L'héritage des moines de Tibhirine au Maroc raconté

Au deuxième jour de sa visite au Maroc, le 31 mars, le pape François a rencontré le père Jean-Pierre Schumacher, dernier survivant du massacre de Tibhirine. Un membre de sa communauté de moines, Jean-Pierre Flachaire, raconte la vie de cette congrégation.

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Le Pape François rend hommage à Jean-Pierre Schumacher, dernier survivant de Tibhirine. Crédit: Yassine Toumi

Un baise-main en signe d’hommage au dernier rescapé de Tibhirine. À la cathédrale Saint-Pierre de Rabat, l’image restera comme un symbole fort de la visite du pape François. Le père Jean-Pierre Schumacher objet de cette délicate attention du souverain pontife, confiera, de sa voix faible, avoir vécu “un moment inoubliable”. À 95 ans et désormais installé au coeur du Moyen-Atlas marocain, à Midelt, il continue de témoigner de ce qu’ont vécu les sept moines trappistes assassinés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 par le Groupe islamique armé (GIA) en 1996, au monastère de Tibhirine en Algérie.

À la sortie de la cathédrale Saint-Pierre de Rabat, ce dimanche 31 mars, un autre Jean-Pierre, Flachaire, désormais prieur au monastère Notre-Dame-de-l’Atlas, revient sur la personnalité du dernier rescapé de Tibhirine. L’occasion d’évoquer la particularité de son ordre contemplatif fondé au XIIe siècle, purement contemplatif en Europe, mais qui applique une ouverture sur l’Autre en Afrique du Nord.

Que devient la communauté de moines trappistes issue du monastère de Tibhirine, depuis le drame de la nuit du 26 au 27 mars 1996 ? 

Nous sommes actuellement installés à Midelt, dans le Moyen-Atlas, et exerçons au monastère Notre-Dame-de-l’Atlas, depuis 2000. C’est une communauté de sept frères, de cinq nationalités, et nous essayons de faire vivre ce message qu’ont vécu nos frères et que le film Des hommes et des dieux (sorti en 2010, NDLR) a fait connaître au monde entier. Une vie de convivialité au quotidien.

 

Durant la visite du pape, il a notamment été question de la pratique de la foi des minorités en terre d’Islam…

Tout à fait, avec un grand message pour le vivre-ensemble. Pour notre part, nous vivons des tas de choses ensemble avec nos amis à Midelt. Nous faisons le ramadan, nous assistons au ftour, nous sommes invités à la fête du mouton ou pour des mariages. Ce qui n’est pas courant dans notre ordre, qui est plutôt très strict. En Europe, l’ordre cistercien est plutôt fermé, contemplatif (l’ordre cistercien de la stricte observance remonte au XIIe siècle. Appelés trappistes, les moines font le voeu de mener une vie recluse consacrée à la prière et la contemplation, NDLR). Mais pour nous, en Afrique du Nord, nous avons cette ouverture à l’autre qui nous semble indispensable.

Pouvez-vous nous parler du père Jean-Pierre Schumacher, le dernier rescapé de Tibhirine ? 

Il a désormais 95 ans et est très heureux de vivre au Maroc. Jean-Pierre Schumacher était portier de nuit le soir où est survenu l’enlèvement des moines. Cela fait 23 ans qu’il témoigne, sentant que s’il avait été épargné, c’était sans doute pour raconter ce qu’ont vécu ses frères et perpétuer leur héritage. Il pense aussi qu’il a le devoir d’être là avec la nouvelle communauté que nous sommes maintenant. Il n’y a désormais que lui qui est de l’ancienne communauté (de moines trappistes, NDLR). Tous les autres frères sont tous nouveaux. Ce sont des frères qui ont voulu vivre, ici, ce que nous vivons. Encore une fois, c’est très particulier par rapport à ce qui fait habituellement dans notre ordre qui est très fermé.

 

Le pape François rencontre le moine Jean-Pierre Schumacher, dernier survivant du massacre de Tibhirine.Crédit: Alberto PIZZOLI / AFP

Qu’est-ce qui vous a poussé à embrasser la vie de moine ? 

Justement ça, le témoignage des frères. Dans l’Évangile, Jésus dit : « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis« . Et il faut savoir, le film ( Des hommes et des dieux, ndlr) l’a bien dit. Les autorités algériennes disaient à nos frères “partez, c’est dangereux”. Mais leurs voisins disaient “restez avec nous”. Cela veut tout dire. Une véritable amitié s’est créée et on n’abandonne pas nos amis parce que nous sommes en danger. On prend le risque avec eux. Ils ont pris le risque et … (il marque un temps) ils ont été pris. Nos sept frères, mais aussi, douze autres religieux et religieuses. Ce sont ces dix-neuf là, qui ont été béatifiés le 19 décembre en Algérie, dont un évêque (Pierre Claverie, tué dans un attentat en août 1996, NDLR).

Pensez-vous que le message et le témoignage de ces frères subsistent aujourd’hui ? 

Je pense que si l’on a beaucoup parlé de nos frères, c’est aussi parce qu’ils ont été enlevés et ils sont restés otages une cinquantaine de jours avant d’être exécutés. On a pu retrouver certains de leurs écrits qui ont permis de mieux connaître leur pensée, ce qu’ils ont vécu pendant tout ce temps. Entre la première visite des terroristes et leur enlèvement, il y a quand même eu trois ans. Trois ans où chaque soir, nos frères se disaient “ce sera pour ce soir”. Mais pour eux, c’était clair : ils ne voulaient pas partir.

Doutes, béatifications et septième art

Pour l’heure, l’enquête n’a toujours pas établi qui étaient les responsables de l’enlèvement, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, des moines de Tibhirine et de leur assassinat. Le dernier rapport d’expert, remis en février, confirme plusieurs hypothèses, comme la décapitation post-mortem des moines et un décès antérieur à celui annoncé en mai 1996 dans une revendication du GIA. Il n’empêche qu’en décembre 2018, l’Église catholique a béatifié les sept moines, ainsi que douze autres religieux assassinés pendant la guerre civile algérienne. Près de trois cents personnes ont assisté à la cérémonie dans la basilique Santa Cruz d’Oran.

En 2010, Des hommes et des dieux, un film réalisé par Xavier Beauvois, a permis de faire connaître le drame vécu par cette communauté de moines installée dans l’Atlas Algérien. Saluée par la critique, l’oeuvre cinématographique s’est appliquée à créer une fresque métaphysique lente et inspirée. Des hommes et des dieux dépeint le quotidien des moines et leur place dans la société algérienne. On y voit le temps consacré aux prières et à la méditation, mais aussi leur participation à la vie de la région, notamment leur activité de dispensaire, les discussions avec les habitants. Et puis la sempiternelle interrogation quand survient la terreur : devons-nous rester sur place par solidarité avec la population, par fidélité pour la mission, au risque d’y laisser sa vie ? Le spectateur en devient lui même acteur, tant les différents points de vue y sont exposés. Suffisant pour ne pas rester indifférent.