Abdou Diop: “Certains secteurs au Maroc sont inquiets de la demande d'adhésion à la CEDEAO”

Le 20 avril à Abidjan, le think tank Amadeus a organisé avec la CGEM une conférence sur la demande d'adhésion du Maroc à la CEDEAO. L'objectif: convaincre les acteurs ivoiriens réticents. Abdou Diop, président de la commission Afrique à la confédération patronale, nous livre son analyse des enjeux économiques sous-jacents.

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Abdou Souleye Diop saluant le président sénégalais Macky Sall lors de sa dernière visite officielle au Maroc, en juillet 2013. Crédit: DR

Après le Sénégal en mars, où les débats avaient été houleux, le think tank marocain Amadeus a poursuivi en Côte d’Ivoire sa tournée des pays de la CEDEAO, avec pour ambition de faire reculer les réticences suscitées par la candidature d’adhésion marocaine.

Allié historique du Royaume, la Côte d’Ivoire bénéficie de nombreux investissements marocains sur des projets structurants tels que la baie de Cocody, le port autonome d’Abidjan, la modernisation d’infrastructures routières et le projet CIPREL 4 de centrale thermique.

Les banques marocaines y sont également très présentes, avec 30% du marché détenu par la BCP, Attijariwafa Bank et BMCE.

Invités par le président du think tank Brahim Fassi-Fihri, les opérateurs ivoiriens brillaient justement par leur absence. Si aucun des participants au débat – essentiellement des institutionnels et universitaires – n’a directement remis en cause la légitimité de la candidature du Maroc à la CEDEAO, les quelques représentants du patronat ivoirien qui étaient présents n’ont pas manqué de souligner les nombreuses réticences suscitées par cette demande. « Comment faire comprendre aux opérateurs ivoiriens que le Maroc n’arrive pas en prédateur?« , questionne l’un d’entre eux.

Alors qu’un accord de principe pour l’adhésion du Maroc a été signé par les chefs d’Etat de la CEDEAO en juin dernier, c’est en effet au niveau des acteurs économiques, mais aussi la population, que les craintes se font entendre. Et pour cause, de l’aveu même de certains membres de la délégation marocaine, certaines entreprises du Royaume implantées en Côte d’Ivoire auraient des « comportements arrogants et hégémoniques » qui cristallisent les crispations.

Au-delà des enjeux économiques, c’est aussi la question du conflit maroco-algérien autour du Sahara qui suscite des craintes: « Ne risque-t-on pas de transposer les difficultés rencontrées par l’Union africaine sur ce sujet au sein de la CEDEAO?« , s’interrogent certains.

Mais le débat s’annonce bien plus mouvementé au Nigéria, où l’Institut Amadeus prévoit de se rendre sous peu. Ce pays protectionniste, première puissance de la CEDEAO du fait de ses réserves pétrolières, ne fait pas secret de ses grandes réserves quant à la candidature marocaine.

En off, même des participants convaincus du bien-fondé de l’adhésion du Maroc affirment que le processus pourrait être plus long que prévu, car il nécessite des études d’impacts approfondies, pays par pays et secteur par secteur, pour lever les inquiétudes.

Des inquiétudes qu’Abdou Diop, président de la commission Afrique à la CGEM, attribue à la méconnaissance des conséquences économiques concrètes d’une telle adhésion. Parfait ambassadeur de la candidature marocaine, le commissaire aux comptes sénégalais installé au Maroc de longue date incarne, par son parcours même, l’intégration régionale.

Il livre, avec le franc-parler qui le caractérise, son analyse des points de blocage de la demande d’adhésion du Maroc, tant du côté des pays de la CEDEAO que de celui des entreprises marocaines.

Abdou Diop, le 20 avril à Abidjan. Crédit : TelQuel
Abdou Diop, le 20 avril à Abidjan. Crédit : TelQuel

Telquel.ma: Lors de la conférence de l’Institut Amadeus à Abidjan, les représentants du patronat ivoirien ont souligné les réticences des entreprises de ce pays quant à la demande d’adhésion du Maroc à la CEDEAO. Y a-t-il aussi des réticences du côté des entreprises marocaines, grands groupes et PME ?

Abdou Diop : N’appelons pas cela de la réticence, mais plutôt de la méconnaissance qui crée de l’incertitude et de l’inquiétude. Certains secteurs sont inquiets de cette demande d’adhésion, car ils considèrent qu’un pays comme le Nigéria peut être menaçant. Il y a aussi des produits qui sont fabriqués par d’autres pays de la CEDEAO qui sont très prisés au Maroc, notamment le miel guinéen, malien, sénégalais. Les industries apicoles sont un peu sous l’expectative, car elles savent que ces produits peuvent concurrencer le miel marocain. Mais ces inquiétudes davantage dues à des incertitudes qu’à une vraie analyse qui montrerait un danger.

Dialoguez-vous avez vos homologues des différents pays de la CEDEAO sur ces sujets?

Oui, il y a un dialogue en continu depuis plusieurs mois. Dans le cadre des concertations avec la CGEM et les organisations patronales du Sénégal et de Côte d’Ivoire, nous avons chacun des groupes d’impulsion économique qui sont des cadres dans lesquels nous discutons de ces problématiques.

Certains points de vue sont partagés, certaines divergences ressortent également, mais nous essayons de les aplanir, afin de dégager des positions partagées que nous allons porter aux négociateurs qui vont devoir se poser demain à une table pour discuter de la mise en œuvre de l’accord de principe donné en juin 2017.

Et avec le patronat du Nigéria ?

Oui, nous avons eu beaucoup de discussions, mais il y a énormément d’organisations patronales au Nigéria. Nous discutons notamment avec l’association des chambres de commerce du Nigéria. Nous avons assisté à de nombreux forums ces trois derniers mois avec ces acteurs nigérians. Mais de ces discussions ressortent certaines positions qui expriment des craintes.

Où en est le projet de gazoduc Maroc-Nigéria? Est-ce un facteur déterminant pour la demande d’adhésion du Maroc à la CEDEAO?

Ce n’est pas un projet simple, car il implique 14 pays. Il a été lancé il y a un peu plus d’un an, les études de pré-faisabilité sont une phase très importante, car elles permettent de voir quelles sont les conditions de rentabilité, quels pays vont être totalement dans le projet, etc. Ces études sont bien avancées.

L’objectif est d’en faire un projet où tout le monde sera gagnant et cela fait partie des éléments de démonstration de ce qui peut être fait dans une CEDEAO à 16. C’est le premier projet de cette envergure impliquant autant de pays africains. C’est une belle vitrine d’intégration régionale.

Maintenant, cela ne va pas empêcher certains d’être réticents. Mais le plus important pour nous, c’est que les différents projets qu’on mène, ce gazoduc, mais aussi le grand projet de fertilisant du Nigéria entre l’OCP et le groupe Dangote, vont montrer comment le Maroc peut apporter de la valeur ajoutée dans cette intégration régionale. Cela va mettre de l’eau au moulin et faciliter l’intégration.

La faiblesse des échanges commerciaux au sein des pays de la CEDEAO est-elle un facteur de réticence de l’adhésion du Maroc dans le sens où les pays membres pourraient craindre que le Royaume s’approprie tous les marchés non exploités aujourd’hui ?

S’agissant de la faiblesse des échanges commerciaux, il faut savoir que lorsqu’on enlève le Nigéria, on arrive à plus de 20% d’échanges entre les pays de la CEDEAO. C’est le protectionnisme nigérian qui baisse le taux.

Par ailleurs, pour qu’il y ait des échanges il faut qu’il y ait des produits manufacturés. Ce taux assez faible est dû au fait que l’Afrique et la CEDEAO ne transforment pas suffisamment. Si on transformait plus, on n’importerait pas les produits manufacturés d’ailleurs.

Cela signifie qu’il faut des politiques industrielles de développement, qu’on développe des industries locales qui permettent d’échanger entre nous. Et c’est en cela que l’adhésion du Maroc représente une valeur ajoutée, car le pays est en train de structurer son industrie.

Prenons l’exemple de l’industrie de la transformation: aujourd’hui la mangue n’est pas échangée entre le Sénégal et d’autres pays de la CEDEAO, mais elle est exportée ailleurs et elle revient en jus. Les échanges ne se font pas parce qu’il n’y a pas d’industrie.

Dans une CEDEAO à 16, avec la levée des barrières douanières, aujourd’hui on importe des noix de cajou d’Inde, de la mangue du Brésil, du café de Colombie, ce sont des produits qu’on va importer de la région CEDEAO. Même si la logistique est encore chère, on va arriver par ce biais à développer les échanges intra-CEDEAO.

La faiblesse des échanges, il faut la mettre d’une part sur le dos du protectionnisme nigérian et d’autre part sur la faiblesse de la transformation industrielle. On échange plus des matières premières, notamment à des puissances occidentales qui nous les revendent transformées en produit.

Lors de la conférence, il a été question de « brebis galeuses« , ces entreprises marocaines qui viendraient asseoir une position hégémonique en Côte d’Ivoire. Que faites-vous au niveau de la CGEM pour empêcher ces comportements?

Aujourd’hui, la marque économique Maroc reste récente dans cette région, et donc fragile. Autant, lorsqu’un produit allemand tombe en panne, on va questionner l’adaptation à la région africaine, car on considère le produit allemand comme fiable.

Autant les nouvelles puissances industrielles chinoises, turques ou marocaines n’ont pas ce bénéfice du doute et c’est la marque économique du pays qui est remise en question. Cela crée un effet de contagion. Par conséquent, chaque opérateur économique marocain porte une responsabilité d’ambassadeur de la marque Maroc et doit faire attention à son comportement.

On a beau mettre en place des mécanismes de formation, de sensibilisation et de suivi de réalisation, il y a parfois des acteurs qui ne respectent pas leurs engagements et arrivent dans le pays avec arrogance, en pensant qu’ils sont en terrain conquis. C’est une réalité.

A quelles entreprises ou secteurs d’activité pensez-vous ?

Je ne peux pas vous citer de noms, et ce n’est pas propre à un secteur. Ces cas sont traités et nous effectuons une veille. Nous demandons à nos partenaires du secteur privé des différents pays de nous remonter tous les cas pour que nous puissions les adresser. Mais ne nous focalisons pas dessus, il ne faut pas que ces exceptions créent une étiquette sur ceux qui investissent, créent de l’emploi, et parfois perdent de l’argent.

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