L'"arnaque" de l'accord entre Amara et les camionneurs grévistes

Après les taxis, c'est au tour des camionneurs de hausser le ton face au gouvernement en observant une grève nationale à durée « toujours » indéterminée, et ce en dépit d'un accord entre les syndicats et Abdelkader Amara. Le mouvement continue de paralyser plusieurs secteurs de l’économie nationale. Récit d’une journée au cœur de la crise.

Par

Le 31 octobre, le marché de gros des fruits et légumes de Casablanca était déserté par les centaines de camions qui y grouillent normalement chaque jour. Dès le portail principal, un climat particulier se fait ressentir : des magasins fermés en pleine semaine, des zones de stockage occupées par des cageots vides, et des porteurs qui bayent aux corneilles sous une pluie battante se plaignant d’une semaine sans revenu.

Dans les allées de cette grande enceinte, un fonctionnaire, qui a préféré garder l’anonymat, nous fait savoir que « l’activité du marché de gros est ralentie depuis vendredi dernier (26 octobre, ndlr). Aujourd’hui, elle est quasiment paralysée par la grève des camionneurs ». Il nous présente l’un d’entre eux, également représentant syndical du secteur des transports. Les camionneurs sont en fait rassemblés au Port de Casablanca, c’est là-bas qu’ils vont tenir une réunion des professionnels du transport de la région Casablanca-Settat.

Place aux revendications 

En chemin vers le port, Salaheddine Rahmi, membre de l’Organisation démocratique des professionnels du transport (ODPT), nous fait part des revendications des camionneurs. « Notre dossier revendicatif repose sur six points essentiels :

– la réduction des prix du gasoil,

-la réduction des tarifs des péages d’autoroute,

-la création de parkings sécurisés consacrés aux camions,

-le renouvellement du parc de camions,

-la réglementation des procédures d’octroi de la carte professionnelle et la généralisation des centres de formation à l’ensemble des régions,

-ainsi que l’amélioration des conditions sociales des travailleurs du secteur, notamment en leur permettant l’accès à une couverture médicale de base ».

Il ajoute : « Le gouvernement doit assumer l’ensemble de ses responsabilités envers les camionneurs qui s’appauvrissent de plus en plus ».

En arrivant au port de Casablanca, première surprise : aucun camion n’entre, aucun ne sort. Sur le pont surélevé menant vers la porte n°2, théâtre d’un habituel va-et-vient, c’est le calme absolu. Une paralysie totale. « C’est une grève réussie à 100% », se félicite notre interlocuteur.

Une « réussite » entachée par plusieurs cas d’agressions et de dégâts matériels subis par des camionneurs non grévistes dans d’autres régions du royaume. Dans une vidéo qui fait le tour de la Toile, on voit notamment un syndicaliste de Fès se féliciter d’avoir barré la route à bon nombre de khaouana (traîtres), qui tentaient de rejoindre la ville pour livrer des marchandises.

Le faux accord avec Amara

En entrant dans le port de Casablanca vers le point de rassemblement des grévistes, des centaines de camions de tous types sont parqués ici et là. A proximité de leurs véhicules, une cinquantaine de chauffeurs poireautent en attendant impatiemment les conclusions de la rencontre qui se tient, en même temps, à Rabat entre des représentants des professionnels du transport et le ministre de tutelle, Abdelkader Amara.

Le téléphone sonne : « L’accord est scellé, il faut interrompre la grève ». L’effet du coup de fil a l’effet d’une décharge électrique sur ce petit monde engourdi par la pluie. Les « guides » syndicalistes, ne sachant plus où donner de la tête, sont vissés à leurs téléphones. Au bout du fil : leurs représentants à Rabat leur permettent de mieux cerner la situation.

Dans la cohue, nous parvenons à joindre le ministre de l’Équipement et des Transports qui nous confirme brièvement l’information, selon laquelle « la grève est levée ».

« Après des pourparlers marathoniens, nous avons convenus d’un accord avec le ministre sur les différents points de discorde. Dans ce sens, le il s’est engagé à autoriser provisoirement aux camionneurs de porter un tonnage supplémentaire de l’ordre de 30%, à financer la formation des camionneurs en vue d’obtenir la carte professionnelle, et à trouver une solution au problème de la hausse des prix du carburant, » nous expliquera plus tard Mustapha Chaoune, secrétaire général de l’Organisation des professionnels du transport.

C’est ce dernier point, celui des prix des carburants, qui suscite le plus de débats dans les rangs des professionnels de la route. « Pour ce qui est du problème du gasoil, un comité national sera créé et présidé par les professionnels du transport avec la charge de soumettre au ministère une seule proposition applicable en vue de la négocier avec les différentes parties prenantes dans le cadre du projet de la loi de finances 2020, » développe Mustapha Chaoune.

Une décision qui divise 

Mais malgré un accord scellé à Rabat, la polémique n’est pas terminée à Casablanca. Après une brève réunion de concertation, les syndicalistes présents sur le port de Casablanca se mettent d’accord pour poursuivre la grève. « Ceux qui étaient censés défendre nos intérêts nous ont trahis », « les négociations pour la réduction du prix des carburants prendront au moins deux ans ». Et de clamer : « C’est une arnaque ! »

« L’entente trouvée entre la tutelle et quelques syndicats ne nous concerne pas, car elle est totalement illégale. Comment peut-on permettre à des camionneurs de transgresser la loi en dépassant le tonnage recommandé de 30% ? », explique Abdelghani Berrada, secrétaire général de la Fédération générale des transports sur route et port. Il ajoute : « Nous réclamons l’application stricte de la loi, et surtout des articles 177 et 178 du Code de la route, conformément auxquels tout dépassement du poids total en charge autorisé est punissable ».

L’impact d’une grève 

Suite à cette grève – déclenchée il y a plus de 10 jours pour certains, six ou trois pour d’autres – ce sont des pans entiers de l’économie nationale qui se sont retrouvés impactés. Au port de Casablanca, des milliers de conteneurs sont bloqués depuis le 30 octobre, au moins. Et la situation pourrait empirer. Puisque, selon nos informations, le blocage de la zone portuaire se poursuivait le 1er novembre, en dépit de l’annonce de la levée de la grève. Les retards s’accumulent et les navires en rade continuent d’attendre pour décharger (ou charger) leurs marchandises.

En bout de chaîne : les prix des différents types de denrées alimentaires à la hausse dans la plupart des marchés du royaume, en particulier celui des fruits et légumes. Les régions les plus enclavées connaissent désormais une pénurie de matière première et de denrées alimentaires. « Les habitants de Zagora font uniquement le marché traditionnel hebdomadaire. Cette semaine, aucun camion n’est entré en ville, le marché n’a donc pas été approvisionné », nous rapporte Ibrahim Rizqui, syndicaliste de la région de Zagora. Pour Abdelkader Amara, le dossier des camionneurs n’est pas encore à archiver.

Rejoignez la communauté TelQuel
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous

Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer