation des sous-officiers et codirigeant, avec le général Medbouh, du coup d’État de Skhirat, le 10 juillet 1971. “Le commandant Ababou a été un officier dur, sans pitié et dirigeait le camp avec une grande fermeté. Il déléguait souvent son pouvoir à l’adjudant Aqqa, un colosse comme on en voit dans certains films sur la mafia. Ils préparaient le coup d’État, et comme je le raconte dans La Punition, quand, un ami et moi l’avions rencontré à Fès par hasard, il nous avait dit : ‘Attention, vous aurez une grande surprise cet été’ ”, raconte l’écrivain qui était alors “loin de penser à un coup d’État”.

On avait peur de lui, de son pouvoir sans limites, de son arbitraire ; il faisait ce qu’il voulait dans le camp ; personne n’osait le contredire ou s’opposer à lui. Il avait toutes les caractéristiques du dictateur. Le Maroc l’a échappé belle ! Si son coup avait réussi, nous serions aujourd’hui dans le chaos comme celui de la Libye ou de la Syrie”, estime encore Tahar Ben Jelloun, assurant que depuis la publication de son livre, “les séquelles ont disparu”. “J’arrive à dormir et je n’ai plus mal au ventre. Il faut que les jeunes d’aujourd’hui sachent ce qu’était le Maroc de cette époque pour mieux apprécier celui d’aujourd’hui malgré des problèmes. Nous avions vécu dans la peur, l’angoisse, l’absence de droits, et nous n’avions aucun recours. Certains ont disparu à jamais, d’autres ont survécu dans des conditions difficiles”.

Des victimes du Polisario inclues 

Par ailleurs, bien qu’elles ne soient pas concernées par les années de plomb, 80 victimes civiles enlevées par le Polisario ont également été reçues par le CNDH, le 6 août dernier. Le conseil a ainsi “adopté la théorie du risque selon laquelle l’État est responsable de la protection de ses citoyens même s’il n’est pas responsable d’éventuels actes préjudiciables”, a expliqué Amina Bouayach. Selon le CNDH, 287 autres victimes d’enlèvements par le Polisario avaient déjà fait l’objet d’indemnisations de la part de l’IER. Un montant global de 114 914 675 dirhams leur a été versé.