Ta vie en l'air- Une ville en colère

Par Fatym Layachi

Les années passent mais certaines habitudes sont immuables. Et ce couscous chez ta tante en fait partie. Il est treize heures et tu rêverais d’un rendez-vous de dernière minute ou de n’importe quoi qui puisse te fabriquer une excuse pour éviter cette réunion familiale. Tu as fait trois séances de yoga la semaine dernière, tu te sens bien. Tu n’as aucune envie de ruiner ton équilibre avec des discussions anxiogènes. Bien sûr que tu aimes le couscous et bien sûr que tu aimes ta famille, mais le mix des deux donne souvent lieu à des débats improbables pendant lesquels personne n’est d’accord et chacun est persuadé d’avoir raison. Et ce premier déjeuner de l’année ne va bien évidemment pas déroger à la règle. Tout le monde est là.

Ta mère déprime déjà, ta cousine donne de grands conseils et ton oncle vient d’arriver de la mosquée. Il n’a probablement pas trouvé le salut mais il a décroché un gros contrat. La mosquée est devenue un lieu incontournable pour le business de ton oncle qui arrive à faire des affaires n’importe où. Vous vous installez à table, chacun prend sa cuillère et est prêt à attaquer la semoule. Mais là, alors même que tu portais à ta bouche une jolie dose de raisins secs et d’oignons caramélisés, ta cousine balance nonchalamment un “vous avez vu ce qu’il se passe à Jerada ? C’est chaud non ?”. Même si tu ne connais pas grand-chose et même si tu ne comprends pas tout, tu ne peux qu’être d’accord avec elle. A moins de vivre dans une grotte sans WiFi, tu es forcément au courant qu’il se passe pas mal de choses en ce moment là-bas. Jerada pour toi, c’est une petite ville de l’Oriental. Une petite ville que tu ne sais pas placer sur une carte. Une petite ville qui ne t’a jamais interpellée. Une petite ville dont tu es bien loin.

Et aujourd’hui c’est une ville qui se révolte. Et il s’est passé quoi dans cette ville pour que ça soit devenu “chaud” dernièrement ? A Jerada, il ne se passe pas grand-chose. A Jerada, il n’y a pas grand-chose. Il y avait des mines. Mais ces mines ont cessé de fonctionner il y a plus de vingt ans et l’Etat n’a jamais pensé à la reconversion de la ville. Alors, depuis vingt ans, les gens continuent d’aller à la mine. Espérant y trouver du charbon et une vie meilleure, espérant peut-être aussi quitter Jerada à défaut de continuer d’attendre une alternative. Et ça fait des années que ça dure. Et ça fait des années que ça n’émeut plus grand monde. Mais cette fois, deux gamins sont morts. Deux frères. Une famille endeuillée, une ville en colère. Et puis ce n’est plus possible de dire qu’on ne savait pas.Des vidéos circulent, des articles sont publiés.

Toi, même si tu ne sais pas comment on a pu en arriver là, tu ne peux qu’être émue par cette tragédie aussi dramatique que triste. Ton oncle, quant à lui, est catégorique, avec sa bouche pleine et son arrogance bien en place, il a son avis sur la question : “Ces mecs sont des voleurs, ils n’avaient rien à faire dans cette mine”. Et il continue de mâchouiller le plus calmement du monde. Pire que l’état de ce pays, c’est la condescendance avec laquelle certains de tes compatriotes arrivent à trouver des justifications à des situations qui n’en ont pas. Ton oncle doit être comme beaucoup d’autres, il doit avoir peur pour sa petite position et ses petits privilèges. Bien sûr que ces gamins n’avaient rien à faire là-bas. Mais ils avaient quoi comme autre moyen de gagner leur vie ? Visiblement rien d’autre ! Et c’est la faute à qui ? Tu as beau essayer de tourner le truc dans tous les sens. C’est forcément la faute à l’Etat. Alors, tu ne sais toujours pas où situer Jerada sur une carte mais tu as bien compris que ce que réclament ses habitants n’est rien d’autre que leur dignité.