Tatouages, une pratique marocaine bien encrée

Inscrit dans notre patrimoine traditionnel, le tatouage avait fini par être oublié. Aujourd’hui, malgré le regard dépréciatif qu’elle peut susciter, cette pratique enthousiasme la jeunesse marocaine. Entre quête de singularité, beauté ou bêtise de jeunesse, des tatoués racontent celui qu’ils portent sur la peau.

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Crédit: Hassan Ouazzani.

« Un jour, on m’a dessiné une fibule au henné sur le bras, et j’ai trouvé ça superbe. Lors d’un séjour aux États-Unis, j’ai décidé de garder à jamais ce motif« , raconte Farah, jolie trentenaire et jeune maman, avec une fierté non dissimulée. Non seulement son tatoueur américain a été bluffé par sa résistance à la douleur mais en plus, ses deux bambins trouvent leur maman « encore plus belle avec ses dessins sur la peau« .

Bien qu’ils soient très marocains, les tatouages de Farah ne se veulent pas une revendication d’appartenance. Crédit: Hassan Ouazzani.

Au Maroc pourtant, l’art du tatouage est mal vu par la société. D’un point de vue religieux, pas précisément dans le Coran, mais clairement dans de nombreux dits prêtés au Prophète, il est déconseillé, voire illicite, de modifier son corps, cela pouvant être considéré comme une altération de la création divine. Au-delà, il s’agit aussi du respect des « bonnes mœurs ». Ce n’est pas l’apanage du Maroc. Ailleurs ou en d’autres temps déjà, on a accolé aux tatoués une longue liste de stéréotypes négatifs : vie décousue, consommation de drogues ou encore délinquance. Pas complètement faux si l’on pense aux yakuzas, mafieux japonais dont beaucoup sont des chefs-d’œuvre vivants. Pas complètement vrai si l’on sait qu’au XIXe siècle, la noblesse britannique, tout particulièrement les femmes, et jusque dans la famille royale, avait adopté le tatouage. Un comble lorsqu’on sait que le Maroc possède une véritable culture du tatouage traditionnel qui a traversé les siècles.

« C’est toute notre mémoire qui se lit dans les tatouages. Nous qui avons peu de traces écrites du fait de notre culture orale, nous devons regarder les peaux de nos aïeux pour savoir d’où nous venons »

Lahcen Zinoun

Les femmes arabes et amazighes, plus rarement les hommes, se rendaient chez des tatoueuses. Pour marquer leur appartenance tribale, ou afin d’éloigner le mauvais sort et les maladies à grand renfort de symboles, agencements de points, de lignes et de formes géométriques. Pour rappeler leur rattachement à un ordre religieux ou une corporation, pour signifier un évènement majeur de la vie, comme un mariage. Mais aussi, simplement, à des fins esthétiques, pour mettre en valeur les corps. Les tatoueuses officiaient alors au sein d’une seule tribu ou voyageaient d’un village à un autre, couteaux, aiguilles et pigments naturels à la main, sans oublier les plantes cicatrisantes. Et, de mères en filles, elles se passaient leur savoir-faire. Un patrimoine et une histoire occultés depuis. « Et pourtant, c’est toute notre mémoire qui se lit dans les tatouages. Nous qui avons peu de traces écrites du fait de notre culture orale, nous devons regarder les peaux de nos aïeux pour savoir d’où nous venons« , remarque le chorégraphe et réalisateur Lahcen Zinoun qui s’est intéressé à cet art à travers son film Femme écrite, sorti au cinéma en 2012. Il cite en exemple les multiples traces que les guerres ont laissées sur les peaux des femmes. Une barbe tracée pour symboliser le veuvage ou des anneaux marqués aux poignets pour rappeler le sort des prisonniers de guerre permettaient d’honorer la mémoire du mari, si ce n’est de le maintenir symboliquement en vie…

Younes porte son « moto » sur le torse. Crédit: Hassan Ouazzani.

D’une tribu à l’autre

Le tatouage oublié depuis ? Pas tout à fait. Alors que la pratique est consacrée comme un art à part entière, la passion ressurgit au Maroc. Du bobo branché au supporter rajaoui, de la jeune femme coquette au gars gentiment bad boy, le tatouage vit même un retour en force qui n’appartient pas à une classe sociale bien définie. Plutôt à toute une génération, jeune, qui va de l’adolescence à la trentaine. À chacun son histoire, son style et sa motivation. Du côté de Farah, qui rêve de tatouages depuis ses treize ans, mais a attendu ses 31 ans pour enfin sauter le pas, la démarche esthétique a primé. Elle qui porte peu de bijoux considère ainsi ses tatouages, des bijoux, impossibles à égarer. Hoofer en revanche, un costaud fraîchement trentenaire, a vécu son premier tatouage comme « une connerie de gamin, synonyme d’adolescence rebelle« . Déjà fan de hip-hop, le rappeur-leader du groupe Bizz2Risk se laisse tatouer un symbole anti-flics dans un bidonville casablancais. Une manière d’entrer dans la vie adulte qui lui a valu une rouste dont il se souvient encore.

Hoofer, rappeur, plante d’emblée le décor, un gorille sur le bras et le nom de son groupe sur la nuque. Crédit: Hassan Ouazzani.

En se marquant la peau, Hoofer n’officialisait pas que son passage d’un âge à un autre mais aussi l’entrée dans une tribu. Non pas ethnique mais socioculturelle : celle du rap et de ses codes esthétiques. À l’heure où chacun se confectionne un univers culturel propre, chaque dessin, symbole, peut rattacher à un mouvement, un univers ou une sous-culture, du rock à la fantasy. « C’est une sorte de patrimoine personnel. Mes tatouages renvoient à mon vécu et mes références, mes goûts. Et pour moi, le tatoo fait partie intégrante de la culture hip-hop« , détaille Hoofer qui arbore sur la nuque le logo de son groupe. Mieux, au siècle des identités mouvantes, il n’est pas rare de croiser de jeunes musulmans affichant et exprimant leur foi sous forme d’encrages irréversibles sur le corps, malgré l’a priori religieux. à l’instar de Jibril, la vingtaine, dont les deux noms de Dieu qu’il s’est inscrits sur le corps forment un symbolique turban soufi. « Je sais que pour beaucoup de musulmans le tatouage est un mal. Je sais aussi que nombre de tatoués sont du genre pas attachés à la religion. Moi j’ai décidé d’opérer la synthèse, de composer avec et de porter un symbole islamique grâce à une technique qu’on dit moderne, contemporaine ».

Jibril ne voit pas d’inconvénients à se faire tatouer un message religieux vis-à-vis d’un couple amoureux. Crédit: Hassan Ouazzani.

Erreurs et souvenirs

De l’embellissement ou du désir d’appartenance à la personnalisation, il n’y a qu’un pas. Le tatouage offre la possibilité de se différencier. « Il s’agit d’une démarche individuelle et personnelle », affirme Soraya, pétillante jeune femme dans sa vingtaine, qui a fait son premier tatouage à treize ans. Une fleur hawaïenne sur le pied, bâclée et qu’elle a dû retravailler dix ans plus tard lors d’un séjour à New York. Younes, lui, a fait son premier tatouage sur un coup de tête à Los Angeles, « juste pour le fun ».

Il n’est pas rare d’ailleurs que les tatouages, du moins les premiers, soient réalisés à un moment clé de la vie. Rupture, décès, rencontre amoureuse…

Dans sa vingtaine, il se retrouve avec un A cerclé, symbole anarchiste sur le corps, « totalement insignifiant mais très rigolo« , ajoute-t-il. Un « délire de jeunesse » qui s’est transformé peu à peu en rite de passage pour tous les deux. « Chacun de mes tatouages – il en a trois actuellement – ont désormais du sens et symbolisent ma personnalité« , explique Younes. Une façon d’avoir la « mémoire dans la peau« , selon Soraya dont les tatouages, très réfléchis, « sont les reflets de moments marquants, des vestiges d’époques« . Il n’est pas rare d’ailleurs que les tatouages, du moins les premiers, soient réalisés à un moment clé de la vie. Rupture, décès, rencontre amoureuse… « J’avais vécu une histoire démente, une épopée à Paris. Trop exceptionnelle pour ne pas être écrite« , confie Soraya quand on lui demande de parler du contexte de ses tatouages.

Soraya porte à jamais sur la peau des moments marquants de sa vie. Crédit: Hassan Ouazzani.

Younes lui se souvient que son plus gros tatouage est apparu peu de temps après une séparation. Il s’est apposé sur le torse l’acronyme d’un dicton dont il a fait son mantra. Mehdi,  brun ténébreux beau gosse, lui fait la synthèse : se faire tatouer fut « vécu comme une prise de liberté, une étape symbolique dans ma vie, l’apport d’un sens à mon corps et d’un support à mon identité« .  Au final, les tatoués sont comme des livres. Certains, ouverts, exhibent des messages éloquents. D’autres, à la lisière du journal intime, cachent ou révèlent à leur guise des motifs plus énigmatiques. Mehdi est un de ceux-là. à propos de l’attrape-songes qui lui couvre le haut du dos, il dit : « Bien évidemment il y a un message … de l’ordre du privé« . Chacun, en tout cas, concède apprécier de pouvoir « se lire » soi-même, retracer son évolution, se personnaliser et prendre le contrôle de son propre corps, « le rendre plus signifiant » comme le dit Mehdi.

Mehdi reste mystérieux quant à la signification qu’il donne à son tatouage. Crédit: Hassan Ouazzani.

Quant au regard de l’autre, mieux vaut l’assumer lorsqu’on s’encre la peau. Alors qu’elle a mis du temps avant d’oser l’irréversible, Farah a préféré le cacher à son père, par peur d’une réaction négative. « Un jour, il m’a demandé de lui passer le sel. La manche de mon pull s’est relevée et a révélé mon tatouage« , se souvient-elle. Le patriarche ne cache pas son mécontentement mais confie à ses petits-enfants qu’il trouve beau le tatouage de leur maman…  Beaucoup préfèrent se faire tatouer sur des parties du corps faciles à dissimuler.

Les regards dépréciateurs ou admiratifs participent sûrement aussi d’une quête de différenciation. Le tatoué se rend encore plus unique et singulier.

« Je préfère pouvoir le cacher à qui je veux. C’est une partie de moi certes, mais je n’ai pas envie qu’elle prenne le pas ou qu’elle me prive de rencontres », concède Jibril dont les deux flancs sont en partie encrés. Beaux-parents, employeurs… il peut s’avérer pratique de pouvoir cacher cette passion. à moins que l’on soit, comme Hoofer, très détaché de la question, lui qui « se fout du point de vue des autres à ce sujet« . Quant à la vie intime… « Les filles trouvent ça plutôt sexy« , blague Younes. Les regards dépréciateurs ou admiratifs participent sûrement aussi d’une quête de différenciation. Le tatoué se rend encore plus unique et singulier.

Tatoo wild ou tatoo pro ?

Hasard ou pas, Farah, Younes, Hoofer, Soraya et Jibril ont été tatoués à l’étranger. États-Unis, France, Turquie… c’est que, dans le royaume, jusqu’à 2014, la profession de tatoueur n’existait tout simplement pas, du moins officiellement. Julien, un Français de 32 ans, a ouvert en juin 2014 Marrakech Ink, le premier salon de tatouage enregistré en tant que tel dans la ville ocre. Pour ce faire, il a dû plaider auprès du tribunal de commerce l’intérêt des clients. « J’ai mis deux mois à convaincre le juge, lui faire comprendre qu’il vaut mieux se faire tatouer dans un salon propre, qui a pignon sur rue, qui peut être contrôlé… », raconte-t-il. Jusqu’ici, les salons de tatouage étaient enregistrés de diverses manières, souvent comme salons de beauté.

De nombreux amateurs tatouent, parfois clope au bec, sans gants et à l’aide de machines qui ne tiennent que par la grâce du scotch.

Parmi la clientèle de Julien, pas mal de vacanciers, quelques Marocains, souvent des jeunes. Julien précise qu’on vient aussi souvent le voir pour des « covers ». C’est-à-dire pour rattraper les bourdes d’un précédent tatoueur. Si quelques-uns se débrouillent tant bien que mal parmi les dizaines de tatoueurs qui exercent, non sans respecter une pause durant le mois de ramadan, un certain nombre ne propose qu’un service… approximatif. À Casablanca, Agadir ou Marrakech, il n’est pas rare de tomber sur une cordonnerie, un « spa », ou encore une boutique dédiée à l’artisanat où l’on peut entrer et ressortir affublé d’un dessin réalisé dans des conditions précaires. De nombreux amateurs tatouent, parfois clope au bec, sans gants et à l’aide de machines qui ne tiennent que par la grâce du scotch. Un monde qui en séduit certains pour son aspect vrai et authentique et d’autres grâce à ses tarifs défiant toute concurrence. Ce qui n’est pas forcément rassurant quand on connaît les prix du matériel de tatouage : buse, aiguille, stérilisateur… Ambiance garantie donc mais risques aussi : traits qui bavent et dessins aléatoires ne sont pas rares. Sans compter pour les plus prudents, que l’univers plus policé des médecins déconseille formellement le tatouage ailleurs que dans des salons professionnels. « Moi, je ne mens pas : je ne suis pas pro, j’aime juste ça, je le fais pour qui veut. La plupart du temps, sur des gars du quartier, des amis d’amis… Et jusque-là, personne n’est venu se plaindre« , nous confie un tatoueur casablancais qui préfère rester anonyme. Et dont le tour de bras peut en dissuader plus d’un de venir présenter des doléances.

Crédit: Hassan Ouazzani.

Une pratique qui colle à la peau

Dans la classe moyenne et au-delà donc, ils sont nombreux à profiter d’un séjour à l’étranger pour se rendre dans des salons souvent plus pros ou parfois juste plus rassurants. Soraya par exemple a sauté le pas au cours de vacances en France. « Un ami me tenait la main… C’était un instant fort et inoubliable…« , se remémore-t-elle. La première fois, beaucoup de tatoués s’en souviennent bien. Et les vrais amateurs en conviennent : une première fois conduit souvent à une deuxième… puis à une troisième… Voire plus. Certains disent que c’est aussi grâce à la sensation de l’aiguille qui sillonne la chair, l’impression d’avoir les os qui vibrent, les montées de dopamine et les coulis d’encre et de sang mêlés, que le tatouage est un brin addictif. « La douleur fait partie de la vie, comme du tatouage, et c’est tant mieux », tranche Mehdi. La preuve, Younes va bientôt passer à son quatrième tatouage, Jibril à un troisième tandis que le dos de Hoofer est en plein chantier. Une fois que l’on a cédé à la tentation du tatouage, difficile de ne pas recommencer encore et encore.

Crédit: Hassan Ouazzani.

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