Pourquoi les Arabes perdent toujours à la guerre ?

Le modèle occidental de la guerre s’inscrit dans un ensemble de valeurs démocratiques qui lui permet d’imposer sa puissance militaire. Les défaites arabes sont-elles alors dues à la faiblesse de ces valeurs ? Eclairage.

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La bataille d’Aboukir, peinte par Antoine-Jean Gros, eut lieu le 25 juillet 1799 entre l'armée française et les Ottomans, en Égypte. Napoléon Bonaparte y remporte une victoire sur l'Empire ottoman. Crédit: Antoine-Jean Gros

L’incompétence militaire des pays arabes, au cours du siècle passé, est devenue proverbiale, comme l’est l’état de guerre généralisé et permanent qui affecte la région. Défaite après défaite, conflit après conflit, on s’est habitués à cette fatalité, sans trop l’interroger. Or, il est possible que le noyau de ces contradictions réside précisément dans leur échec militaire. Ce dernier ne serait pas la cause, mais plutôt le symptôme le plus éclatant d’un mal politique profond.

La guerre comme révélateur politique

La guerre est un “fait social total” par excellence. L’anthropologue Marcel Mauss désignait par-là les phénomènes collectifs qui mobilisent l’ensemble des institutions d’une culture donnée. L’affrontement militaire est emblématique : le nombre des hommes, les capitaux dépensés et surtout le pari fait sur la mort de soi et des autres portent l’enjeu à un niveau hors du commun.

La société doit chercher au plus profond d’elle-même les ressources morales pour tenir le pari. L’approche a été récemment renouvelée par un historien américain, Victor Davis Hanson. Ce spécialiste de la Grèce antique a élargi l’horizon de ses recherches pour analyser la guerre comme symptôme politique. Dans son plus fameux livre, traduit en français en 2002 sous le titre Carnage et culture, les grandes batailles qui ont fait l’Occident, il renverse l’interrogation : pourquoi l’Occident gagne toujours la guerre ? Ou plus précisément, pourquoi, en cas de guerre conventionnelle, ouverte, entre deux protagonistes identifiés, l’Occident finit toujours par l’emporter ?

Historien militaire, Hanson va pourtant déplacer son regard vers des dimensions extérieures à la stratégie proprement dite. La guerre, selon lui, est la cristallisation de valeurs économiques, sociales, politiques. Bref, elle est la mise à l’épreuve de toute une civilisation. Et selon une autre de ses formules, une armée est “une cité en marche”, un régime politique mobilisé en vue de sa survie. Or, l’Occident, depuis la cité athénienne, et même dans des régimes dits autoritaires, garde toujours une marge pour la liberté, la concertation, l’esprit d’entreprise et l’autonomie des décisions. C’est là que réside le secret de la puissance militaire occidentale, et on peut se demander si, symétriquement, ce n’est pas dans l’absence de ces valeurs que réside le secret de l’impuissance militaire arabe.

Les Arabes et la guerre, une affaire récente

L’association entre monde arabe et guerre est devenue notoire. L’information relaie quotidiennement récits d’affrontement, déclarations de guerre et tentatives de paix incessamment renouvelées. Ces épousailles entre l’arabité et la guerre sont pourtant récentes.

Le Moyen-Orient arabe, ce bloc composé de la péninsule arabique, du Levant, de l’Irak et de l’Egypte, a connu un long sommeil politique et militaire, l’un des plus longs de l’histoire, de l’installation des Mamelouks au Caire au XIIIe siècle, jusqu’à la Première guerre mondiale. De 1260 à 1918, cette région va virtuellement sortir de l’histoire stratégique. L’expulsion des derniers Croisés achevée en 1291, l’invasion de la Syrie et de l’Irak par Tamerlan entre 1394-1401, la victoire des Ottomans sur les Mamelouks en 1516, sont des événements qui affectent des populations auxquelles échappe l’outil militaire. Ce dernier est monopolisé par la caste des esclaves-soldats, une ethno-classe composée essentiellement de recrues turques et caucasiennes.

La démilitarisation du Moyen-Orient arabe est donc un fait majeur de ces siècles, parallèle à sa dépolitisation. La décision politique comme l’action militaire deviennent des abstractions situées loin du corps social, qui s’épanouit dans le commerce, quand il ne survit pas dans l’agriculture. La pax ottomanica, qui dure de 1516 à 1918, consacre cet état de fait. Cette région, aujourd’hui considérée comme inflammable et livrée aux conflits, connaît alors une longue période de paix, surtout si on la compare à la situation de l’Europe moderne, marquée par des confrontations militaires ou diplomatiques incessantes. C’est depuis Istanbul que les décisions stratégiques sont prises et c’est à travers les Janissaires originaires des Balkans ou du Caucase qu’elles sont appliquées.

Défaites conventionnelles et victoires irrégulières

Les Européens débutent leurs interventions modernes dans la région en 1798, avec l’expédition d’Egypte, menée par Napoléon Bonaparte. D’autres expéditions suivront, placées sous la bannière de la politique de la canonnière et de l’expansion impérialiste : au Yémen (prise d’Aden en 1839 par les Anglais), au Liban (intervention française en 1860), en Egypte (occupation britannique en 1882)… Aucune armée locale, qu’elle soit au service du pouvoir ottoman central ou commandée par des gouverneurs locaux, n’est capable de résister à ces agressions.

La guerre est la mise à l’épreuve de toute une civilisation

Cette impéritie des armées locales se confirme après le démembrement de l’Empire ottoman, lorsque les Français et les Britanniques installent leurs mandats sur les anciennes provinces arabes. L’armée arabe du futur roi d’Irak, Fayçal le Hachémite, est incapable d’arrêter les Français devant Damas, lors de la bataille de Maysaloun en juillet 1920. Les Ikhwâns wahhabites sont incapables de résister aux Britanniques lorsqu’ils veulent avancer vers le Koweït. Ces défaites annoncent les grandes débâcles face aux Israéliens, après la Seconde guerre mondiale. Dans une confrontation régulière, armée conventionnelle contre armée conventionnelle, les armées arabes semblent, fatalement, condamnées à l’échec.

Pourtant, ces mêmes populations, incapables de mener des guerres conventionnelles, vont faire subir aux occupants occidentaux de dures épreuves. L’insurrection irakienne de 1920, la révolte druze de 1925, le soulèvement palestinien mené par Izz al-Din al-Qassam entre 1935 et 1936, infligent de sérieux revers aux occupants. Une tout autre image émerge alors. Si les Arabes multiplient les défaites conventionnelles, ils sont par contre redoutables lors d’affrontements irréguliers.

Cette même région, affligée d’incapacité militaire, semble être particulièrement apte à mener des guérillas. Les guerres israélo-arabes vont, encore récemment, confirmer cette réalité paradoxale : là où les armées égyptienne ou syrienne s’avèrent incapables d’arrêter Tsahal, les partisans libanais ou palestiniens vont lui infliger, à plusieurs reprises, des défaites cuisantes.

D’autres théâtres d’opérations confirment la règle : en Irak, où le régime de Saddam Hussein s’effondre en quelques semaines, mais où les Etats-Unis sont incapables de défaire les différents groupes d’insurgés, ou encore au Yémen, dans un cadre intra-arabe, où aussi bien l’armée régulière égyptienne, dans les années 1960, qu’aujourd’hui l’armée saoudienne et ses alliés, sont impuissants à réduire la résistance locale.

Serait-ce alors l’ultime paradoxe arabe : l’impuissance absolue des armées étatiques combinées à la relative réussite des guérillas ? En réalité, loin d’être une contradiction, il s’agit là du cœur même de la raison politique arabe contemporaine.

Une fidélité au clan plutôt qu’à l’Etat-nation

Le modèle occidental de la guerre, tel que défini par Victor Davis Hanson, s’enracine dans la tradition démocratique grecque. Le hoplite athénien ou spartiate est d’abord citoyen de sa cité, avant d’être un guerrier. La guerre n’est plus affaire d’honneur ou de prouesse individuelle, mais de défense de la liberté et de l’égalité des membres de la Cité-Etat.

Une armée n’est efficace que si elle est supportée par l’esprit civique

La confrontation se déroule désormais dans un champ ouvert, groupe contre groupe, plutôt que par le duel aristocratique, ou l’attaque surprise. Chaque soldat est solidaire de son camarade, de même que chaque citoyen est solidaire des autres. Et de même que les dirigeants de la cité sont élus et doivent rendre des comptes, la hiérarchie dans l’armée citoyenne est souple et systématiquement interrogée et remise en cause en cas de défaillance.

La stratégie est transparente et l’autonomie encouragée. De proche en proche, ce modèle grec donnera ensuite la légion romaine, puis les infanteries médiévales, enfin, les armées de conscrits modernes. L’armée a donc tendance à refléter fidèlement l’esprit civique de l’arrière. Elle est l’incarnation temporaire, sur le champ de bataille, d’un régime politique fondé sur la propriété privée, l’égalité et la liberté.

Or, ces éléments n’existent pas au niveau impérial ottoman. Les armées sont formées d’esclaves-soldats, dont la fidélité va au sultan plutôt qu’à un territoire ou à un peuple. Après la chute de l’Empire ottoman et la formation hâtive d’Etats artificiels, les armées nationales apparaissent très vite comme des moyens d’ascension sociale et des machines à amasser du capital politique, plutôt que l’expression d’un véritable nationalisme.

Des combattants arabes capturés par les Forces Juives de Palestine, sont regroupés dans un camp de prisonniers fin juillet 1948, sous la garde d’un soldat juif.Crédit: AFP

Bonnes pour parader ou accomplir des coups d’Etat, elles se révèlent inconsistantes lors de l’épreuve. En 1948, en 1967, en 1991 ou en 2003, la défaite arabe est moins celle du courage ou de la ténacité que des régimes politiques arabes, mélange de dictature et d’archaïsme. Les soldats ne se sentent pas membres d’une nation à défendre mais soumis à un pouvoir despotique et secrètement haï, qu’ils abandonnent aux premiers signes de délitement.

A contrario, les luttes, lorsqu’elles se déroulent au niveau local, qu’il soit tribal, régional ou confessionnel, démontrent une solidité militaire insoupçonnée. Les insurgés libanais, irakiens ou yéménites luttent pour la seule unité politique légitime à leurs yeux. Mauvais soldats réguliers, les troupes se révèlent alors pugnaces. L’incapacité militaire des Etats arabes est donc inversement proportionnelle à la puissance tactique du clan.

Cette leçon, malheureusement, révèle l’échec de la construction étatique dans la région, et se retrouve reproduite dans le domaine économique, fiscal ou juridique. La morale, le contrat, la productivité se déploient au niveau confessionnel, régional ou simplement familial, minant du même coup la cohésion nationale.

Le contre-exemple égyptien

Il y eut pourtant, dans l’histoire moderne de la région, une tentative presque réussie de construction d’un outil militaire étatique. Elle fut, comme il se doit, accompagnée par la construction d’un véritable Etat-nation. En 1805, Mohammed Ali, un Albanais, est envoyé par Istanbul remettre de l’ordre dans une Egypte perturbée par l’invasion française.

Mohammed Ali supprime l’ordre des Mamelouks, ces esclaves- soldats qu’on retrouvait partout dans le monde musulman depuis leur installation au Caire au XIIIe siècle.Crédit: DR

En quelques années, le nouveau pacha bouleverse la donne et, sans doute inconsciemment, ouvre un chapitre nouveau dans l’histoire de la région. Il décide de supprimer l’ordre des Mamelouks, ces esclaves-soldats qu’on retrouvait partout dans le monde musulman, depuis les Abid Al Boukhari du Maroc jusqu’aux Ghilman géorgiens de la Perse, en passant par les Janissaires slaves des Ottomans. Il prend la décision, inédite et surprenante, de lever des troupes locales, de simples paysans, sur le modèle de la conscription française.

Le fellah égyptien, réputé, depuis les Grecs antiques, incapable d’effort militaire, va constituer le fer de lance de l’armée régionale la plus puissante du siècle. Dans les années 1820 et 1830, l’armée égyptienne est probablement l’une des meilleures au monde. Les victoires qu’elle remporte finissent par inquiéter l’Occident, qui met fin à l’aventure lors du traité de Londres, en 1840.

L’Egypte de Mohammed Ali est le parfait contre-exemple, confirmant l’intrication profonde entre armée et Etat. Une armée n’est efficace que si elle est supportée par l’esprit civique. L’armée égyptienne de Mohammed Ali était l’autre face du protonationalisme égyptien en construction. Autrement dit, le soldat et le citoyen sont les deux faces du même processus de construction de l’Etat moderne. La citoyenneté arabe introuvable va rendre les armées arabes fantomatiques, un mirage guerrier qui se dissipe à l’épreuve.

Défaite militaire, victoire sociale ?

Endurants à l’échec militaire, comme s’ils le cultivaient amoureusement, les Arabes semblent voler de défaite en défaite vers la victoire finale. Oui, la victoire. Et ce sont sans doute les théoriciens islamistes, Sayyid Qutb en premier lieu, qui, avec leur lucidité coutumière, l’ont le mieux saisi. A quoi bon la victoire tactique sur le champ de bataille, si elle se fait au bénéfice du taghout, le tyran, ou l’Etat despotique moderne?

La défaite paraît plus productive. Elle alimente le ressentiment et renforce les solidarités archaïques. Elle renforce le camp qui s’oppose à la sécularisation de l’Etat et revitalise les archaïsmes sociaux. Défaite après défaite, les sociétés arabes sont devenues plus conservatrices, plus intolérantes à la différence, plus méfiantes envers toute forme de modernité sociale ou culturelle.

C’est cela sans doute l’ultime morale de l’échec militaire arabe. Il est le symétrique des victoires à la Pyrrhus, ces réussites militaires qui débouchent sur une défaite politique. Les défaites arabes cumulées ont débouché sur la réussite actuelle : des sociétés fossilisées, des Etats défaillants et un avenir bouché, que seul le messianisme éclaire un peu.