Interview: Jean Zaganiaris nous parle de littérature marocaine

Dans son livre "Parlez-moi de littérature", Jean Zaganiaris cherche à comprendre la société marocaine à partir de la façon dont elle est représentée dans la fiction. Entretien.

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Sociologue et enseignant chercheur à l’École de gouvernance et d’économie de Rabat (Université Polytechnique Mohammed VI), Jean Zaganiaris est un fin connaisseur de la littérature marocaine contemporaine. Avec son livre « Parlez-moi de littérature » (Éditions Marsam), il critique des textes littéraires en attirant l’attention sur les pratiques sociales dont parlent les écrivains marocains ou résidents au Maroc.

TelQuel.ma: La littérature marocaine contemporaine s’inscrit-elle dans la continuité ou dans la rupture par rapport à la littérature traditionnelle marocaine?

Jean Zaganiaris: Il y a à la fois continuité et rupture. La figure du père autoritaire est toujours présente depuis Le passé simple (1954) de Driss Chraibi à Morceaux de choix (2013) de Mohamed Nedali. Mais aujourd’hui, de nouvelles thématiques sont présentes comme la question de l’homosexualité que l’on retrouve dans les œuvres d’auteurs comme Rachid O ou Abdellah Taia. Ce thème est également présent dans Le dernier combat du Captain Ni’mat de Mohamed Leftah. Des romans comme Amoureuses (2013) de Siham Benchekorun, Le café des faits divers (2013) de Boutaina Azami ou bien Parlez-moi d’amour de Bahaa Trabelsiévoquent l’homosexualité féminine.

Dans quel genre littéraire versent les écrivains contemporains?

Il y a différentes approches. Tout d’abord, les romans sociaux s’inscrivant dans le cadre du monde contemporain. Je pense aux romans de Mamoun Lahbabi depuis Amours inachevées (1994) à son dernier Où aller pour être loin (2017) qui se déroule dans les années 50 et raconte une histoire d’amour entre un jeune Marocain et une Française dans le contexte des luttes pour l’Indépendance. Ces romans rendent compte de pratiques sociales avec bien souvent un travail épuré sur le style. Les noces du chacal (2014) de Dominique Nouiga, Rêves de femmes (1992) de Fatima Mernissi, La liaison (1994) de Ghita El Khayat et les romans de Souad Mekkaoui s’inscrivent dans ce registre.

Vous avez les textes qui créent des univers à partir d’un usage maîtrisé des mots et du style. Je pense notamment à Abdellah Baïda. Tout son travail dans Le dernier salto (2014) et Nom d’un chien (2016) consiste à nous immerger dans des mondes, des univers. Je pense aussi au roman de Maï-Do Hamisultane Lettres à Abel (2017) rendant compte avec émotion ce qu’il y a dans l’âme d’une mère écrivant à un enfant dont elle a perdu la garde. On pourrait citer d’autres genres plus classiques comme le roman policier, notamment avec Jean-Pierre Koffel, le roman historique avec Zakya Daoud ou le roman fantastique avec Mehdi El Kourti. Mais il y a surtout les inclassables, comme Khair-Eddine, Edmond El Malleh, Abelkébir Khatibi ou l’œuvre de Bouannani , L’Hopital (1990).

Les oeuvres des Marocains à l’étranger peuvent-elles être considérées comme faisant partie de la littérature marocaine?

Pour ma part, quand je parle de champ littéraire marocain, c’est pour rompre avec les approches culturalistes ou raciales. Je m’inscris en rupture avec ces épistémologies du « blanc occidental » et du « non-blanc occidental » qu’on voit éclore dangereusement dans le monde journalistique et universitaire, notamment en France, pour rejoindre plutôt l’approche d’Hannah Arendt insistant sur l’appartenance plurielle à un monde commun.

Je n’utiliserai pas d’ailleurs l’expression « littérature beure » qui a fait son temps et préfère parler d’auteurs pluriels, depuis Leïla Slimani et Abdellah Taïa vivant en France, de Najat Dialmy ou Touria Ouelhri vivant au Maroc, mais aussi Valérie Morales Attias, Stéphanie Gaou, Soufiane Marsni ou Reda Dalil vivant au Maroc et intervenant de par leurs livres et leurs paroles dans le champ littéraire marocain. Ils sont lus par un lectorat cosmopolite qui ne s’embarrasse pas de savoir si cette littérature est beure ou pas et préfère parfois les entre-deux, les hybridités et les métissages culturels existant dans ces ouvrages.

Quel regard portez-vous sur les pratiques sociales décrites dans les textes que vous abordez?

Je les étudie avant tout comme des pratiques existant dans des œuvres de fiction. Comme le dit la sociologue de l’art Nathalie Heinich, venue au Maroc cette année, l’enjeu n’est pas de comparer les pratiques sociales dans les romans et celles dans la réalité, et de corriger les écrivains avec la posture hautaine du sociologue qui traque les clichés et les stéréotypes.

L’intérêt d’étudier les pratiques sociales dans les différentes productions littéraires s’inscrit plutôt dans le cadre d’une objectivation des représentations. Comment est-ce qu’un écrivain parle de la société, de telle ou telle pratique sociale ? Comment représente-t-il cette société dans son œuvre de fiction ? Est-ce que ces représentations sont vraiment les siennes ? Pourquoi représenter de cette façon et pas d’une autre ? En regardant le contenu des romans et des nouvelles, en faisant des entretiens avec les auteurs et en allant assister à leurs présentations publiques, j’essaie de travailler sur cela.

En 2010, vous avez mené une recherche sur les représentations des féminités, des masculinités et des transidentités dans la littérature marocaine de langue française. Quelle est la place de la sexualité dans le champ littéraire marocain?

Elle est importante, car on la retrouve dans de nombreux romans, y compris consacrés. Je pense au Jardin de l’ogre (2014) de Leïla Slimani qui commence par une scène de fellation et que l’on trouve dans de nombreuses librairies au Maroc. Cela vaut pour le dernier roman de Taïa intitulé Celui qui est digne d’être aimé (2017), où le personnage urine entre les doigts de son partenaire en train de le masturber. Lors du Salon du livre de Paris 2017, lorsque je l’ai questionné publiquement sur ce passage, l’auteur a même reconnu qu’il y avait là une certaine dimension érotique.

On retrouve cet érotisme chez des auteurs vivant et publiant au Maroc. Je pense à la sexualité très présente, et décrite de manière crue, dans le roman de Sonia Terrab La révolution n’a pas eu lieu (2014) ou Parlez-moi d’amour de Bahaa Trabelsi.

La sexualité est très présente dans La liaison (1994) de Ghita El Khayat ou dans les romans de Leftah. Cela montre que cette opposition entre un « occident » soi-disant libéral sur la sexualité et un « monde musulman » rempli de tabous et de censure est peut-être devenue aujourd’hui totalement obsolète.

Vous consacrez un chapitre aux personnes en situation de handicap. Quelle place occupent-elles dans le paysage littéraire marocain ?

Aujourd’hui les personnes à besoins spécifiques prennent la parole et ne se laissent plus parler par les représentations misérabilistes qu’on fait d’eux. Des gens comme Jad Benhamdane, dont le livre Ma vie en marche (2015) a été réédité, ont même fait la promotion de leurs romans avec brio.

Des parents d’enfants autistes comme Badredine Aïtlekhoui et Oum Keltoum Dialmy ont également publié des textes à vocation autobiographiques, mais introduisant des éléments littéraires. La première à avoir écrit sur cette question est Halima Ben Haddou dans Aicha la rebelle en 1982.

Ces personnes ne veulent pas qu’on parle à leur place. Cela n’est pas incompatible avec un exercice de style littéraire comme l’a fait Lamia Berrada avec La reine de l’oubli (2013) ou Tahar Ben Jelloun parlant d’un enfant trisomique dans Au pays (2009).

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