Mohamed Benabid : «Les internautes sont convaincus que la presse en ligne doit rester gratuite»

Après trois ans de recherches sous la cotutelle de l’ISCAE et de l’Université Paris-VIII, Mohamed Benabid a soutenu fin juin une thèse de doctorat intitulée «Pratiques de consommation et processus de changement organisationnel : cas du marché de l'information en ligne». Le «chercheur-acteur» nous livre son diagnostic sur l’avenir de la presse marocaine.

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Après sa soutenance le 19 juin, M. Benabid a obtenu son diplôme avec mention "très honorable, félicitations du jury et recommandation de publication".

C’est le fruit d’un investissement personnel qui, je l’espère, pourra profiter à toute la presse marocaine et nourrir des ambitions académiques chez d’autres professionnels», confie le rédacteur en chef du quotidien L’Économiste, qui s’étonne de la quasi-inexistence de travaux universitaires sur l’économie des médias au Maroc.

Selon lui, neuf journaux sur dix présentent actuellement des résultats financiers nuls ou déficitaires. Mais si ces résultats «montrent que la mentalité du gratuit est associée à un fort ancrage dans les pratiques de consommation de l’information en ligne, ils ouvrent aux managers des couloirs d’actions pour en atténuer l’impact et attirer un lectorat payant», relativise son étude.

TelQuel.ma : L’une de vos conclusions est que les lecteurs ne sont pas prêts à payer en ligne. Pourquoi?

Mohamed Benabid : Disons qu’il est difficile d’y arriver pour un bien hybride comme le produit médiatique, qui est support à la fois d’un message informationnel et publicitaire. Pour le dire autrement, le modèle économique de l’édition d’information tire ses recettes, du moins dans un marché qui fonctionne normalement, à la fois du lecteur et de la publicité.

C’est ce schéma qui a caractérisé pendant longtemps le fonctionnement de la presse indépendante, et que la presse électronique a essayé de dupliquer avec plus ou moins de succès. Au Maroc, il y a eu quelques expériences prometteuses de paiement en ligne au début des années 2000, comme pour andaloo.com, mais malheureusement sans succès, car les abonnements n’ont pas suivi.

Le paiement de l’information en ligne continue d’être confronté à un encastrement cognitif et culturel, au cœur des fondements originels d’Internet, celui de la prégnance de la gratuité. Les internautes sont convaincus que le contenu en ligne doit rester gratuit et que c’est aux annonceurs de le financer. Ce phénomène tient en partie à l’histoire du Net, créé au départ, du moins dans sa variante académique et non militaire, dans un esprit ouvert, collaboratif et de partage de l’information.

Cela signifie-t-il qu’un site d’information payant est forcément voué à disparaître?

Pas nécessairement. Il faut en revanche travailler sur les variables qui peuvent potentiellement influencer le paiement. Dans le modèle de recherche que nous avons expérimenté, le contenu ne semble pas être un facteur déterminant de l’intention d’achat de l’information en ligne.

À l’inverse, la «mentalité du gratuit» l’est, et relativement avec une forte influence. Dès lors, il existe deux manières de procéder. La première est de se dire que le contenu média ne sera jamais monétisable en ligne dans le contexte marocain, tant qu’il restera confronté à cette barrière cognitive de la «mentalité du gratuit».

La deuxième est de considérer que la persistance de la «mentalité du gratuit» est révélatrice d’une faible perception de la valeur de l’information chez les jeunes utilisateurs. Partant, les éditeurs gagneraient à travailler leur contenu pour dissiper cette faible perception. C’est cette voie qu’il serait sage de recommander.

Comment faire pour mettre davantage en valeur les contenus de qualité?

L’erreur serait de croire qu’il est possible d’y arriver en procédant par mimétisme éditorial, ou en habillant différemment un même contenu abondant partout. Le travail à faire doit l’être à la fois sur la qualité et le ton de l’information.

Les médias, toutes catégories confondues, se sont un peu éloignés de leurs audiences, voire se sont institutionnalisés pour une grande partie d’entre eux. La situation est pire en ligne. À quelques exceptions près, le rendu est loin de répondre aux standards journalistiques, et c’est un euphémisme !

Il existe donc véritablement un terrain à reconquérir. Ce travail sur le contenu doit également être le prétexte pour renforcer des couloirs de proximité avec le consommateur de l’information en ligne. Avant de lui demander de payer, il faut regagner sa confiance.

Quand on considère le succès de certaines rumeurs, n’y a-t-il pas un travail à faire aussi sur la sensibilisation aux «bonnes sources», pour reprendre une expression chère à votre journal?

Punir les fake news, c’est comme cacher le soleil avec un tamis. Cette solution n’est pas réaliste techniquement, et le risque est de s’empêtrer dans un sable mouvant définitionnel : où commencent et où s’arrêtent les frontières de l’info fiable et crédible ? Ceci dit, vous avez raison d’interpeller sur le sujet : il est fondamental. Malheureusement, à l’heure de la post-vérité, la rumeur, le populisme séduisent beaucoup plus que l’info vérifiée. Le monde et les journalistes l’ont découvert, assez brutalement, avec l’élection de Trump et le Brexit !

Deux voies peuvent être explorées pour en limiter l’impact et rendre l’information fiable plus attrayante. La première est de faire en sorte que les médias jouent un peu plus la carte de la transparence. L’information est un bien d’expérience, ne l’oublions pas. Cela signifie que le lecteur ne connaît sa valeur qu’une fois consommée. Il peut cependant hésiter à franchir ce pas s’il n’est pas rassuré sur la réputation du producteur d’information, sa ligne éditoriale, ses financements, sa véritable audience. Or, dans le contexte marocain, il y a fort à faire sur ces questions-là.

La seconde bataille doit se jouer sur le terrain de l’éducation à l’information et aux médias. Il s’agit d’apprendre à « apprendre à consommer » l’information, d’en expliquer les enjeux sociétaux et démocratiques, développer l’esprit critique chez les jeunes générations. Ce travail est de la responsabilité des pouvoirs publics et de l’école. Ne pas le faire serait suicidaire. Les effets de la campagne de boycott sont là pour rappeler une partie des enjeux.

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