Les Baha'is, une histoire marocaine

Persécutés par l’Etat depuis les années 1960, les Baha’is font profil bas au Maroc. Ils sont peu nombreux mais portent la croix de ceux que l’on prive de l’exercice de leur foi. TelQuel est allé à la rencontre d’une communauté apaisée.

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En 1863, en Iran, un homme surnommé Baha'ullah se déclare prophète d'une “foi nouvelle” et donne naissance à la communauté baha'ie. Crédit: DR

Par Odilon Gournay

Près de Cabo Negro, dans un jardin paisible non loin de la mer, la voix chaleureuse de Mohamed Kebdani se détache sur le chant des oiseaux et l’écho lointain d’un tube de l’été. Les yeux rieurs, un air jeune, il ne cherche pas à se cacher derrière une aura de rescapé. L’homme est pourtant au milieu d’un récit difficile: sa condamnation à mort en 1962 par le tribunal de Nador, pour une seule raison, non déclarée: son appartenance à la communauté baha’ie.

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Tout commence un siècle plus tôt, en 1863, à des milliers de kilomètres de là, en Iran. Un homme, qu’on surnomme “Baha’ullah”, se déclare prophète d’une “foi nouvelle” et ouvre la voie à la naissance de la communauté baha’ie. Au cours de ses années d’exil et d’emprisonnement, persécuté par l’Etat iranien et l’Empire ottoman qui le traitent comme un hérétique, Baha’ullah “révèle” l’équivalent de plus de 100 volumes de versets, d’origine divine pour les Baha’is. Cette révélation comprend des écrits mystiques, des enseignements éthiques, des lois et une proclamation de son message aux dirigeants de son temps, comme Napoléon III, la Reine Victoria, le Pape Pie IX, le Shah de Perse, le Kaiser Guillaume I d’Allemagne, l’Empereur François-Joseph d’Autriche et bien d’autres encore. La doctrine elle-même se fonde sur la croyance d’une source divine unique représentée par différentes religions à travers l’histoire et l’espace, et dont les enseignements sont notamment basés sur l’unité du genre humain, l’égalité des hommes et des femmes, le travail comme acte d’adoration…

A partir de 1952, ce mouvement spirituel atteint les rivages de l’histoire du Maroc : plusieurs familles baha’ies, de nationalités diverses (Iran, Égypte, États-Unis et Suisse) s’installent au Maroc. Peu à peu, des Marocains embrassent leur foi. Ils sont quelques dizaines au début des années 1960 lorsque survient l’épisode de Nador, premier d’une longue succession de persécutions d’État. En avril 1962, treize jeunes Marocains, pour la plupart fonctionnaires et instituteurs, sont arrêtés et accusés de “rébellion, désordre, atteinte à la sécurité publique, constitution d’associations de malfaiteurs et atteinte à la foi religieuse”. Leur seul point commun: être devenus baha’is.

L’intégrisme de Allal El Fassi

Mohamed Kebdani, alors jeune instituteur, se souvient particulièrement bien de son arrestation : “Mes parents n’étaient même pas au courant que j’avais adopté la foi baha’ie. Bien que les autorités nous aient envoyés en prison, des amis tannaient mes parents : il faut qu’il dise qu’il n’est pas baha’i, et safi baraka, il sortira ! Pour eux c’était de la souffrance inutile et surtout un échec. Mais nous, nous souffrions pour une cause…”. L’affaire attire l’attention du pays entier et de Hassan II qui, la veille du procès, défend une certaine interprétation de l’article 6 de la Constitution, garantissant la liberté de culte : “Les cultes hébraïque et chrétien pourront s’exercer en toute liberté […], ce qui ne veut pas dire que demain le Maroc, dans son ordre public, acceptera la secte des Bahaistes ou d’autres sectes qui sont de véritables hérésies”.

En 1962, 
Mohamed Kebdani est condamné à perpétuité par le tribunal de Nador. Son crime : avoir embrassé la foi baha’ie.Crédit: DR

Après dix mois d’incarcération, Mohamed Kebdani est à la barre. Cet instant ne pourra sans doute jamais quitter sa mémoire : “Le verdict tombe: trois condamnés à mort, cinq à la perpétuité, un à 15 ans de prison. Les autres ont été libérés. Il y avait un seul mot pour ne pas être condamné. Les avocats ont quitté le tribunal, dénonçant la non-indépendance de la justice. Dans ma cellule, je ne savais pas si c’était le jour ou la nuit. Ils nous ont emmenés dans la fameuse prison de Kénitra, où nous sommes restés dix mois.”

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Allal El Fassi est alors à l’œuvre. Ministre des Affaires islamiques, il se montre particulièrement vindicatif contre les Baha’is, s’opposant même à Reda Guédira, le ministre de l’Intérieur, et va jusqu’à démissionner. Devant les pressions internationales et le changement d’avis de Hassan II, la justice cassera son jugement en appel, un an plus tard, en décembre 1963. Mohamed Kebdani retrouve sa liberté et la ville qu’il aime tant. Mais devant tant de bruit et de fureur, l’éducation nationale refuse qu’il reste à Nador.

Devant les pressions internationales et le changement d’avis de Hassan II, la justice cassera son jugement en appel, en décembre 1963.

Ce sera alors une carrière au cours tranquille pour lui, d’abord à Oujda puis à Meknès. Toujours blagueur, il explique avoir encore de l’étonnement face à cet épisode de sa vie: “Je ne suis ni dans la politique, ni un grand écrivain, ni un grand journaliste. Je dois remercier El Fassi pour cette célébrité, la raison pour laquelle vous avez fait le déplacement de Casablanca jusqu’ ici. Mais El Fassi défendait sa cause, j’ai du respect et de l’estime pour lui. Ce n’est pas dans le tempérament des Baha’is de poursuivre leurs persécuteurs. En fait, la majorité des Baha’is s’inspirent de Baha’ullah dans leur façon de vivre, lui qui a connu des persécutions toute sa vie”.

“Que veut dire “ébranler la foi d’un musulman” ? Et qui sont ces musulmans dont on a ébranlé la foi? Allez savoir!”

M. Moubarak, instituteur baha'i

Après cette affaire, on a introduit l’article 220 dans le Code pénal qui offre une base juridique à l’encontre de celui qui “use de séduction pour ébranler la foi d’un musulman”. M. Moubarak, un autre instituteur baha’i vivant à Rabat, représente une mémoire vivante de la foi baha’ie au Maroc. D’un ton professoral, dans son salon, entre thé à la menthe et autres douceurs, il retrace les secousses de l’article 220 dans la communauté : “Un de mes amis baha’is a été fauché en mobylette à la même époque. Normalement, nous avons des cimetières baha’is. Pour qu’il y soit inhumé, on doit demander l’accord de tous les membres de la famille. S’ils sont tous d’accord, on peut, mais si un seul s’y oppose, on laisse la famille se débrouiller. On a demandé aux frères, certains étaient musulmans et d’autres baha’is. Après coup, certains se sont rétractés. Un des frères est allé à la police et a déposé une plainte chez le cadi. On a collé l’article d’ébranler la foi d’un musulman à l’épouse du défunt. Cette dame avait sept enfants et elle a été condamnée à un an de prison. C’était une injustice!” Et M. Moubarak de s’indigner davantage : “Que veut dire “ébranler la foi d’un musulman” ? Et qui sont ces musulmans dont on a ébranlé la foi? Allez savoir!

M. Moubarak, instituteur 
vivant à Rabat, représente une mémoire vivante de la foi baha’ie au Maroc.Crédit: DR

“On sentait les cafards sous nos corps”

Ailleurs, dans un appartement lounge à Casablanca, un pigeon se cogne de plein fouet à la vitre. “C’est un signe ça! Ce sont les juifs qui voient ça! C’est mon côté juif qui persiste”, s’esclaffe Bella Perez. Cheveux longs blond platine, elle a le style d’une diva du rock qui se serait adoucie avec l’âge. Bella a des allures d’étrangère au Maroc, et toute sa vie, on ne manquera pas de le lui rappeler. Pourtant, elle est née dans le Tanger d’après-guerre dans une famille juive marocaine. Au début des années 1970 à Casablanca, installée avec sa famille à Mers Sultan, elle rencontre le beau Sohrab et sa famille iranienne. Tombés amoureux l’un de l’autre, ils prennent l’avion pour une journée à Gibraltar puis reviennent le jour même pour l’office du mariage baha’i à Tanger.

“On était couchés à même le ciment. On était malades, on hurlait, il y avait une femme enceinte, une autre avait des crises d’asthme”

Bella Perez, baha'ie emprisonnée en 1984

Après deux ou trois années de mariage, Bella Perez accepte la foi baha’ie, notamment à travers un rêve : “J’ai rêvé que j’étais à Tanger, je montais une côte, je voyais qu’il n’y avait personne, pas un chat. J’avais un sac en osier. Peu à peu quelqu’un descendait vers moi. C’était un rabbin que je connaissais. Il m’a dit: “Donne-moi ce sac, tu n’en as plus besoin !” Je lui dit : j’ai envie de voir ce qu’il y a dedans. C’était la Torah sous des tissus. Quand je me suis réveillée, je me suis écriée : ça y est, je suis baha’ie.” La suite est moins doucereuse pour les jeunes mariés. En 1984, les autorités interdisent les réunions baha’ies et la police vient arrêter arbitrairement la plupart des Baha’is de Casablanca. Bella Perez se souvient de sa première nuit de geôle : “On a nous a jeté des couvertures tachées de sang, on n’en a pas voulu, on s’est couchés à même le ciment. On sentait les cafards sous nos corps. On était malades, on hurlait, il y avait une femme enceinte, une autre avait des crises d’asthme.” Bella Perez passera trois mois en prison et son mari dix mois. Elle est convaincue que le traumatisme de la prison a favorisé l’apparition de la maladie de Parkinson chez son mari, décédé il y a deux ans.

Les Baha’is conservent un regard stoïque 
sur le passé et affirment n’avoir pas plus souffert des périodes sombres que 
le commun des Marocains. Ici, 
des condamnés pour leur foi à leur sortie de prison 
en 1963.Crédit: DR

Un Etat plus clément mais une société intolérante

Malgré ces tumultes, la communauté refuse de se donner en martyre. Les Baha’is conservent un regard stoïque sur le passé et affirment n’avoir pas plus souffert des périodes sombres que le commun des Marocains. Le bureau de liaison des Baha’is marocains commente: “L’observateur attentif remarquera que lors de ces événements, le contexte, aussi bien national qu’international, était tendu, avec son lot de pressions et de risques pour la stabilité du pays. A ce moment, tout ce qui était jugé différent et dont les contours étaient vagues et mal cernés, était perçu comme source de danger et d’instabilité pour la bonne marche du pays.

Après ces trois principaux épisodes d’emprisonnement — en 1962 à Nador, en 1968 à Meknès, et en 1984 à Casablanca, Mohammedia et Tétouan —, la situation de la communauté baha’ie a commencé à s’améliorer à partir du début des années 1990. Moubarak reconnaît une vraie libération des esprits : “Dans ma vie, j’ai eu affaire à la police d’une façon désagréable puis agréable. Ça a complètement changé.

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Mais si la pression de l’État s’est relâchée, celle de la société n’a pas suivi sur-le-champ. Au volant de sa voiture roulant en altitude vers Cabo Negro, le Dr Mansouri, né à la fin des années 1970 à Tanger, raconte sa petite histoire, qui en dit long sur les défis et la crise de la liberté de culte au Maroc. Quinze ans plus tôt, le jeune homme connaît de grands troubles de la spiritualité. Pour lui, “le Spirituel, c’est notre connaissance de l’au-delà, de l’origine, de la mort, de l’âme, de l’essence. La religion est juste une façon de répondre à ce genre de questions”. Celles relatives à la prophétie et à une histoire religieuse finie le taraudent particulièrement. Le jeune homme est mal à l’aise face au manque de compatibilité qu’a, selon lui, sa religion avec les choses de la vie contemporaine. Il finit par rencontrer la foi baha’ie, comme il le raconte, “par coïncidence” : “L’un de mes amis était baha’i. On a fait nos études de médecine ensemble. En quatre ans, il ne m’avait jamais rien dit sur son appartenance. Lui pensait que j’étais un musulman salafiste car j’étais très pratiquant.

Devenu baha’i au début des années 2000, ce n’est pas à l’État que le jeune étudiant se heurte. La douche froide vient plutôt du côté de sa famille, très fervente : “J’ai vécu un rejet. C’était violent du côté de ma mère, surtout. Mon père était plutôt neutre et modéré dans sa pratique. Pour elle, c’était une façon de me secouer, une réaction protectrice.” Ce grand changement s’accompagne d’un voyage dans l’inconnu pour le nouveau praticien : “J’ai embrassé la foi juste avant de passer ma thèse. Je voulais faire une spécialité, mais je n’avais plus les moyens. Je suis allé au Sénégal comme médecin pour faire ma spécialisation. Petits boulots, gardes de nuit, SOS Médecins… j’étais nouveau dans la foi et j’ai découvert la communauté baha’ie du Sénégal, plus nombreuse et plus libre, car le pays est laïc. Ils avaient un centre où se passaient les fêtes.

Aujourd’hui, c’est un homme serein qui a trouvé un sens à sa vie par l’engagement au service de la communauté et son travail de clinicien. Il conclut : “Je crois que tant qu’on n’est pas à l’épreuve, on ne sait pas ce que valent vraiment nos convictions.

En chiffres

Selon le bureau de liaison des Baha’is marocains, la communauté internationale baha’ie englobe aujourd’hui, à travers le monde, environ 5 à 7 millions d’hommes et de femmes issus de plus de 2100 groupes ethniques, de presque toutes les nationalités, les couches sociales et les classes professionnelles. Au total, 235 pays et territoires dans le monde abritent des communautés baha’ies.

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