Zakaria Boualem et les taxis

Par Réda Allali

Une petite histoire pour commencer. La scène se passe au boulevard des FAR, dans la bonne ville de Casablanca. Zakaria Boualem veut aller à Aïn Sebaâ, pour une raison qui ne regarde que lui. Détail important : il pleut.

Sans que l’on sache expliquer exactement pourquoi, la pluie génère chez nous de spectaculaires perturbations de trafic : tous les automobilistes se mettent en mode urgence, comme si une menace terrible planait sur nos têtes. Le Boualem se rend à la station de petits taxis et explique son projet à un professionnel du transport. Le type lui fait non de la tête, avec un air indigné.

Aïn Sebaâ ? Lalalalalalalala ! Ne vous y trompez pas : l’onomatopée précédente n’est pas un air musical guilleret, c’est la répétition d’une négation sans pitié. Allez savoir pourquoi, le type est presque vexé à l’idée qu’on lui propose une course vers ce quartier industriel. C’est comme ça chez nous, tout le monde a une opinion sur ce que vous devriez faire. Le Boualem s’installe au café et décide d’entrer dans la modernité. Il installe une application sur son téléphone, et commande un chauffeur pour sa destination.

L’affaire prend quelques minutes, il se sent soudain comme un citoyen du monde, c’est un sentiment plutôt agréable figurez-vous. Le véhicule se présente, et au moment où il embarque, voici le noble chauffeur de taxi qui surgit en hurlant comme un possédé. Il est armé d’un gourdin et tourne autour du 4X4 l’air menaçant. Zakaria Boualem, qui n’a pas encore perdu complètement la foi en la raison, descend et tente d’entamer un dialogue. Peine perdue. Le type qui ne voulait pas l’accompagner à Aïn Sebaâ ne veut pas non plus qu’un chauffeur venu d’une application smartphone l’accompagne à Aïn Sebaâ.

En fait, il refuse l’idée que Zakaria Boualem aille à Aïn Sebaâ, c’est une position étonnante. Pendant la discussion, le chauffeur smartphone décampe à vive allure, et notre héros se retrouve présentement avec le taximan victorieux, sous la pluie, mais toujours très loin de Aïn Sebaâ. Renonçant à ses projets de déplacement — quelque chose d’aussi mal embarqué doit être porteur de malheur —, il propose alors un café au chauffeur de taxi, histoire de le laisser déployer ses arguments sans la menace d’un gourdin. Voici donc, les amis, sans la moindre retouche, le discours de ce brave professionnel du secteur du transport. Accrochez-vous, et éloignez les enfants de ce texte : il attaque sans complexe la définition la plus communément admise du concept de logique et possède une telle charge de mauvaise foi qu’il pourrait bien être refusé par l’imprimeur.

Nous précisons également qu’il ne sera suivi d’aucun commentaire, il se suffit à lui-même. « Tu comprends, si on combat ces types-là, qui bossent avec ces applications illégales, ce n’est pas une question d’argent, ça n’a rien à voir. L’argent il vient du Bon Dieu, c’est Lui seul qui le donne et qui le reprend, et notre récompense est dans l’au-delà. Non, c’est une question de respect. Tu sais qui sont leurs clients, à ces types ? Ce ne sont pas des gens bien, comme toi, pas du tout, ce sont des débauchés. Des gars du Golfe, qui font venir des filles en pleine nuit en tripotant leurs téléphones, des gars comme ça, dégueulasses. Un type honnête, il monte dans un taxi comme tout le monde, il n’a pas de quoi avoir peur. Mais eux, ces dépravés, ils montent clandestinement dans ces véhicules banalisés pour commettre le péché, ils organisent toutes leurs soirées avec les téléphones. Ils ne pourraient jamais faire ça avec nous. Depuis qu’ils sont arrivés, la prostitution a explosé, a3oudoubillah, voilà pourquoi on se bat, on ne lâchera pas, c’est une question d’honneur« . C’est tout pour la semaine, et merci.