LGV, éléphant blanc ou train du développement?

A la veille de l’inauguration de la Ligne à grande vitesse Tanger-Kénitra par Mohammed VI et Emmanuel Macron, les porteurs du projet s’expliquent longuement, pour la première fois, sur ce choix de développement. Ceci, sur fond de drame à Bouknadel et des retards qui ont relancé le débat sur un investissement coûteux, jugé comme un gaspillage par les détracteurs du TGV.

Par et

Telquel

Mohammed VI et Emmanuel Macron déjeuneront le 15 novembre à 320 km/h entre Tanger et Rabat à bord d’un TGV flambant neuf, le premier d’Afrique. Une visite marocaine expresse, de quelques heures seulement, pour le président français, sans son épouse Brigitte, pour inaugurer ce que le Quai d’Orsay appelle un “projet phare de la relation bilatérale entre la France et le Maroc”. Les deux diplomaties ne se sont pourtant pas pressées pour annoncer l’inauguration. Il faut dire qu’elle intervient un mois après l’accident ferroviaire de Bouknadel qui a fait 7 morts le 16 octobre, sur l’itinéraire du TGV. La question est posée: les investissements pour le TGV ont-ils été réalisés au détriment du réseau classique, créant ainsi les conditions du drame ? Non, pour les responsables de l’ONCF. Oui, pour une partie de l’opinion publique. Pas impossible, selon des experts (voir encadré en bas de l’article).

Depuis son lancement en 2007, le projet de LGV marocaine en a connu d’autres, des polémiques. Après le lancement des travaux en 2011, le projet a fait face à un front d’opposition de partis politiques et de la société civile. Le TGV est-il vraiment une priorité pour le Maroc ? Ne ferions-nous pas mieux de construire des écoles ? La France de Nicolas Sarkozy ne nous a-t-elle pas forcé la main ? Le TGV est-il seulement rentable ? s’interrogent les opposants au projet, en l’absence de débat préalable à la prise de décision.

Lors de sa visite express de quatre heures, le président Nicolas Sarkozy, en compagnie de Mohammed VI, a donné le coup d’envoi de la pose de la première traverse des 350 km de la ligne TGV reliant Tanger à Casablanca, le 29 septembre 2011 à Tanger.Crédit: AFP PHOTO / LIONEL BONAVENTURE

Les réponses que des porteurs du projet de TGV apportent aujourd’hui à TelQuel font apparaître un projet “utile et rentable” et renvoient in fine les deux camps au vaste débat sur le modèle de développement. Si ces deux visions sont irréconciliables, le débat n’est pas fini. Car la logique qui a jusque-là prévalu pour construire la LGV Tanger-Kénitra n’a de sens que si elle s’inscrit dans tout un réseau national à grande vitesse pour relier les grandes villes du royaume, de Tanger à Agadir et de Casablanca à Oujda, à l’horizon 2030 (voir carte).

Une logique à grande vitesse

Jusqu’en 1994, l’ONCF était en grande difficulté au point d’arriver à une situation de cessation de paiement. Il a fallu à ce moment-là entamer une restructuration avec un changement de management. La période 1995-2000 a été consacrée à la restructuration du secteur pour revenir à des équilibres, avec un minimum d’investissement de réhabilitation pendant cette période. Nous supprimions même des trains pour tenir les équilibres. La restructuration a été réussie et, à partir de 2000-2001, il a fallu passer d’une logique de restructuration à une logique de développement”, explique l’actuel directeur général de l’ONCF, Mohamed Rabie Khlie.

En 2001, c’est alors Karim Ghellab qui dirige l’ONCF et mène la préparation d’un plan stratégique, avant de devenir ministre de l’Equipement en novembre 2002. La réflexion porte dans un premier temps sur l’extension du réseau, au-delà de Marrakech, vers Agadir. “Nous savions évidemment que l’autoroute vers Agadir serait réalisée à un moment. Or, si nous faisions une voie ferrée traditionnelle, la durée serait élevée du fait de la traversée de l’Atlas. Les trains normaux qui roulent en moyenne à 160 km/h descendent à 80 km/h dans les régions montagneuses. Nous avions calculé que le Marrakech-Agadir prendrait 4 à 5 heures. Quel est l’intérêt si l’autoroute le fait en 2 heures ? Ces premiers éléments incitaient donc à approfondir la réflexion sur la grande vitesse, pour avoir un système qui compléterait la desserte autoroutière”, explique-t-il.

En 2004, une réflexion plus globale est lancée et aboutit, en 2006, à un schéma directeur à l’horizon 2030 pour l’ONCF. “L’étude conclut positivement à l’intérêt du TGV, et disait que ce serait utile et rentable pour le Maroc de déployer un réseau national ferroviaire à grande vitesse. C’est-à-dire les 1500 kilomètres qui relient Tanger à Agadir, et Casablanca à Oujda”, rappelle Karim Ghellab.

Le coût du TGV est mesuré, les tracés sont étudiés, les revenus calculés, jusqu’au prix du billet. En prenant en compte le gain de temps (35 dirhams par heure gagnée), le coût du trafic routier évité, les économies d’accidents, les réductions de CO2 et les emplois créés, l’étude conclut à une rentabilité économique de 8%. La rentabilité financière est quant à elle calculée sur la base d’un billet de TGV moins de 50% plus cher que l’actuel train, sur une base de 6 millions de voyageurs par an. “Par rapport au gain de temps et de qualité de service, c’est un TGV qui essaie de garder les mêmes catégories socio-professionnelles, et donc la même classe moyenne qui utilise le train aujourd’hui”, explique Karim Ghellab.

Un choix de développement

La question fondamentale était de se dire : est-ce que le Maroc parie sur le ferroviaire et développe ce réseau ferré pour en faire un réseau performant, ou bien on considère qu’on a hérité d’un réseau centenaire qu’il suffit de maintenir, et qui, à terme, sera condamné par l’obsolescence? Après tout, vous avez deux modèles : l’Europe qui a bâti son système de transport sur le ferroviaire, notamment pour les voyageurs, et les Etats-Unis pour qui c’est une technologie du passé, limitée aux marchandises”, expose l’ancien ministre.

La priorité pour les Marocains n’est pas d’obtenir à tout prix des lignes à grande vitesse extrêmement coûteuses, […] Non, il est urgent de se mobiliser avant tout pour que le train arrive par exemple à Midelt, à Errachidia, à Ouarzazate, à Agadir

Le collectif Stop TGV

Dans ce dossier suivi par le conseiller royal feu Mezian Belfkih, à une époque de lancement des grands chantiers, “le choix a été fait de dire que le Maroc de demain devait avoir des voies ferrées qui relient les grandes villes entre elles. Quand on fait ce choix en 2006, on ne peut pas le faire autrement qu’avec le TGV pour les passagers”, résume Karim Ghellab. En chœur, Karim Ghellab et Mohamed Rabie Khlie expliquent que “plus aucun pays ne construit de lignes traditionnelles longue distance pour les passagers”. Le schéma européen, par exemple, se base en effet sur des lignes traditionnelles pour les distances de moins de 150 kilomètres, et la grande vitesse pour les distances de 200 à 1000 kilomètres. Au-delà, l’avion prend le relais. Mais pour le collectif Stop TGV, “la priorité pour les Marocains n’est pas d’obtenir à tout prix des lignes à grande vitesse extrêmement coûteuses là où, dans certains cas, des lignes classiques existent déjà. Non, il est urgent de se mobiliser avant tout pour que le train arrive par exemple à Midelt, à Errachidia, à Ouarzazate, à Agadir, et que l’ONCF devienne une entreprise publique qui profiterait à tous les Marocains”.

Il fallait choisir entre le tronçon Kénitra-Tanger et celui de Settat-Marrakech. […] Le choix s’est porté sur Tanger pour renforcer la politique de développement du Nord

Karim Ghellab, ancien ministre des Transports

A contrario, les études du ministère concluaient à un coût d’une ligne classique Marrakech-Agadir de 17 milliards de dirhams, pour faire le trajet en 4 heures. Le TGV Marrakech-Agadir coûterait 25 milliards de dirhams, mais le trajet se ferait en une heure. “Ce seraient 17 milliards gaspillés, car tout le monde prendrait l’autoroute pour gagner du temps”, tranche Karim Ghellab.

C’est pourtant entre Tanger et Kénitra que sera finalement construite la première Ligne à grande vitesse.“Nous étions en voie unique sur Tanger-Kénitra et 170 kilomètres de voie unique entre Settat et Marrakech. Sur Kénitra-Casablanca, même si nous sommes en double voie, la ligne a commencé à saturer à partir de 30 millions de passagers. Conscients de ces contraintes du réseau, nous avons cherché à y apporter une réponse dans le contrat-programme 2010-2015, prolongé jusqu’en 2018. C’est-à-dire que le TGV réglait le problème de saturation de Tanger-Kénitra, le triplement de Kénitra-Casablanca, et le traitement du tunnel sous Rabat. Par ailleurs, le doublement de la voie Casablanca-Marrakech réglait cet autre problème de saturation”, explique Mohamed Rabie Khlie.

Le TGV a nécessité la construction d’ouvrages d’art colossaux adaptés à la grande vitesse.Crédit: DR

Il fallait choisir entre le tronçon Kénitra-Tanger et celui de Settat-Marrakech. Des études ont été faites pour comparer les deux, et le choix s’est porté sur Tanger pour renforcer la politique de développement du Nord, alors que Marrakech était déjà en plein boom et accueillait l’autoroute. En termes d’aménagement du territoire, il y avait un intérêt à commencer par Tanger, étant entendu que les autres villes viendraient après”, abonde Karim Ghellab.

En outre, “aller tricoter sur une ligne en exploitation, ça ne permet de travailler que deux heures par jour et la nuit. Le doublement de Casablanca-Fès a commencé en 1974 et a été fini en 2009. Le choix, c’est donc de laisser cette ligne traditionnelle Kénitra-Tanger telle quelle – elle est bonne pour le fret et le transport régional – et d’aller chercher un tracé plus direct, pour faire de la vitesse et travailler en site propre sans déranger l’exploitation de l’existant”, poursuit Rabie Khlie. “Relier la capitale économique au pôle économique émergent qu’est Tanger, en passant par Rabat la capitale administrative, à la zone industrielle de Kénitra, ça a du sens. Avec cette Ligne à grande vitesse, nous libérons de la capacité pour le fret. PSA s’est installé à Kénitra parce qu’il y a Tanger-Med avec une liaison ferrée. Tous les véhicules qui seront exportés vont emprunter cette voie classique”, se défend-il encore.

Ce sera donc Tanger. Dès lors, les premières recherches de financement sont entamées en 2006. “On a pensé assez rapidement à la France, eu égard à la qualité des relations et au fait que les pays qui maîtrisent la technologie du TGV ne sont pas légion. L’agenda politique a ensuite joué le rôle de catalyseur et accéléré les choses”, poursuit l’ancien ministre.

Le catalyseur Maroc-France

Lorsque Mohammed VI et Nicolas Sarkozy signent en octobre 2007 un “protocole d’accord entre le Maroc et la France, relatif à la conception, la construction, l’exploitation et la maintenance de la LGV Maroc”, le Maroc venait d’annoncer l’acquisition de 24 avions F16 américains pour 1,6 milliard d’euros en lieu et place des Rafale français pour lesquels des discussions étaient également en cours. “Contrairement à une idée largement répandue, l’échec du Rafale n’est pas à l’origine du choix de la grande vitesse ferroviaire. Cependant, il a contribué à appuyer le choix français”, écrit l’association Capdema, membre du collectif Stop TGV, en 2011. Le lot de consolation de Sarkozy contre les Rafale, ce sera en effet une frégate multimissions. Mais, doublés par les Américains sur le terrain de l’offre de financement des avions de combat, les Français vont mettre le paquet pour se positionner sur le TGV.

Sur les 20 milliards de dirhams de budget initial, la France propose d’en financer la moitié. Une petite part de don, des prêts subventionnés et des crédits plus classiques à des taux commerciaux. “Sur les 10 milliards de dirhams de financement français, les conditions (taux, délais de grâce et délais de paiement) étaient particulièrement avantageuses, ce qui fait que ce financement était équivalent à 5 milliards aux conditions du marché et 5 milliards de dons”, explique Karim Ghellab.

En retour, le Maroc va se passer d’appel d’offres. “Le seul lot qui ait été traité de gré à gré est celui des trains (4 milliards de dirhams, ndlr). Avec Alstom, nous avons obtenu un prix moins élevé que ce qui est pratiqué avec la SNCF et avec un financement concessionnel dont près de 40% en équivalent dons. Le protocole était verrouillé pour que ce soit compétitif en comparaison à la SNCF, alors que nous avons acheté 12 trains et que la SNCF a une flotte de 300 trains”, précise Rabie Khlie. Il assure que les deux tiers du budget sont alloués au génie civil, assuré à 90% par des entreprises marocaines.

Mais si elle sonne comme une affaire, cette entente entre Rabat et Paris sur un quart du projet va néanmoins priver le Maroc d’autres sources de financement. La Banque européenne d’investissement (BEI), notamment, refusera un prêt de 400 millions d’euros au motif qu’elle se doit de défendre les intérêts de l’ensemble des pays membres. Les Allemands, qui auraient aimé mettre en avant Siemens pour concurrencer Alstom sur le matériel roulant, ont ainsi pu mettre leur véto. Le Maroc argue que des mécanismes de transparence ont été mis en place, que le projet respecte les règles de l’OCDE, mais il faudra finalement se tourner vers les pays du Golfe pour compenser ce trou et boucler le financement du projet fin 2010, après que l’Etat marocain a acté de mettre directement la main à la poche à hauteur de 5,8 milliards de dirhams.

L’agenda politique n’est pas pour autant derrière les deux partenaires. Lorsque Mohammed VI et Nicolas Sarkozy lancent les travaux de la LGV en septembre 2011, le “catalyseur politique” est à nouveau évident. Nicolas Sarkozy est à sept mois d’une élection présidentielle qui s’annonce déjà compliquée. Mohammed VI a promulgué deux mois plus tôt une nouvelle Constitution. Dans ce partenariat “gagnant-gagnant”, le Maroc permet à Sarkozy de vendre un TGV français qui n’avait pas trouvé de preneur étranger depuis la Corée du Sud en 1994, et la France de rendre hommage à la modernisation du Maroc “sous l’impulsion du roi Mohammed VI” et de saluer “la marche continue du Maroc vers la démocratie” en plein Printemps arabe.

Plus tard, en 2015, l’inauguration par François Hollande et Mohammed VI de l’atelier de maintenance du TGV à Tanger marquera la fin de la crise diplomatique entre la France et le Maroc autour de l’accord de coopération judiciaire. Demain, la présence d’Emmanuel Macron à l’inauguration sera “pour rappeler que si c’est un des grands chantiers prioritaires du royaume, ce projet revêt une importance aussi pour la France”, explique une source française autorisée.

Mohammed VI fait visiter à François Hollande le centre de maintenance du TGV qu’ils ont inauguré ensemble le 19 septembre 2015 à Tanger.Crédit: AFP PHOTO / POOL / ALAIN JOCARD

Entre opportunisme et opposition démocratique

La position du PJD par rapport à ce dossier a effectivement changé. Une fois au gouvernement, le leadership a été convaincu qu’il devait changer d’avis pour s’aligner sur les politiques de l’Etat

Abdelali Hamieddine, membre du PJD

Sur la scène politique marocaine, c’est une autre paire de manches après le lancement des travaux en 2011. Alors dans l’opposition, le PJD monte au front. Pour Najib Boulif, à l’époque, c’est un projet “purement politique”. Il en fera pourtant la promotion une fois ministre délégué…au Transport. Pour Lahcen Daoudi, le projet était “catastrophique”. Aujourd’hui au gouvernement, il nuance : “J’avais préconisé de l’étaler dans le temps. C’est ce qui s’est passé, passant d’une livraison en 2015 à bientôt 2019. A l’époque où nous étions encore dans l’opposition, nous ne connaissions pas les détails du financement du projet. Nous avons ensuite appris que l’essentiel du financement était assuré par un prêt accordé par la France à des conditions très avantageuses en faveur du Maroc”. Pour l’islamiste Abdelali Hamieddine, “la position du parti par rapport à ce dossier a effectivement changé. Une fois au gouvernement, le leadership a été convaincu qu’il devait changer d’avis pour s’aligner sur les politiques de l’Etat”.

Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et le directeur général de l’ONCF, Mohamed Rabie Khlie, après leur survol de la LGV en hélicoptère, le 9 octobre 2017.Crédit: DR

Le collectif Stop TGV (Clarté ambition courage, Capdema, Transparency, etc.) a combattu le projet avec plus de consistance en menant une campagne pédagogique et documentée. “La priorité du peuple marocain n’est certainement pas dans le gain d’une heure sur un trajet de 200 km. Elle n’est de surcroît pas du tout une priorité pour un train dont le prix restera inaccessible. Le même investissement, mais pour des lignes ferroviaires classiques, contribuerait non seulement au développement des régions enclavées, mais pourrait créer plus d’emplois que les 1300 prévus par le TGV”, soutiennent-ils. Et d’estimer que le budget du TGV est l’équivalent de 5000 écoles en zone urbaine, 25.000 écoles en zone rurale, 16.000 kilomètres de routes rurales. “Les pouvoirs publics ont décidé la mise en œuvre du projet TGV, et non seulement les accords ont été signés, mais l’inauguration des travaux a été largement médiatisée, alors qu’aucun débat public large n’a précédé la prise de décision”, appuient-ils encore.

Evidemment que l’éducation est prioritaire par rapport au transport. Sauf que nous n’avons pas de problème d’argent dans l’éducation nationale, mais un problème de gestion et de réforme de ce secteur

Karim Ghellab, ex ministre des Transports

Il y a une partie de l’opposition qui est due à l’incompréhension du sujet, et elle est légitime, on a le droit de se poser des questions. Mais il y a clairement eu aussi un aspect démagogique pour faire de la polémique dans un cadre de politique politicienne”, estime aujourd’hui Karim Ghellab. “Si on m’avait dit ‘on ne fait pas le TGV, mais en contrepartie on a un système d’éducation plus performant’, j’aurais été le premier à soutenir cette option. Sauf que nous n’avons pas de problème d’argent dans l’éducation nationale, mais un problème de gestion et de réforme de ce secteur. Evidemment que l’éducation est prioritaire par rapport au transport. Si nous n’avions pas fait le TGV, seuls 5 milliards de dirhams sur 20 auraient pu être redéployés sur les autres secteurs, et ils n’auraient malheureusement pas fait la différence sur le problème de l’éducation qui, encore une fois, est un problème de gestion et de réforme”, ajoute-t-il.

Le patron de l’ONCF, Mohamed Rabie Khlie, rend compte, le 13 mars 2018, au ministre de l’Equipement 
et du Transport, Abdelkader Aâmara, de l’avancée des travaux de la gare d’Agdal qui doit accueillir le TGV.Crédit: Rachid TNIOUNI/TELQUEL

Prochain arrêt, Agadir ?

Je comprends que pour les gens qui font la navette à 6h et 20h, les retards soient épuisants. […] Nous avons perdu un million et demi de passagers

Mohamed Rabie Khlie, DG de l'ONCF

A présent que le premier tronçon TGV est en passe d’être inauguré, cette opposition est devenue silencieuse. Plus de 22,9 milliards de dirhams ont été déboursés entre-temps. “Nous avons causé des désagréments aux voyageurs avec ces travaux engagés depuis 2010. Il faut digérer, se soucier des passagers et veiller sur l’exploitation. On a fait une exposition itinérante dans les gares pour expliquer les projets, mais je comprends que pour les gens qui font la navette à 6h et 20h, les retards soient épuisants. En 2015, nous étions dans le pic des travaux et ça a eu pour conséquences une dégradation de la ponctualité, de la satisfaction voyageur, et une baisse du trafic de voyageurs. Nous avons perdu un million et demi de passagers, 7,5 points sur la régularité, et 10 points de satisfaction”, énumère le DG de l’ONCF. “C’est tout le concept de voyage qui va changer, un autre service sera assuré. Nous avons investi pour le changement de tarification, et cela ne s’applique pas qu’au TGV. A l’avenir, sur Casa-Marrakech et Casa-Fès, les passagers de deuxième classe aussi auront une place attitrée”, promet-il.

Alors quelle est la prochaine étape pour la LGV ? “Nous voulons à présent faire la démonstration que ces sacrifices étaient nécessaires. Aujourd’hui le TGV est achevé, le triplement Casablanca-Kénitra est achevé, le hub Casablanca est achevé, le doublement Marrakech-Casablanca est achevé. Nous devons livrer bientôt tous ces projets, avec les quatre gares : Agdal, Rabat-ville, Casa Voyageurs et Kénitra. C’est l’aboutissement d’un investissement de 49 milliards de dirhams entre 2010 et 2018, dont 23 milliards étaient destinés au TGV”, poursuit Mohamed Rabie Khlie.

Les prochaines LGV? On étudie Rabat-Meknès, Kénitra-Settat et Marrakech-Agadir. Nous faisons également une revue d’études Agadir-Laâyoune

Mohamed Rabie Khlie, DG de l'ONCF

Exit donc, pour l’instant, le prolongement du tronçon à grande vitesse entre Kénitra et Casa puisque ce serait davantage de désagréments pour les voyageurs pour un gain de temps final qui se compte en minutes. Casablanca-Marrakech alors ? Peu probable également, pour les mêmes raisons, d’autant que le doublement de la voie sur ce tronçon est en passe d’être livré et permet déjà de gagner une heure de trajet entre la capitale économique et la ville ocre. “On étudie Rabat-Meknès, Kénitra-Settat et Marrakech-Agadir. Nous faisons également une revue d’études Agadir-Laâyoune”, confie Mohamed Rabie Khlie.

Le projet de la LGV Marrakech-Agadir a fait l’objet de la signature, le 11 mai 2016 à Pékin, d’un mémorandum d’entente entre le Maroc et la Chine dans le domaine ferroviaire. Le contrat avait été paraphé à l’occasion de la visite effectuée par Mohammed VI en Chine. Depuis, “les deux parties se rencontrent régulièrement pour l’approfondissement des études et l’optimisation des solutions techniques devant être retenues, sur la base des visites effectuées sur les sites concernés par le tracé”, selon l’ONCF. Des rencontres qui ont abouti, en février 2017, au rendu d’une première étude. Mais avec déjà trois ans de retard dans la livraison du premier tronçon, le Maroc n’a-t-il pas déjà un train de retard pour réaliser son schéma directeur ferroviaire à l’horizon 2030?

Un train peut en cacher un autre

Depuis l’accident ferroviaire du 6 octobre à Bouknadel ayant fait 7 morts et 125 blessés, le projet de LGV s’est de nouveau retrouvé au centre de la tourmente. Cette fois non pas pour son côté éléphant blanc comme le présentent ceux qui s’y opposent, mais pour les ressources financières et humaines qu’il aurait monopolisées au détriment du réseau ferroviaire traditionnel de l’ONCF. Plusieurs anciens de la maison ont défendu cette thèse dans les médias. Interrogé par nos soins, le directeur général de l’Office, Mohamed Rabie Khlie, s’en défend : “Le TGV ne s’est pas fait au détriment du reste du réseau. C’est faux de dire qu’il absorbe l’essentiel des dépenses destinées à la maintenance. Dans les 49 milliards de dirhams d’investissement (entre 2010 et 2018, ndlr), 23 sont destinés au TGV, mais le reste est pour le réseau conventionnel”.

Pour un ex-cheminot ayant passé plus de 35 ans au service de l’ONCF, on ne peut pas établir de corrélation entre le projet de la LGV et la catastrophe de Bouknadel. Pourtant, il reproche à l’Office une politique de réduction drastique des effectifs dès 1994, année de déploiement du plan de restructuration. “Les nombreux employés ayant usé du départ volontaire n’ont pas été remplacés, avec pour conséquence une chute drastique du niveau de compétence générale”, regrette un ancien cadre de l’ONCF. Pour lui, l’Office a commis l’erreur de sous-traiter la maintenance de son réseau à des privés qui, selon lui, “n’ont pas l’expertise et la connaissance du terrain nécessaires”. L’enquête de la Gendarmerie royale sur les circonstances du drame, dont Médias24 a révélé les détails, indique que l’ONCF a recours à des prestataires externes pour la lecture de données sensibles et importantes en matière de sécurité (images vidéo, archives du système de signalisation). Or, ces prestataires externes sont liés à l’ONCF par un lien commercial. Une expertise indépendante aurait permis de lever les doutes sur la défaillance.

Du train de sénateur à la LGV

1963 – 1974 : Créé en 1963 suite à la “marocanisation” de trois concessions privées, l’ONCF doit à l’époque réussir sa transition, en marocanisant ses cadres sans trop investir. A l’époque, le réseau était principalement destiné au transport des phosphates et des marchandises.

Transport de phosphatesCrédit: DR

1974 – 1984 : L’ONCF commence à s’intéresser au transport de voyageurs. Une réflexion est lancée sur l’augmentation de la capacité du réseau, les travaux de doublement de la voie entre Casablanca et Rabat sont lancés en 1974 et durent dix ans. Commencé la même année, le doublement de la ligne jusqu’à Fès n’a été terminée qu’en 2009.

1984 – 1994 : Le train navette rapide surnommé “Aouita” est mis en service. Pendant ce temps, l’ONCF poursuit le doublement de la voie jusqu’à Fès. En 1987, en raison du Plan d’ajustement structurel, l’Etat cesse d’accorder des dotations grâce auxquelles l’ONCF pouvait fonctionner et équilibrer son exploitation.

1995 – 2000 : En grande difficulté, l’ONCF se retrouve en cessation de paiement. Une restructuration et un changement de management sont entamés. Pour équilibrer ses comptes, l’entreprise minimise ses investissements et supprime même des trains.

Tanger-MedCrédit: DR

2000 – 2010 : L’ONCF passe d’une logique de restructuration à une logique de “développement”. Désormais, le secteur fonctionne sur la base de contrats-programmes avec l’Etat. De nouveaux investissements sont lancés : desserte des ports Tanger-Med et de Nador, mise en service des duplex entre Casa et Kénitra. 4 milliards sont investis entre 2002 et 2005, plus de 4 fois plus entre 2005 et 2009 (17 milliards). En 2005, l’ONCF transporte 25 millions de passagers, soit plus du double comparé à 2000 (12 millions).

2010 – 2015 : En constante augmentation, le nombre de voyageurs passe à 40 millions en 2015. Malgré le doublement de la voie et la mise en service de nouveaux trains, la ligne Tanger-Kénitra sature une fois la barre des 30 millions de passagers atteinte. C’est pour y remédier que le TGV est lancé dans le cadre du contrat-programme 2010-2015.