Drogue : les chiffres chocs de l’ecstasy

Plus d’un million de comprimés d’ecstasy ont été saisis cette année par la police marocaine, contre 200 en 2011. Si la DGSN met les bouchés doubles contre les amphétamines, c’est que cette drogue de synthèse, initialement festive et réservée aux plus fortunés, est devenue abordable et est désormais consommée dans toutes les villes et classes sociales marocaines.

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Le jour se lève à peine sur le port de Tanger Med ce 5 novembre. Les bateaux en provenance d’Espagne commencent à débarquer leurs flottes de voitures, sous l’œil attentif de la police et la douane marocaines. 8500 voitures transitent chaque jour par ce port (même davantage en été), mais c’est ce 4×4 avec deux hommes et une femme à bord que les douaniers décident d’inspecter dans le détail. Ce jour-là, les hommes en uniforme n’ont pas de tuyau particulier, mais leur profilage, à l’aide de quelques questions en apparence anodines et le comportement des occupants du véhicule, leur mettent la puce à l’oreille. Bonne pioche. Sous une planche de bois au fond de la remorque que tracte le 4×4, la douane et la police judiciaire saisissent 493.700 comprimés d’ecstasy en provenance des Pays-Bas. A la revente, il y en a pour près de 25 millions de dirhams. C’est un record, qui porte à plus d’un million le nombre de comprimés d’amphétamines saisis par la police marocaine depuis le début de l’année, au cours de 478 affaires ayant conduit à l’interpellation de 630 personnes.

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“Le Maroc n’est plus seulement un pays de transit, mais désormais un pays de destination finale. Ceci s’explique par le fait qu’il y a un marché d’absorption de l’ecstasy”

Abderrahim Habib, chef du service de lutte contre la drogue à la DGSN

En 2011, seuls 200 comprimés avaient été saisis par la police au cours d’une seule affaire. Depuis, le phénomène a pris de l’ampleur. En 2015, la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) saisissait déjà 12.505 comprimés en traitant 50 affaires. C’est qu’à partir de cette date, “le Maroc n’est plus seulement un pays de transit, mais désormais un pays de destination finale. Ceci s’explique par le fait qu’il y a un marché d’absorption de ce produit”, nous explique le commissaire principal Abderrahim Habib, chef du service de lutte contre la drogue à la DGSN. Avec l’augmentation de l’offre, le prix de cette drogue de synthèse a chuté, et “l’ecsta” n’est plus seulement un cachet qui se négocie 200 dirhams dans une boîte de nuit huppée de Casablanca ou Marrakech, mais un comprimé que l’on trouve pour moins de 50 dirhams pour se “défoncer” entre copains dans tous les quartiers populaires du Maroc.

La police a saisi, depuis 
le début de l’année, plus d’un million de comprimés d’amphétamines, au cours de 478 affaires ayant conduit à l’interpellation de 630 personnes.Crédit: MAP

Recette secrète

L’Amérique du Sud pour la cocaïne, l’Afghanistan pour l’héroïne, le Maroc pour la résine de cannabis… l’ecstasy, c’est l’Europe qui la produit, et plus particulièrement les Pays-Bas et la Belgique, pointent les rapports d’organisations internationales, dont l’ONU. En Europe aussi, le phénomène a pris de l’ampleur avec l’essor de la culture techno et des festivals de musiques électroniques.

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De l’aveu même de la police néerlandaise, dans un rapport de 2018, elle ne parviendrait plus à démanteler qu’un réseau de narcotrafic sur neuf. En 2017, elle est néanmoins parvenue à mettre la main sur un camion qui faisait office d’entrepôt pour un laboratoire clandestin d’une capacité de production d’un milliard de comprimés par an. A bord du véhicule, une centaine de bouteilles de dihydrogène, interdites à la vente aux particuliers, 15.000 kilos de soude caustique et 3000 litres d’autres agents permettant la fabrication des cachets, comme la méthylamine ou l’acétone.

“Nous n’avons eu aucun cas de laboratoire clandestin d’amphétamines au Maroc. La fabrication de l’ecstasy nécessite un savoir-faire”

Abderrahim Habib, chef du service de lutte contre la drogue à la DGSN

Séparément, ces produits ont une valeur de quelques centaines de milliers d’euros, mais, transformés, ils produisent une drogue extrêmement rentable, sous forme de comprimé (“ecstasy”), poudre (“speed”) et cristal (“meth”). La recette de cette transformation est pour l’heure l’exclusivité de narco-chimistes européens. “Nous n’avons eu aucun cas de laboratoire clandestin d’amphétamines au Maroc. La fabrication de l’ecstasy nécessite un savoir-faire. Il faut des chimistes et des produits spécifiques”, affirme le commissaire Habib.

Drogue intimement liée à la musique, l’ecstasy a depuis longtemps envahi 
les lieux nocturnes.Crédit: DR

Un circuit à donner le tournis

En revanche, l’ecstasy produite en Europe parvient bien à se frayer un chemin jusqu’au Maroc. La drogue est expédiée par les trafiquants de différentes manières. Parfois par des sociétés de transport international. “Un trafiquant envoie un sac rempli de comprimés, en espérant qu’il sera récupéré par son complice au Maroc, à Oujda, à Nador…”, décrit Abderrahim Habib. “Il peut s’agir de sociétés de transport marocaines qui ont des succursales dans d’autres pays d’Europe. Elles sont complices, elles savent très bien ce qu’elles transportent”, poursuit-il, décrivant des quantités de comprimés retrouvées dans des lave-vaisselle, des sacs de sport, ou simplement dans la cabine d’un camion.

Le commissaire principal précise aussi que chaque étape de ce transit est “compartimentée”, de sorte que si un des éléments de la chaîne est appréhendé, il reste compliqué de remonter jusqu’au réseau. “La personne en charge du transport n’est pas nécessairement un membre à part entière du trafic, mais c’est une personne complice qui encaisse une somme d’argent de la part des trafiquants pour service rendu, de 30 à 50.000 euros par exemple”, détaille-t-il.

Des têtes pensantes ont néanmoins été identifiées, notamment au sein de la Mocro Mafia, ces bandes organisées composées de Marocains et d’Européens d’origine marocaine et spécialisées dans les trafics en tout genre depuis les Pays-Bas et la Belgique. “Plusieurs personnes ont été identifiées et font l’objet d’un mandat d’arrêt international pour leur implication dans le trafic de stupéfiants, toutes drogues confondues”, explique Abderrahim Habib. Pour des raisons d’efficacité de ses équipes, nous n’obtiendrons pas davantage de détails sur l’identité et le mode opératoire de ces bandes organisées.

La drogue invisible

“Pour une livraison d’une tonne de résine de cannabis, il faut développer une certaine logistique… Pour l’ecstasy, un simple pneu de secours fait l’affaire”

Abderrahim Habib, chef du service de lutte contre la drogue à la DGSN

L’autre difficulté pour les services de police, c’est la facilité pour les trafiquants à faire passer l’ecstasy. “Pour une livraison d’une tonne de résine de cannabis, il faut développer une certaine logistique, un fret légal, un lieu de stockage, des porteurs… Pour l’ecstasy, un simple pneu de secours fait l’affaire pour dissimuler plusieurs centaines de milliers de pilules, le tout sans attirer la moindre attention”, constate le commissaire Habib. Il y a aussi “des MRE complices qui ramènent la drogue de synthèse au Maroc en dissimulant les pilules dans leur voiture”.

Il s’agit alors pour les agents de trouver une aiguille dans une botte de foin. “Les retours de MRE à Tanger Med imposent une certaine cadence dans les passages aux frontières. On doit assurer la fluidité du trafic, on ne peut pas disséminer un climat de peur chez les gens qui rentrent chez eux”, explique l’officier de police, indiquant que la DGSN ne peut pas contrôler tout le monde. “C’est donc un travail à plusieurs facettes. D’une part, nous avons un processus d’analyse et d’exploitation de l’information en coopération avec la DGST. D’autre part, nous faisons un travail de profilage aux postes-frontières avec l’aide des services de police”, poursuit-il, décrivant le cas d’un trafiquant qui avait déchargé une importante quantité de comprimés à Melilia, qu’il faisait ensuite rentrer au Maroc par lots de 50.000 unités, simplement dissimulées dans une roue de secours.

Le gros de l’ecstasy qui entre au Maroc se retrouve à Tanger. C’est là que viennent s’approvisionner des dealers de Casablanca, Rabat et Fès identifiés par la DGSN. En collaboration avec la police des Pays-Bas, la police marocaine estime le coût de production d’un comprimé à une dizaine de dirhams. Il est revendu 30 à 40 dirhams par les grossistes de Tanger. “Au consommateur final, il peut être revendu entre 50 dirhams dans la rue et 200 dirhams dans une boîte de nuit. Les profits à la clé sont colossaux”, relève Abderrahim Habib.

Les dealers touchent une nouvelle clientèle composée notamment de collégiens.Crédit: DR

La démocratisation de l’ecstasy

Un prix globalement à la baisse, cause ou conséquence d’une offre et une demande en augmentation. Le comprimé d’ecstasy était vendu 300 dirhams à la fin des années 1990, à son introduction au Maroc, dealé entre 120 et 150 dirhams en 2005-2006. Il pourrait même être bradé à 30 ou 40 dirhams pour sa variété la moins pure, “las9a” (colle), qui plonge son consommateur dans un état de crispation.

De drogue festive, énergisante et désinhibante, pour “fils de” en quête de sensations fortes et teufeurs invétérés, intimement liée à la musique, l’ecsta est devenue une drogue du désœuvrement, démocratisée. “On gobe des ecstas au coin d’une rue, en tenant le mur, comme on le faisait avant en faisant tourner un joint”, témoigne un consommateur qui a vécu les différentes périodes de l’ecstasy au Maroc. Certains comprimés d’ecsta sont même moins chers que certaines variétés de karkoubi revendues entre 40 et 50 dirhams (voir encadré ci-dessous), et particulièrement prisées pendant le ramadan, en raison de l’absence d’alcool.

“La masse d’ecstasy en circulation est tellement élevée que le prix a diminué. Elle est consommée par toutes les classes sociales, riches, pauvres, étudiants…”

Abderrahim Habib, chef du service de lutte contre la drogue à la DGSN

Elle touche aujourd’hui une tranche d’âge et une classe sociale pour lesquelles elle était inaccessible du fait de son prix et de sa disponibilité. “On en prend à la sortie du collège, c’est devenu courant”, ajoute notre consommateur, sur le ton du dépit. Et c’est aussi parce qu’elle devient un enjeu de santé publique que la DGSN a mis les bouchées doubles depuis quelques années. “La masse de produits en circulation est tellement élevée que le prix a diminué. Elle est consommée par toutes les classes sociales, riches, pauvres, étudiants… C’est aussi une drogue complètement démocratisée sur un plan géographique. On en retrouve dans toutes les grandes villes, à l’exception des régions du sud”, confirme le commissaire Habib.

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Les consommateurs plus fortunés se sont tournés vers d’autres drogues de synthèse. Leurs dealers leur proposent des variétés où leurs marges sont plus importantes. Mais les bourses bien pleines s’en détournent aussi uniquement par snobisme. “C’est une drogue déclassée, on l’appelle la drogue de L’Boulevard entre nous”, témoigne une habituée d’évènements festifs marrakchis.

Pour faire face à ce nouveau phénomène, la DGSN applique la “méthode Hammouchi”, du nom du directeur de la DGSN et de la DGST qui prône toujours plus de coopération entre les services de sécurité marocains. Mais la lutte contre le trafic de drogue passe aussi par une coopération avec les services étrangers “sur une base quotidienne”. “On ne pourrait pas faire face à ce phénomène sans coopération avec les services de police étrangers”, reconnaît le commissaire Habib. Et vice-versa sur d’autres types de drogues.

Karkoubi, alerte rouge

Le karkoubi est un psychotrope qui inquiète d’autant plus les autorités qu’il est à l’origine d’une criminalité violente.Crédit: DR

La majorité écrasante des crimes odieux commis dans le royaume l’ont été par des gens sous l’emprise de stupéfiants type karkoubi”, nous déclare le chef du service de lutte contre le trafic de drogue à la DGSN, le commissaire principal Abderrahim Habib. Ce psychotrope d’origine médicale, qui regroupe les benzodiazépines et les anxiolytiques type Rivotril, est à la base dédié aux traitements de pathologies psychiques. Il provoque un effet désinhibant, planant, et entraîne un changement de perception de la réalité chez la personne qui en ingère. C’est devenu un fléau au Maroc et son admission a massivement cru ces dernières années, passant de près de 57.000 comprimés en 2011 à plus de 800.000 en 2016.

Ces psychotropes proviennent en général d’Algérie. Les 1500 kilomètres de frontières communes entre le Maroc et les voisins de l’est rendent difficiles l’interception de cette drogue, qui, de surcroît, est facile à transporter. Depuis deux ans, les autorités algériennes font part à la communauté internationale de leurs inquiétudes suite à l’explosion du trafic et “la saisie de plus de 2 millions de comprimés au cours des deux dernières années ainsi qu’au démantèlement de plusieurs laboratoires clandestins”, précise Abderrahim Habib. Les comprimés sont réceptionnés dans la région d’Oujda, plaque tournante de ce trafic, puis vendus en ville pour la majorité avant d’être écoulés dans le reste du pays. En 2011, l’offre explosant, les comprimés ont vu leur prix diminuer pour devenir une drogue encore plus abordable, écoulée entre 10 et 20 dirhams le comprimé. En réaction, la justice a durci ses jugements pour trafic de psychotropes, les peines pouvant aller jusqu’à 10 ans de prison.

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